Signe des temps

Mai 2074. Léo, 20 ans, est refugié, seul, depuis une semaine dans une maison abandonnée où il découvre des disques vynile... La troisième guerre mondiale a commencé. Il entame la lecture du carnet intime de Barbara, adolescente dans les années 1980...

Factuel publie une troisième nouvelle, inédite, de l'auteure jurassienne...

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« Il suffira d’un signe », Jean Jacques Goldman, « Mise au point », Jacky Quartz, « L’aventurier », Indochine, « Mistral gagnant », Renaud…une montagne de disques vinyle, de vraies reliques. Il était tombé sur ce trésor voilà plusieurs jours. Des disques vinyle, il en avait déjà vu une fois dans un musée avec ses parents. Au début il ne savait pas exactement comment ça fonctionnait, puis avec l’appareil étrange il avait écouté cette musique venue d’un autre temps.

Il, c’est Léo, il a vingt ans. Il se cache dans cette maison, tout en haut, dans ce qui devait être une chambre. Au fond dans les grands placards en bois sous le toit, c’est là qu’il passe ses journées, la nuit il essaye de trouver à manger. Bientôt une semaine qu’il est seul ici. A côté des disques, Léo a trouvé un carnet, celui d’une adolescente dans les années mille neuf cent quatre vingts. Près d’un siècle les sépare. Elle s’appelait Barbara, elle écrivait alors :

Mon cher carnet,

Je suis trop contente, Mitterand a gagné, il va abolir la peine de mort. Notre monde va devenir plus juste, c’est formidable. Mon père dit que je suis bien naïve, qu’il ne faut rien attendre des politiciens. Les adultes m’énervent, toujours à briser nos rêves. C’est pas parce qu’ils s’ennuient dans leurs petites vies sans surprises qu’ils doivent ternir nos envies. Ils sont complètement anesthésiés, résignés, j’espère ne pas devenir comme eux. J’ai quinze ans, j’aime la musique, mes parents détestent les chanteurs actuels. Les vacances arrivent, on va passer nos journées au bord de la rivière. J’espère qu’il y aura des garçons au camping, comme l’été dernier. A la rentrée prochaine je vais au lycée, vivement. En ce moment je lis « Le journal d’Anne Frank », je pleure souvent en pensant à elle, à cette période, comment cela a- t-il pu arriver ? Enfin les hommes en ont tiré la leçon, la France est un pays pacifiste, un pays de droits. Je suis heureuse d’être née ici et maintenant.

Le monde a basculé, troisième conflit mondial, Léo pense qu’une bonne partie de l’humanité a disparu. Il ne sait pas ce que sont devenus les siens, certains sont peut-être en vie, ailleurs. Il ne sait plus trop comment il est arrivé dans ce village déserté. Il n’ose pas se montrer. Dehors la poussière a envahi la campagne. Qui aurait pu imaginer pareille destinée pour la planète ? Ses ancêtres avaient connu les tranchées puis la Shoah. « Plus jamais ça » avait été érigé au fronton de toutes les démocraties. La guerre c’était pour les autres, c’est ailleurs que l’on allait combattre. Léo erre dans la maison vide. Il y a très peu de bruits dehors. Il pourrait peut-être sortir un peu, essayer de trouver d’autres survivants comme lui. Mais il a peur, peur de tomber sur des ennemis, peur de l’air qu’il respirerait. Non il préfère rester là. Et puis il a hâte d’en savoir plus sur Barbara.

Mon cher carnet,

Je suis amoureuse, c’est merveilleux. Il a seize ans, il est en vacances ici pour un camp. Avec mes copines je passe un super mois de juillet. Levée à onze heures, l’après-midi au bord de l’eau et les soirées autour d’un feu de camp. Ma mère râle un peu, elle dit que je pourrais réviser pour mon entrée en seconde et l‘aider davantage le matin. Elle veut me faire prendre des cours de maths, c’est vrai que je suis assez mauvaise dans cette matière mais j’aime vraiment pas ça. Mon truc, c’est les livres. Ça agace ma petite sœur quand je lis dans ma chambre, elle aimerait que je joue davantage avec elle. Alors elle fait du bruit, met la musique à fond…souvent je ne lui résiste pas. Je l’adore ma petite sœur, même si j’aurais préféré un frère, j’ai déjà une sœur aînée. Là je lis le témoignage d’une jeune fille qui se prostitue pour acheter sa drogue. Elle a le même âge que moi.

