« Si je n’avais pas été écrivaine, j’aurais été serial killeuse »

Ce que ça fait de tuer, (Éditions La manufacture de livres) de Serena Gentilhomme, relate un fait divers qui s'est déroulé à Rome en 2016. Après Circeo, Serena Gentilhomme continue d'explorer certaines facettes très noires de la ville de Rome, et de notre humanité. Dans l'entretien qu'elle a accordé à Factuel.info, la romancière née à Florence et vivant à Besançon, raconte son itinéraire littéraire, fortement imprégné par la lecture de Dante Alighieri, de sa Divine Comédie, surtout.

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Serena Gentilhomme sera présente à la quatrième édition de Livres dans la Boucle, les 20, 21 et 22 septembre 2019, à Besançon. Elle participera au Café littéraire du samedi 11 septembre, à 11h, en compagnie d’Olivier Barde-Cabuçon (Petits meurtres au Caire, Actes Sud) et de Sandrine Collette (Animal, Denoël).

Elle y présentera, non pas un roman, mais un texte très noir, un essai-reportage relatant un fait divers sanglant qui s’est déroulé à Rome, en 2016. Ce que ça fait de tuer, édité par La manufacture de livres.

Serena Gentilhomme a accepté de répondre à quelques questions, pour Factuel.info.

Après Circeo, qu’est-ce qui la pousse à continuer d’écrire dans cette veine gorgée de sang ? Ce que ça fait de tuer donnera lieu à une chronique.

« Si je n’avais pas été écrivaine, dit-elle, j’aurais été serial killeuse ». De quoi avoir froid dans le dos !

Écrire le sang, les perversions, le sadisme… une forme d’exorcisme ? Comment se sort-on de l’exercice qui implique de se pencher sur une documentation troublante, répugnante parfois ? D’où lui vient ce goût pour le noir ?

Serena Gentilhomme est née à Florence le 13 février 1949. Son patronyme de naissance est Truci. Maria Serena Truci. En italien, truci signifie farouche, atroce, sinistre… le début de trucider, en français… De son mariage, elle a choisi de garder le patronyme de Gentilhomme. Elle a également supprimé Maria, et privilégie Serena comme prénom.

Serena Gentilhomme est arrivée à Besançon en 1973, ville dans laquelle elle vit toujours, après avoir enseigné la langue, la littérature et la civilisation italiennes, à la Faculté de lettres. Entre sa naissance dans la ville de Dante, et son arrivée dans celle d’Hugo, un itinéraire intellectuel bien singulier.

Dante Alighieri, et sa Divine Comédie

Serena Gentilhomme est née dans une famille florentine bourgeoise, catholique et cultivée. Son père était médecin, sa mère, enseignante. Son grand-père maternel, Nicola Lisi, était un écrivain catholique pratiquant.

Très tôt, Serena Gentilhomme se construit « contre » cet univers étouffant, à l’image de Pasolini (dont elle connait bien l’histoire de sa vie et surtout, l’œuvre cinématographique) qui s’est construit contre son père. Et dans ce contre, il faut entendre l’appui, et le rejet. Ce contre, fera de Serena Gentilhomme, une enfant déterminée.

Dans la bibliothèque familiale, une édition de La Divine Comédie, illustrée par Gustave Doré. À 4 ans, elle ouvre le livre. Elle ne l’a toujours pas refermé, puisqu’elle donnera quelques conférences sur l’Enfer, dans le cadre de ses interventions à l’Université ouverte, courant 2019. De Dante, Serena Gentilhomme dit qu’il est en intertexte, en filigrane de tous les écrits des écrivains italiens. Il l’est très certainement dans Circeo et dans Ce que ça fait de tuer.

Les illustrations de Doré ne vont pas rebuter l’enfant qu’elle est alors. Au contraire. C’est avec Dante et sa Divine Comédie qu’elle apprend à lire, toute seule et peut-être, se fait déjà une certaine représentation du monde.

À 5 ans, elle sait écrire.

À 7 ans, le goût de raconter des histoires. Dans un cahier d’écriture qu’elle a retrouvé, elle invente un beau dialogue entre Le papillon, la marguerite et le ruisseau.

