« Vous venez ici pour mourir, nous disposons d’un grand cimetière. Il y aura de la place pour tout le monde. »
L'accueil de l'officier allemand, le capitaine Fournier, aux premiers des quelque 22.000 prisonniers de guerre français et belges, déportés pour multiples tentatives d'évasion entre 1941 et début 1942 et envoyés à Rawa-Ruska, ne laisse pas la place au doute. A quelques heures de son exécution, le lieutenant-colonel Borck, condamné lors du procès de Nuremberg, confirme dans une lettre au procureur général : « je peux bien le dire maintenant, puisque je vais mourir, j'avais reçu des ordres secrets de Himmler, d'anéantir tous les "terroristes" français... »
Arrivé à Rawa-Ruska dans un wagon à bestiaux, Maurice Pepe en a réchappé. A 98 ans, ce natif du Russey qui vit à Besançon est l'un des huit témoins du documentaire consacré à cet épisode méconnu de la Seconde Guerre mondiale que France 3 diffuse ce jeudi 9 février en fin de soirée (puis le 25 février à 2h25) : Les Évadés de Rawa-Ruska, témoins de la Shoah. Il est également l'auteur du récit de son histoire, Liberté-Dignité, écrit au d'un trait au lendemain de la guerre, qui figure au Musée de la Résistance de Besançon.
« J'étais une tête de cochon »
Quand Maurice Pepe nous accueille dans son appartement du quartier de Montrapon, on est d'emblée frappé par son vif regard bleu. Un terroriste ? Il sourit. « J'étais un schweinkopf ! Une tête de cochon ! » Soldat pendant la « drôle de guerre », il se bat sur le Rhin, est fait prisonnier le 16 juin 1940 et se retrouve à Fribourg. Cinq fois il s'évade, quatre fois il est repris. En représailles, il est envoyé à Rawa Ruska... Comment en est-il arrivé là ? Il commence par le début :
« Je suis né au Russey le 24 mai 1918... Quand Guillaume a su que j'étais arrivé, il a dit : il faut que j'arrête ». Les yeux bleus pétillent : l'empereur d'Allemagne disparaît quelques mois plus tard. Maurice Pepe décrit son univers : « Mon grand-père allait à Charquemont chercher le travail et le ramenait pour le faire à la fenêtre... J'ai commencé comme ouvrier chez Peugeot à Valentigney, à faire des chaînes de moto. J'avais 15 ans, mon certificat d'études, j'étais content d'aller travailler. Les années 30, c'était le chômage absolu. J'ai toujours été syndiqué, à la CFTC puis à la CGT, je me suis vite fait remarquer. La CFTC, c'était bien, c'était une aide, une œuvre de bienfaisance, mais il n'y avait pas le panache de la CGT. Mon père était contremaître, ça le gênait de me voir militer. Pour lui, Peugeot, c'était le rêve. Le patron, Jules Peugeot, était chez les pompiers et il obéissait au chef... On s'est d'abord installé à Ecurcey, je faisais 5 km à vélo pour aller travailler, puis mes parents se sont installés à Valentigney... »
Et le Front populaire est arrivé...
« Je n'étais pas tellement chaud en 36. Les dirigeants de la CGT étaient tous au PC, et l'URSS, c'était la dictature. Staline, c'était pire qu'Adolf... »
Vous avez connu les premiers congés payés !
« Oui, on ne savait pas quoi faire... J'ai adhéré aux Croix de feu, qui étaient pour les soldats ayant connu le feu pendant la Guerre de 14-18. Ma mère avait été veuve le premier jour de la guerre lors du premier bombardement et s'était remariée... La guerre, ça transforme tout. »
« Quand on a traversé le Rhin, j'ai jeté mon livret militaire à l'eau »
Vous avez souvenir de janvier 33, quand Hitler est élu chancelier ?
« Oui, j'ai toujours été intéressé par la vie publique. On entendait la radio, mes parents prenaient le journal, j'ai toujours aimé lire. Ça parlait des occupations de Hitler... En 38, je pars soldat, à Marckolsheim, au 42e régiment d'infanterie de forteresse. Je suis dans une casemate. Les Allemands attaquent, on n'avait pas le droit de tirer pour ne pas provoquer. C'était la drôle de guerre. On les voyait de l'autre côté du Rhin, chanter, jouer de la musique... Un jour, ils étaient six, le sous-officier commandant la casemate les fait abattre. J'ai protesté, c'est pas ça la guerre. Je voulais bien combattre, défendre le pays, mais je n'aimais pas ces méthodes... Le 15 juin, les Allemands attaquent, le 16, je suis fait prisonnier, on était cernés. Un officier allemand nous a félicités : bons soldats, courageux... Je tenais une double mitrailleuse, je vois encore les quatre soldats allemands qui sautent... Quand c'est vous qui venez de les tuer, ça vous marque... Quand on a traversé le Rhin, j'ai jeté mon livret militaire à l'eau. Quand on est arrivé à Fribourg, des femmes criaient, nous huaient. C'étaient des cris de haine. Un officier a crié Silence, elles se sont tues... »
Cela vous touche encore aujourd'hui ?