Léo repense à avant. Comment le monde a-t-il pu basculer ? Il se souvient des paroles de ses parents qui disaient : « Ça va mal finir, on ne peut pas regarder le reste de la planète s’entretuer. Et puis la crise dure depuis trop longtemps, il va bien falloir que ça éclate ». Peu à peu les conflits se sont rapprochés puis un jour l’Europe entière s’est embrasée. Après, tout devient sombre dans son esprit, tout est allé si vite. Il menait une vie tranquille et studieuse. En deuxième année de médecine, il avait rencontré Claire depuis quelques mois. Léo sent une bouffée d’angoisse l’envahir. Il voit Claire lui sourire puis disparaître peu après.  Ça lui arrache les tripes. Il doit se ressaisir, il doit vivre. Il va retourner dans l’univers de Barbara, ça l’apaise.

Mon cher carnet,

Je suis malheureuse, triste vraiment triste. Hier dans mon village une petite fille de dix-huit mois est morte. Sa maman l’a retrouvée inanimée après la sieste. Sur la table, le goûter de la petite était prêt, quelques biscuits et une compote soigneusement préparée par sa mère. J’imagine quelle aurait été la suite de leur journée. Le temps est doux, on est en avril. Sans doute seraient- elles allées se promener, dire bonjour aux chevaux de la ferme juste à côté. Un peu avant la maman aurait fait de gros baisers à la petite encore toute engourdie par le sommeil. Des petits mots tendres auraient été murmurés. Puis la soirée se serait paisiblement étirée autour du repas avec papa et le grand frère. Mais à quinze heures quarante-cinq le temps s’est arrêté dans cette maison, et rien ne sera jamais plus comme avant. Je pense à cette famille, à ce petit corps privé de chaleur et je pleure. Je vivais dans ma bulle, à l’écart des tracas du monde. L’inacceptable vient de frapper non loin de là et je suis littéralement saisie. Je prends conscience de la mort bien tardivement en ce jour d’avril. La nature est belle et c’est encore plus triste, personne ne devrait mourir alors que les fleurs poussent, encore moins un enfant. J’écris tout ça mais ne le partage avec personne. Mes parents ne sont pas du genre à s’épancher, plutôt du genre taiseux dans la famille. Et puis, c’est pas chez moi que le malheur est arrivé, ma douleur est-elle légitime ? Alors pourquoi ce profond sentiment de solitude ! Ces mots sur le papier me font du bien, et puis personne ne les lira.

Voilà qui n’arrange pas la mélancolie de Léo. C’est le premier passage sombre du carnet. Il se trouve bien naïf d’avoir pu penser que la jeune fille n’avait pas connu de blessures. Comme si l’homme pouvait ne pas être traversé d’états d’âme et d’épreuves. Léo se rappelle le regard qu’il portait sur la vie il y a peu de temps. Il regardait l’état du monde se dégrader mais se sentait peu concerné. Il se croyait à l’abri et privilégié. Un père notaire, une mère enseignante et deux petits frères jumeaux, encombrants mais adorables. Il pensait très fermement qu’il ne connaîtrait jamais la misère. La guerre c’était sur les écrans, dans de lointains pays. Il avait longuement hésité entre des études de droit ou de médecine. Le métier d’avocat le faisait rêver mais il avait une vision trop pure de la justice pour s’y sentir à sa place. En fac de médecine, il avait travaillé d’arrache-pied pour passer le cap de la première année, il avait passé des nuits blanches, perdu du poids mais brillamment réussi. Il envisageait une spécialisation en psychiatrie : l’étude du cerveau humain le passionnait.

Mon cher carnet,

Aujourd’hui j’ai envie de traiter le sujet de rédaction du cours de français de ma petite sœur. Il s’agissait de « décrire un mur ». J’ai choisi de parler de ma chambre, c’est mon cocon, j’y passe beaucoup de temps et m’y sens en sécurité. C’est tellement important qu’écrire à ce propos me paraît tout naturel. J’imagine quelqu’un lisant ce passage avec un brin de moquerie dans le regard : « En quoi son mur devrait-il nous intéresser ? ».

Il vous faut d’abord imaginer la pièce : C’est une chambre à coucher, moquette vieux rose, grand lit en bois avec son couvre-lit bon marché acheté à la foire le second mardi du mois.

Cette pièce est mansardée, il faut se pencher pour arriver à son extrémité, une table, un fauteuil en osier, quelques posters au mur, une fenêtre petits carreaux.

Mais revenons à notre sujet initial.

Ce mur ne donne pas sur l’extérieur, ce n’est pas un mur offert aux courants d’air ni aux caprices du temps, c’est un mur tranquille bien au chaud.