À 8 ans, elle s’essaie à un premier roman fantastique.

À 8 ans toujours, elle s’imagine une carrière autour de la culture. Elle désire une situation stable. Elle aimerait aussi être une artiste, mais ne se voit pas dans la catégorie des artistes maudits. Dès cet âge, elle est également fascinée par la langue et la littérature française, ainsi que par l’histoire de France. Enfant déterminée, révoltée mais en secret, elle a compris que grâce aux études, elle construirait les moyens de sa liberté. Curieuse, elle interroge son entourage, elle interroge le monde autour d’elle, elle en tire les conclusions qui orienteront sa vie.

À 12 ans, son ami imaginaire est Louis-Antoine de Saint-Just, né en 1767 et guillotiné le 10 thermidor an II à Paris (28 juillet 1794). Elle le trouve beau et irréductible. Cette admiration pour Saint-Just inquiète ses parents. Les grands-parents sont royalistes, alors on peut comprendre l’incompréhension qui s’installe…

Son éducation n’est pas exempte d’éducation religieuse, ainsi qu’il se doit dans l’Italie d’alors. Elle a été baptisée, va au catéchisme – c’est quasiment obligatoire – s’intéresse à l’histoire des religions. Un intérêt qui ne l’a pas quittée. Les hasards de la vie, une rencontre avec celui qui deviendra son mari, un homme dont la mère est russe, vont la conduire vers la religion orthodoxe. Serena Gentilhomme parle l’italien, sa langue maternelle, le français et le russe, ses langues d’adoption. Sa curiosité continue de lui faire explorer les merveilles et les noirceurs des cultures portées par ces langues.

L’écriture, un plaisir, peut-être même, une jouissance. Un espace de liberté, sans aucun doute

Très tôt, Serena Gentilhomme a décidé de quitter sa famille, Florence, l’Italie. Elle déteste Florence, elle déteste Rome… elle n’aime rien de l’Italie, sauf Iddu, (Lui, en sicilien) même et surtout quand il gronde. Depuis plusieurs années, elle va passer un mois sur l’île de Stromboli, à l’ombre de cette gueule vomissant parfois le feu des entrailles de la Terre. Les odeurs de soufre ne lui font pas peur. On les retrouve dans ses écrits.

Quitter l’univers qui l’étouffe demande une préparation minutieuse. À Florence, elle fait des études supérieures en lettres, langue et littérature françaises, donnant une suite à sa fascination d’enfant pour tout ce qui touche à la France. Elle obtient l’équivalent d’un doctorat, après avoir rédigé une thèse portant sur Les amours du chevalier de Faublas, un roman libertin, « un best-seller » dit Serena Gentilhomme, publié en trois parties de 1787 à 1790, par Jean-Baptiste Louvet de Couvrey chez Ambroise Tardieu, à Paris. L’écriture de cette thèse, le travail de recherche qui l’a précédé, sont la source d’un immense plaisir que Serena Gentilhomme cherchera à retrouver dans chacun de ses travaux. Elle ne cesse plus d’écrire.

Un roman, Villa Bini, édité chez L’Harmattan en 1997. Beaucoup de nouvelles dans diverses revues dédiées aux récits fantastiques. Par exemple, Divine laideur, publié dans la revue TÉNÈBRES 2018, dans laquelle on trouve la description d’une petite fille qui pourrait être échappée d’un tableau de Jérôme Bosch, ou d’un tableau d’un émule inconnu, Darius Van Silber.

… : ceux qui devraient être des mamelons prometteurs ne sont que des bubons, mon thorax gracile surmonte un ventre obèse sous lequel campent des jambes courtes, trapues – des poteaux informes, sans mollets ni chevilles. Encore heureux que je ne puisse voir mon derrière, mais ma mère me l’a suffisamment décrit – à grand renfort de trémolos consternés, veinés de satisfaction latente – comme étant une mappemonde incongrue, d’une blancheur indécente.

