La leçon d’histoire d’un prof de collège bisontin

Ancien élève de Pierre Vidal-Naquet, Fabrice Riceputi revient dans son premier livre sur la difficile réintégration dans l'histoire de France du massacre de 200 Algériens le 17 octobre 1961. Il en conclut à la nécessité d'un inventaire de plus de deux siècles de colonialisme qui marquent encore les représentations collectives. 

Fabrice Riceputi : « la France a hérité une représentation foncièrement raciste de son immigration maghrébine et africaine qui empoisonne gravement sa vie sociale et politique ». Photo Daniel Bordur

  

La Bataille d'Einaudi est le premier livre de Fabrice Riceputi. Originaire du pays de Montbéliard, il enseigne l'histoire et la géographie au collège Proudhon du quartier populaire de Palente, à Besançon. Syndicaliste, c'est une figure des manifestations bisontines et un passionné du Maghreb.

« L'enjeu, c'est la sortie du colonialisme »

Qu'est-ce qui vous a pris d'écrire ce livre ?

J'avais écrit sur mon blog un article sur Alain Finkelkraut et les Français de souche. J'ai reçu un mail de l'éditeur Le Passager clandestin m'a proposé de développer le sujet. Ça ne me passionnait pas de passer deux ans avec la compagnie de Finkelkraut, et l'éditeur, m'a répondu : pourquoi ne pas écrire alors sur les deux archivistes ? C'est par là que je suis entré dans cette histoire.
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Son livre met en perspective la façon dont La Bataille de Paris, livre publié en 1991 par Jean-Luc Einaudi, fait irruption dans l'histoire en révélant l'ampleur d'un événement que le général De Gaulle qualifia d'« inadmissible mais secondaire », le massacre de 200 Français musulmans d'Algérie le 17 octobre 1961 par des policiers parisiens sous les ordres du préfet Maurice Papon. Le chiffre exact n'a jamais été établi. Longtemps, il n'y a officiellement eu que deux morts à l'issue de violences que le pouvoir a longtemps prétendues réciproques. Elles auraient été échangées à l'occasion d'une manifestation pacifique organisée par la fédération de France du FLN en protestation du couvre-feu imposé aux Arabes. Il a depuis été avéré que les manifestants n'étaient pas armés.

Passé à travers les mailles de l'épuration après avoir été secrétaire général de la préfecture de Gironde où il signa en 1942 des ordres de déportation de 1600 juifs pour Drancy d'où ils furent envoyés à Auschwitz, Maurice Papon fut préfet de Constantine avant puis pendant la guerre d'Algérie, préfet de police de Paris, et ministre du budget de Giscard... Ce n'est donc que trente ans après, quasiment jour pour jour, qu'à l'issue d'une enquête saluée par de grands historiens, l'éducateur de la PJJProtection judiciaire de la jeunesse Jean-Luc Einaudi publia son livre en forme de procès-verbal factuel qui devait changer le regard de la société française sur le 17 octobre 1961. Le pouvoir politique, lui, reconnut du bout des lèvres qu'il s'était passé quelque chose, en 1997 puis 2012, de l'ordre du « drame » et de la « répression ».

 
Fabrice Riceputi présente son livre lors d'une soirée sur le thème « admettre les crimes coloniaux », mercredi 3 février à 19 h à la librairie Les Sandales d'Empédocle. Avec des lectures d'Yves Bourdais, débat modéré par Jean-Paul Bruckert.

Les procès Papon

Le livre est un événement, suscite la polémique, les dénégations, la gêne dans les principaux partis politiques, y compris à gauche. Il marque le début d'un processus de réintégration de l'événement dans l'histoire où le pouvoir a tout fait pour l'empêcher d'entrer. Mais en démocratie, ce n'est pas le gouvernement qui fait l'histoire, mais les historiens, fussent-ils non universitaires pour peu qu'ils soient rigoureux. Le processus est entretenu par le procès de Maurice Papon en 1997 où Einaudi sera l'unique témoin des parties civiles qui obtinrent sa condamnation pour crimes contre l'humanité. Il est relancé par un procès en diffamation que lui intente Papon l'année suivante. 

Riceputi rappelle tout cela. Le livre d'Einaudi ne sort ni du néant ni de son imagination comme le prétend par exemple le militant d'extrême-droite Alain Soral. Le 17 octobre 1961, il y a des témoins, des Français favorables à l'indépendance, des militants des droits de l'homme, des journalistes à qui le FLN a demandé d'être là. Quelques articles sortent, doutent de la version officielle, puis l'affaire se tasse. On est en pleins préparatifs des accords de paix qui seront signés cinq mois plus tard à Evian. Un horizon qui divise le sommet de l'Etat, le Premier ministre Michel Debré n'y étant pas favorable alors que le Président De Gaulle a compris que les Algériens désiraient ardemment et massivement l'indépendance.