Si vous êtes sur le lit il vous faut tourner la tête, regarder à gauche pour l’apercevoir.

Entré dans la chambre, vous le rencontrez forcément puisqu’il soutient la porte.

Ce mur est, dirons nous à part, il n’est pas comme tous les autres, ni de pierre ni de béton.

Ce n’est pas un mur vain, il sépare deux domaines, deux refuges. De plus c’est un mur qui a de la veine puisqu’il est en bois.

Je vous entends rire sous cape en vous moquant de mon semblant de mur. Traverser ce mur c’est passer de l’une à l’autre, moi l’aînée et elle ma petite sœur. Je dois obligatoirement pénétrer dans sa chambre pour franchir la mienne, elle pour pénétrer chez moi doit y être invitée !

Ce mur possède bien des recoins, deux tiroirs, une penderie, des étagères.

Chacune disposant de l’un ou l’autre des éléments et protégeant ainsi ses trésors.

L’histoire d’un mur peinard en somme, un mur heureux.

Léo est content d’en apprendre un peu plus sur cette maison. Il se trouve précisément dans la chambre de Barbara, le mur dont elle parle il en voit les vestiges depuis son refuge sous la mansarde. Il ferme les yeux et tente de remettre les meubles en place, il peut sentir la moquette sous ses pieds. Le couvre-lit… il a du mal à le visualiser, on ne met plus ce genre de chose sur un lit. Elle parle de foire, elles ont également disparu, tous les achats se faisaient par correspondance. Ça et là quelques nostalgiques tentaient bien de remettre ce genre de manifestation à l’honneur. Léo parvient à entendre le rire des deux sœurs, il ne connaît pas le prénom de la petite. Il les imagine heureuses et souhaite ne pas leur découvrir un destin tragique en poursuivant la lecture du journal. Il se demande s’il ne commence pas à perdre un peu la tête à vivre ainsi avec des fantômes. Il perd la notion du temps, il a arrêté de compter les nuits. Peut-être bien dix jours qu’il est ici. Les réserves alimentaires s’épuisent. Il mange très peu. Entre le journal intime et la musique il s’est créé un petit monde. Il aime beaucoup les chansons qu’elle écoutait. Les rythmes sont joyeux, les paroles variées, sombres, engagées ou très légères. En écoutant les chansons il rencontre des poètes. Une le touche tout particulièrement : « Mistral gagnant ». Le texte est tout simplement beau. Comme Barbara il pense qu’écrire une telle merveille relève d’un instant de grâce, il aurait aimé Barbara, c’est sûr ! Et cela le rend secrètement heureux.

Mon cher carnet,

Ce soir en rentrant du lycée j’ai bien vu que quelque chose n’allait pas. Ma mère avait beau accrocher un sourire et faire comme si, je l’ai vite questionnée. Elle nous dit qu’elle a eu des nouvelles de leurs amis Fred et Marie-Lise ; Victor, leur petit garçon de neuf ans a un cancer. Tout est devenu flou dans ma tête, Victor, le petit garçon qu’on a vu naître. Nous partions tous les ans en vacances ensemble, je lui ai raconté des tas d’histoires. A nouveau quelque chose en moi se casse. Les médecins ne se prononcent pas sur les chances de guérison, le parcours de soins sera long. Moi qui ne crois pas en Dieu, malgré mes années de catéchisme forcé, prie secrètement pour qu’il s’en sorte. Je regarde par la fenêtre de ma chambre, le soleil couchant sur la forêt est flamboyant. Je veux y voir un message d’espoir. Je me persuade de la guérison de Victor et me fais la promesse d’avoir une pensée positive tous les jours pour ce gamin.

Léo se dirige vers la fenêtre, la forêt dont parle Barbara est bien là, au loin. Aujourd’hui le soleil ne brille plus. Quand les conflits se sont généralisés un peu partout dans le monde, Léo a continué pendant un temps à vivre normalement. Il habitait un coin de Province, il se pensait encore épargné. Avec Claire ils se voyaient tous les jours, elle faisait des études de lettres dans la même ville que lui. Le week-end il retrouvait ses parents, ses petits frères étaient ravis de son retour. Et puis il y a eu ce vendredi. Claire venait de lui adresser un petit signe depuis le bus quand des explosions ont retenti un peu partout. Une épaisse fumée noire a envahi la ville, le bus a explosé quelques minutes plus tard. Les gens couraient de tous côtés. Quand Léo a arrêté sa course, il n’a su que faire. L’air devenait irrespirable. Il a continué à marcher puis a trouvé une voiture. Son téléphone portable ne fonctionnait plus, impossible de joindre quiconque. Il a voulu gagner le village de ses parents mais la route était coupée à plusieurs reprises. Des personnes ont fait route avec lui puis le groupe s’est dispersé, chacun ayant une idée différente sur la poursuite à donner à sa fuite. Léo tentait de se rendre dans la région de ses grands-parents quand il s’est arrêté au pied de cette maison, il n’avait plus de batterie et rien pour recharger le véhicule électrique.