Dans le numéro annuel n°12 (2017) de la revue Les lettres comtoises, ayant pour thème Enfance, une nouvelle à partir d’un fait divers qui s’est déroulé en Belgique. Geneviève Lhermitte a égorgé ses cinq enfants. Un film, À en perdre la raison, propose une vision cinématographique de cette histoire. Chez Serena Gentilhomme cela donne Goûter-surprise. Sa nouvelle raconte à mots cachés le meurtre de cinq enfants, par leur mère. Le récit est d’autant plus glaçant qu’il est raconté par Chloé, 12 ans. Petit à petit, elle comprend qu’elle sera la dernière victime, et qu’elle ne peut pas échapper à son sort.

Une nouvelle qui préfigure la direction littéraire que Serena Gentilhomme prend dorénavant.

Après Goûter-surprise, il semble qu’avec Circeo, avec Ce que ça fait de tuer, elle ose aller, dans les thèmes et dans l’écriture, dans un domaine qu’elle contournait avec des écrits traitant du fantastique. Elle explore maintenant la réalité, ou une forme de réalité des facettes sombres de notre humanité. La lire n’est pas facile, tant elle nous la convie à la suivre « … dans une fresque désolée, où le glamour et les clinquants se transforment en cri, en carnage et en sang – avant de se dissoudre dans le pâle gouffre de l’aube. » (Dernière phrase de Ce que ça fait de tuer)

La Divine Comédie a été la première lecture de Serena Gentilhomme

Dans Circeo et dans Ce que ça fait de tuer, résonne un écho contemporain de L’Enfer, de Dante. Une filiation dont Serena Gentilhomme s’accommode, n’hésitant pas à se mettre dans l’optique du bourreau, dans celle de la victime également, cherchant ce qu’il y a de dantesque dans les faits-divers les plus sordides. Si, dans La Divine Comédie, Dante piloté par Virgile rencontre des grands noms de la mythologie, il y rencontre aussi des personnages de la vie réelle. La tragique histoire de Francesca, au chant V, 116-123, de l’Enfer a la préférence de Serena Gentilhomme.

… «  Il n’est pas de plus grande douleur

que de se souvenir des temps heureux

dans la misère ;

Nous sommes au 13e siècle. Francesca Da Polenta subit un mariage arrangé avec Gianciotto Malatesta, vieux, laid et boiteux. On aurait abusé la jeune fille et forcé son accord en lui montrant un portrait de Paolo Malatesta, le frère de Gianciotto. Paolo, lui, est beau, charmant, intelligent, cultivé. Francesca et Paolo lisent ensemble Lancelot du lac… ils ne font pas que lire ensemble. Le mari découvre la liaison et tue les amants. Dante est si bouleversé par le récit de Francesca, lorsqu’il la rencontre en enfer, qu’il s’évanouit.

…si bien que de pitié

je m’évanouis comme si je mourrais ;

et je tombai comme tombe un corps mort.

L’affaire, réelle, avait fait grand bruit. Dante, alors très jeune homme, en entendit sans doute parler.

Un fait divers du 13e siècle… tristement contemporain.

Tout comme Dante écoutant Francesca, en lisant Circeo, en lisant Ce que ça fait de tuer, nous sommes pris de frayeur. Certains de ses vers résonnent alors de façon particulière.

Qui pourrait jamais, même sans rimes,
redire à plein le sang et les plaies
que je vis alors, même en répétant son récit ?
Certes toute langue y échouerait
car notre discours et notre pensée
pour tant saisir ont peu d’espace.
[…]
Jamais tonneau fuyant par sa barre ou sa douve
ne fut troué comme je vis une ombre,
ouverte du menton jusqu’au trou qui pète.
Ses boyaux pendaient entre ses jambes ;
on voyait les poumons, et le sac affreux
qui fabrique la merde avec ce qu’on avale.

Extrait du chant XXVIII, de l’Enfer.

Lorsqu’elle ferme la session de travail, lorsqu’elle ferme son ordinateur, Serena Gentilhomme se sent satisfaite, soulagée, délivrée d’un poids.

« Si je n’avais pas été écrivaine, j’aurais été serial killeuse. »

Vue partielle d'un dessin de Gustave Doré, illustrant l'Enfer, de Dante.

 

 

 

 

 

 

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