Thierry et le ris de veau

A l'occasion du 16e festival des littératures noires et sociales Pas Sérial s'abstenir, ce week-end à Besançon, Michèle Tatu s'est bien amusée. Elle a troqué la chronique cinéma pour l'écriture d'une nouvelle. On ne naît pas tous sous une bonne étoile. La mienne scintille peu. Une vie ordinaire. Sans plus. Si seulement… Encore un matin. Le mistral tape comme un sourd contre les volets. La mer scintille comme un couteau. Marseille s’éveille dans un grondement de voitures.

On ne naît pas tous sous une bonne étoile. La mienne scintille peu. Une vie ordinaire. Sans plus. Si seulement…
Encore un matin. Le mistral tape comme un sourd contre les volets. La mer scintille comme un couteau. Marseille s’éveille dans un grondement de voitures.
Je me lève de bonne heure. Une douche sommaire. J’enfile un jean élimé. Des reeboks usées. Un tee-shirt « droit au but » de l’OM. Ma gourmette. La bialetti glougloute. Je balance les canettes dans un sac poubelle, chasse les miettes et m’installe devant mon café chaud et un reste de quignon de pain. Je me hâte. Je sors ma mallette en simili du placard en prenant soin de ne pas être vu. On ne sait jamais. J’entonne Marcia Baila des Rita Mitsouko.  J’ai une voix d’aigrette ce matin. Je prends mon sac à dos et y fourre  quelques objets : mon cellulaire première génération, mon billet de train, un pull, Kway…
Je sors. Le mistral  me pique les yeux. Le soleil danse dans le flot incessant des bagnoles. Coups de klaxon. Dépassements illicites. Stationnements en double file. La ville tentaculaire explose comme chaque matin entre les camions d’ordures et la voirie qui nettoie. 
Cour Belsunce s’ébroue comme un arbre après l’orage. Dans un bar, Khaled chante à tue-tête. Une odeur de thé à la menthe et de diesel chatouille mes narines. Les chiens promènent leurs maîtres. Les grilles des boutiques s’ouvrent sur des monceaux de fringues. Mon portable sonne. C’est Joe.
- Ton rendez-vous c’est au Bar du Jura à 19h. Un type aux yeux bleus. La tempe grisonnante. Il t’attend avec la livraison.
- Son âge ? 
- Tu t’en fous. Tu livres la camelote. Point barre. Tu fais le boulot. On ne te demande rien d’autre. Pas de temps à perdre.
Il me prend pour une brêle. Un jour je me la coulerai douce. Je me trouverai une femme et adieu la bricole. J’arrive à la gare et me poste devant le  tableau des annonces des voies. Le cliquetis des plaques volètent à tuperzingue. Une voix féminine sirupeuse annonce « Le train au départ de la gare Saint Charles en direction de Besançon aura quelques minutes de retard ». Des moufflets hurlent sur le quai. Un couple tire la tronche. Un ado encapuchonné  tripatouille son mobile. Une blonde pulpeuse gamberge un max dans une minijupe serrée. Elle ne porte pas de soutien gorge. Ses seins sont gorgés de soleil comme les melons de Cavaillon. 
Je la mate tranquillement. Après tout puisqu’il reste du temps…
La rame arrive. Un essaim d’êtres humains se jette dans les wagons. Les enfants piaillent comme des moineaux. Les adultes empesés traînent leurs valises à roulettes.
Le TGV glisse dans le paysage comme un millepatte sur une salade. La vitesse en plus. Mes paupières tombent. Je veille sur ma mallette comme un homme jaloux. Un type me toise. Je le surveille du coin de l’œil. Que me veut-il ? Je feins de l’ignorer et plonge dans ma rêverie. La gare d’Avignon gesticule comme un insecte en ferraille au bord de la voie. Le soleil tape contre la vitre. Un homme téléphone. Il parle à voix haute. « Allo chérie, tu viens me chercher à la gare de Valence. Je t’aime ». Puis il appelle sa maîtresse, évoque sa douce compagnie en bord de mer et termine par un « Je t’aime tellement ». Un tel ment. L’autre dit la vérité. Ainsi va la vie. De toute façon les hommes mariés ne quittent jamais leurs femmes : ce sont elles qui s’en vont !
La contrôleuse arrive. Yeux verts. Pommettes saillantes.
Valence. Une autre gare en rase campagne.
Le TGV file vers Lyon. Arrêt à Perrache. J’attends ma correspondance. Un sandwich au saucisson et une 1664. Ma mallette sur la banquette. Pas envie de me la faire chourer. Tuer le temps en attendant le Corail. Changement de décor et de paysage. Le ciel vire au gris. Les arbres verts défilent à toute allure en sens inverse.
Lons-le-Saunier. Une publicité de «La vache qui rit» avec ses boucles d’oreille. Son air con de vache folle.
Les vignobles accrochés comme des amants aux doigts noueux à des monticules de terre.
Le train tourne autour de la Saline d’Arc-et-Senans. Un demi-cercle presque parfait. Des champs de tournesols. La beauté telle qu’on l’imagine quand on vit ailleurs et qu’on ne connaît pas.
Les petits patelins. Les clochers dans la lumière épaisse.
«Le train arrive en gare de Besançon Viotte. Veuillez ne pas descendre en marche et prendre soin de ne pas oublier vos affaires», annonce une voix masculine au fort accent Suisse.
Il fait un temps de novembre. J’enfile mon pull à la hâte. Mon  Kway de chez Décathlon.
La ville est en morceaux. Des panneaux partout. Des tranchées pour le tram. Des embouteillages.
Je descends par le quartier Battant. Une odeur de Kebab côté rue, et, côté cour, de la rénovation pour bobos. Un pont en travaux déchire la ville. Une balafre dans le patrimoine de l’UNESCO. Je cherche la Place du Jura.  «Prenez le tournant en épingle», on me dit.
Des banderoles vertes et jaunes annoncent un marché bio. Des étals multicolores. Miel, fromages et légumes. Des cosmétiques aussi. Une belle femme rousse vend des bouquets de fleurs des champs. Sous un Vitabri des jeunes gens secouent la poussière des idées reçues. Une fanfare déambule. De beaux éclats de couleur au milieu d’une ville émiettée. J’ai envie de «chanter sous la pluie».
Une porte s’ouvre. Je me prends un seau d’eau en plein visage. Le coiffeur s’excuse. C’est jour de ménage. Il rentre aussitôt dans sa boutique.
Bar du Jura. L’enseigne clignote. Un boucher coupe la rue avec un plateau de travers de porc. Il me regarde de biais. Il s’accoude au zinc avec son grand tablier et sa mine de bon vivant. Quelque chose me dit que la vie vaut d’être vécue. J’espère que la mallette ne contient pas un beretta, de la coke ou que sais-je encore ?
Le tenancier a l’air sérieux. La fille (sa femme ?) est jolie. Quelques rares assoiffés papotent. Une blonde lascive liposucée jusqu’à la moelle. Quelqu’un crie « Babass tu paies un coup ? ». L’homme s’exécute.
Deux yeux d’azur se plantent dans les miens. Je m’approche. J’ai hâte de me débarrasser de la mallette. 
- Thierry Loup je dis ? Il opine du chef. 
- Je lui tends la main. J’ajoute : Fred Lacassure de Marseille… 
- Deux ris de veau il crie…
- Fais-voir la mallette. Je tremble. Il l’ouvre. Des polars s’éparpillent sur la table : Serge Scotto, Jean Contrucci, Jean-Luc Luciani, André Fortin…
- Et deux Bourgueil il ajoute…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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