Mon cher carnet,

J’ai mon bac, waouh. A moi la grande ville l’année prochaine, je vais vivre en appartement avec une copine et suis inscrite en fac de lettres. Je suis un peu déçue par l’attitude de mon père, même pas de félicitations. Je sais qu’il est fier de moi mais jamais il ne le dira. Il faut dire que chez moi c’est un peu comme dans la chanson de Brel : « Faut vous dire Monsieur que chez ces gens là, on n’cause pas Monsieur, on n’cause pas ! ». C’est pénible cette retenue des sentiments, je ne me sens pas armée pour affronter la vie adulte. Mes parents m’aiment, idem pour mes sœurs mais chacun croit préserver l’autre en ne disant rien de ce qu’il ressent. Enfin pour l’heure je profite de ma petite victoire. Cet été je vais encadrer une colonie de vacances puis partir dans le sud avec une amie. Son beau-père possède un appartement en bord de mer. Alors je savoure ma chance, le sérieux viendra plus tard.

Barbara accompagne Léo dans sa retraite forcée. Il s’accroche à cette jeune fille d’autrefois, ses pensées fraîches d’adolescente bercent ses journées. Il plonge souvent dans son univers et se fait une vision plus précise de qui elle était. Il aime particulièrement le passage où elle évoque le repas du dimanche chez ses grands parents. Tout semblait si simple et paisible. Le monde actuel était un monde pressé, il se rend compte qu’il en parle déjà au passé, ça lui fait peur. Pour échapper à ses pensées sombres, il va rejoindre Barbara chez ses grands-parents pour le repas dominical.

Mon cher carnet,

Quelle erreur, je m’aperçois que je n’ai rien écrit au sujet de mes grands-parents, et pourtant ils sont tellement importants. Il y a un rituel dans la famille, repas tous les dimanches midi chez les parents de ma mère. Un peu avant midi, mes sœurs et moi nous entassons à l’arrière de la simca. Mon père au volant reproche à ma mère cette obligation dominicale. Il ne tardera pas à allumer une gauloise, on s’empressera d’ouvrir les fenêtres ; même par temps de grand froid, tout vaut mieux que cette insupportable odeur. Vingt minutes plus tard nous débarquons, un peu nauséeuses, mais très vite réconfortées par le sourire de mamie Laurette dont le visage s’illumine à chacune de nos arrivées. Invariablement elle se trouve devant la gazinière, remuant amoureusement le lapin à la moutarde préparé dès le lever, rajoutant une pincée de sel à la purée maison. Ma petite sœur ne mangera pas de viande, elle se refuse à manger les petites bêtes. Moi, je ne fais pas le lien entre le lapin caressé maintes fois et celui que je déguste. Et surtout, j’adore le moment où mon grand-père fait mine de prendre le morceau entier de foie alors que c’est celui que je préfère, et que nous avons coutume de partager. L’ennui commence peu après le repas, les adultes parlent fort, on s’évade, la pièce devient floue, les voix s’éloignent et dans nos têtes d’enfant des récits se racontent. Soudain l’une de nous trois a une idée, on va jouer à sauter sur les carrelages de la cuisine ; il s’agit de ne pas marcher sur les carreaux blancs, seuls les rouges sont autorisés. Ensuite on ira donner de l’herbe aux lapins. Je regrette déjà ces moments. Je me demande si les enfants de demain connaîtront ces plaisirs là. Ici, on imagine le futur comme dans un roman de science fiction.

Léo n’a jamais joué à sauter sur le carrelage de la maison mais il voudrait rassurer Barbara, le sourire d’une mamie qui accueille sa famille reste le même. Il se dit que ce qui a manqué aux enfants de sa génération est sans doute l’ennui. Léo est dans un état indescriptible. Il sent ses forces le quitter, pressent que plus tard est un espoir vain mais curieusement il ne s’est jamais senti aussi vivant. Il s’agit plutôt d’un état de conscience, une sorte d’acuité de l’existence, le sentiment de toucher à son être profond. Prenait-on assez le temps de vivre ? Avait-il connu ses parents autrement que préoccupés ? N’avaient-ils pas trop souvent répondu aux diktats de la société ? Le père de Barbara fumait dans sa voiture, allumer une clope dans son salon est aujourd’hui interdit. Le libre arbitre serait-il devenu un vague concept archaïque? Entre Barbara et lui, quand le monde a-t-il dérapé ? L’impensable est arrivé, Léo a fait cette rencontre improbable, les mots et la musique demeurent, aucune guerre n’aura raison de ça !