Comment l'histoire se construit

C'est un des grands intérêts du livre de Fabrice Riceputi de mettre en perspective, non seulement le massacre lui-même et le livre d'Einaudi, mais l'histoire et la mémoire. Ou plutôt l'histoire et les mémoires. Comment une mémoire tente d'empêcher l'histoire de se faire, et ce faisant vise à nier les autres mémoires. Comment les lois sur les archives, et notamment celle de 1979 votée à l'initiative de... Maurice Papon dans l'indifférence générale, allonge les délais d'ouverture et les conditionne à l'approbation des déposants. C'est pour avoir témoigné de l'existence d'archives sur le 17 octobre 1961 que Jean-Luc Einaudi n'avait pas eu le droit de voir, lors du procès en diffamation, que deux archivistes seront ensuite entravés dans leur carrière et leur métier.

Le livre qui changea, non le cours de l'histoire, mais sa révélation au plus grand nombre.

Du coup, l'historien bisontin fait un livre sur la façon dont l'histoire se construit, comment le travail de recherche est ralenti, parfois entravé. Un numéro de la revue dirigée par Jean-Paul Sartre, Les Temps modernes, a d'ailleurs été saisie pour avoir abordé le sujet. Il dit aussi comment, non seulement sur le 17 octobre 1961 mais sur la guerre d'Algérie et même la Collaboration, les travaux les plus importants, sinon les premiers, sont le fait d'historiens ou de journalistes étrangers, notamment Britanniques et Américains.

Sous-titrant son livre Comment la mémoire du 17 octobre revint à la République, il analyse ce qu'il considère comme une sorte de consensus entre les principaux grands partis pour ne pas solder le passé colonial du pays. Il ne méconnaît pas les objections des tenants de la repentance qui ont micros et tribunes largement ouverts. Ce faisant, c'est davantage qu'un livre d'histoire qu'a commis Fabrice Riceputi, c'est un ouvrage citoyen. Il vise notamment à convaincre que la « nostalgie coloniale » est une puissante force toujours à l'œuvre dont l'état d'urgence d'aujourd'hui est un « héritage ».

« Comment croire
aux valeurs de la République
lorsque celle-ci triche
sur son passé ? »

Élève de Pierre Vidal-Naquet, Riceputi emboîte les pas de Benjamin Stora qui regrette « l'hégémonie politique de "l'anti-repentance" » qui contribue à faire de « l'héritage colonial un angle mort majeur et central dans la conscience française comme le fut longtemps Vichy ». Il en découle une « stratégie du déni » qui s'appuie sur une « tendance lourde à l'occultation du savoir ».

Dans un épilogue d'une vingtaine de pages, Riceputi argumente sur la nécessité de réaliser l'inventaire des crimes du colonialisme et élargit son propos aux massacres de Thiaroye (Sénégal, 1944), de Sétif (Algérie, 1945), Madagascar (1947-48), du Cameroun (1960), des Antilles (années 1950-60)... «Nous sommes plus que jamais confrontés à un refus obstiné d'assumer le passé pour ce qu'il fut. [Ce qui] légitime la perpétuation de l'impensé colonial dans une société française qui n'a pas véritablement fait de retour critique sur deux siècles au moins de colonialisme (...). Comment croire aux valeurs de la République lorsque celle-ci triche aussi manifestement sur son passé ? »

L'historien bisontin est persuadé que le passé agit longtemps, et encore sur le présent au point de le corrompre : « de la longue domination coloniale, la France a hérité une représentation foncièrement raciste de son immigration maghrébine et africaine qui empoisonne gravement sa vie sociale et politique (...). Dire tristement la vérité triste n'est pas se repentir, c'est dire une vérité qu'on doit à soi-même et aux autres. Ainsi vient de faire le gouvernement allemand, qui a qualifié officiellement de génocide les massacres commis entre 1904 et 1908 par son armée dans l'actuelle Namibie. Et la vérité n'a pas besoin des contreparties sempiternellement exigées du FLN et de l'État algérien. Le fait que ces derniers manquant aussi de transparence sur leur propre histoire ne justifie en rien que la France continue à tricher sur la sienne ».

 

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