Soudain une idée bien farfelue est venue le hanter, il va écrire une lettre à Barbara, il a trouvé le reste d’un crayon de papier. Il se dit que quelque chose les relie maintenant, leurs consciences sont mêlées, il imagine le regard de ses amis le regardant écrire à une morte, cette pensée le fait sourire.

Très chère Barbara,

Tout d’abord je me dois de vous adresser un grand merci. Grace à vous mon attente ici est devenue supportable. J’éprouve même un curieux plaisir à vous retrouver à tout moment. Cette rencontre me fait du bien, sans doute serais-je déjà mort sans vous. J’ai pleuré avec vous à certains passages mais le plus souvent je vous envie, votre époque ressemble à une rivière insouciante. Je ne sais pas si vous saisissez l’idée ? Je ne dis pas cela pour que vous ayez pitié, j’ai connu moi aussi des jours heureux, mais tout a été anéanti. Je préfère ne pas vous en dire plus de peur d’assombrir votre repos. Je me dois également de vous présenter des excuses, je suis entré dans votre intimité sans y être invité. Je nourris secrètement l’idée un peu présomptueuse et folle que tout cela a été soigneusement caché pour que je parvienne jusqu’à vous. D’autres habitants ont dû vivre ici après vous, alors pourquoi seules ces traces de vous ont subsisté ? Certains verront là un simple hasard, je préfère parler de signe ou de destins croisés. Je ne sais pas qui vous êtes devenue plus tard, j’espère tout simplement que votre existence aura été douce. Je n’ai pas trouvé de photo de vous, je vous imagine brune et souriante, et jeune … éternellement jeune ! Je pense qu’il va me falloir quitter votre maison pour tenter de retrouver mes semblables.

Mes plus tendres pensées vous accompagnent.

Léo (Mai 2074).

En parcourant la lettre, Léo se dit qu’il a pris un ton bien solennel, sans doute une question de respect dû à l’époque passée.

Depuis quelques jours Léo n’est plus seul, un gros chat tigré est venu trouver refuge à ses côtés. Il semble ne pas avoir souffert de privations, les souris auraient-elles survécu au chaos ? Léo l’a surnommé  Parenthèse, il trouve ce mot joli et plein d’espoir. Une parenthèse ça se referme, c’est un entre deux. Il pense que Parenthèse  ne va pas rester près de lui, il a sûrement mieux à faire qu’à se terrer auprès d’un arbre mort. C’est ainsi que Léo qualifie son corps, un arbre qui aurait perdu sa sève, privé de carburant et de lumière. Il s’affaiblit, il ne trouve plus rien à manger et l’eau qu’il boit doit être contaminée. Il souffre de maux de ventre, il a peur parfois et froid. Parenthèse est resté, ils dorment beaucoup tous les deux, le matou fait tout son possible pour se rendre utile, il se dit que ses ronronnements doivent apaiser l’humain. C’était comme ça dans la famille où il vivait avant et tout le monde semblait satisfait de ses services. Léo est content de la présence du chat, sa chaleur lui fait du bien. Des images lui reviennent vaguement, le dernier noël en famille et l’émerveillement de ses petits frères devant la naissance des chatons. Entre deux phases de sommeil, il voit les petites bouilles rondes des jumeaux lui sourire, y’aura-t-il un après pour eux ? Il doit faire des efforts pour rester conscient. Le carnet de Barbara est resté ouvert, il reprendra sa lecture plus tard. Ce matin il a trouvé le texte d’un certain Jacques Prévert, il commence ainsi : Rappelle toi Barbara…, c’est sans doute pour ça que la jeune fille le conservait précieusement. C’est magnifique et intemporel. Les mots résonnent dans sa tête.

Oh Barbara
Quelle connerie la guerre

Mais ce n'est plus pareil et tout est abîmé
C'est une pluie de deuil terrible et désolée
Ce n'est même plus l'orage

De fer d'acier de sang.

Léo s’endort, peut-être même qu’il meurt, une larme sur le poème versée.

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