« Ça ne m'empêche pas de dormir... Mais j'avais pensé à tout, à être blessé, pas à être prisonnier... »
Vous vous retrouvez dans un camp ?
« Oui. On est ensuite distribués dans le pays. Un copain soldat, Raymond Gulot, de Montfaucon, me dit : tu devrais venir avec nous travailler chez un paysan, tu n'auras pas faim. On y va donc, le paysan s'appelait Josef Binder. On était logé, gardé par une sentinelle, et on allait chez le paysan pour se nourrir... On était aux champs, j'étais avec son frère Karl, un simple d'esprit qui m'aimait bien car je lui parlais. J'apprends l'allemand, grâce aux cours que donnait un prisonnier, Gueutal, de Valentigney. Je voulais m'évader, et pour ça, il faut savoir l'allemand. Je ne travaillais pas bien car ça laissait entendre que c'était de la collaboration... J'ai bien aimé la langue allemande, ils parlent de façon poétique... »
« Je travaillais au garage Ford
avec Stefan Bruder, un Allemand très sympa
que j'aurais aimé pouvoir inviter chez moi après la guerre »
Puis vous vous évadez ?
« La première fois en 42. Gaby, ma femme, m'avait envoyé une boussole et une carte... »
Comment ça ?
« On avait mis au point un code avant que je parte soldat. J'écrivis une lettre : j'espère qu'on verra le bout et qu'on retrouvera le sol de France en faisant des petits trous d'aiguille, invisibles, sous les lettres b o u et s o l... Elle l'avait mise dans une boîte de conserve qu'avait faite Paul Moine, à l'usine... »
Quand vous êtes-vous évadé ?
« Au printemps... Je travaillais au garage Ford avec Stefan Bruder, un Allemand très sympa que j'aurais aimé pouvoir inviter chez moi après la guerre... Le premier jour, il m'a donné la moitié de son frühstück, le casse-croûte... Les Allemands, c'étaient un peuple comme nous. On nous avait dit qu'ils étaient mauvais. J'ai vu qu'ils avaient la même vie que nous... »
Entendez-vous l'appel du 18 juin ?
« Non. »
Quand en entendez-vous parler ?
« Quand je rentre en France ! J'entendais des Vive De Gaulle, je ne savais pas qui c'était... En Allemagne, on n'en parlais pas... Après la guerre, j'ai adhéré au RPF, mais j'ai vite laissé tomber. Ce n'était pas mon genre. J'ai même été élu gaulliste à Seloncourt, mais quand j'ai vu sa manière d'être, de faire..., de rassembler la foule en Algérie et de crier Vive l'Algérie française avant de rentrer en France et de signer des papiers sur l'Algérie libérée...»
Comment et pourquoi vous retrouvez-vous à Rawa-Ruska ?
« Parce que je suis une tête de cochon ! Parce que j'ai essayé cinq fois de m'évader. L'évasion n'était pas simple, on se retrouve dans des situations compliquées. Par exemple, il fallait 2 marks du camp pour avoir un mark allemand... »
Avez-vous tenté de vous évader de Rawa-Ruska ?
« Vous ne pouvez pas, il n'y a pas de route ! »
Comment c'était ?
« On n'avait rien à manger, et très peu d'eau. Un petit bout de pain, un filet d'eau à un robinet... J'ai été six mois sans me laver. On voyait les poux courir sur les vêtements, des gros poux blancs qui ne piquaient pas... On ne faisait rien, ou on allait casser des pierres sur un chantier... On était tous des têtes de cochon, et dans le cochon tout est bon : on était les meilleurs ! »
« J'ai saboté chaque fois que j'ai pu,
je participais à la lutte,
c'était une satisfaction...»
Fin 1942, les Allemands commencent à vider Rawa-Ruska sans doute en raison de l'avancée de l'Armée rouge. Ils renvoient des prisonniers en Allemagne, dont Maurice Pepe. « Des soldats français craignaient d'être exécutés, comme les Russes avant eux, car ils avaient été témoins d'atrocités », explique Philippe Cholet, président de la section régionale de l'association Ceux de Rawa-Ruska, dont le père, aujourd'hui décédé, a fait partie du premier convoi. Pour Maurice Pepe, ce retour à l'ouest représente la perspective de « retrouver [sa] liberté ».
Mais les déportés de Rawa-Ruska ne sont pas très bien accueillis par les prisonniers de guerre qui étaient restés car n'ayant pas tenté de s'évader. « A un moment, on n'a plus eu de sentinelle, alors je me suis dit : un prisonnier qui se garde tout seul est un esclave... » Et les sentinelles sont revenues, rendant plus dure la vie des prisonniers dont certains avaient trouvé des accommodements. « On était mal vus des prisonniers car on avait lutté quand d'autres avaient travaillé », dit Maurice Pepe.
Ne pouvant pas refuser de travailler, il fait du sabotage : « au garage, je mettais un peu de sable ou de poussière dans les pistons ou les freins pour provoquer des pannes futures sur les véhicules militaires, je n'écartais par exemple pas la goupille de l'arbre de transmission. Je l'ai fait chaque fois que j'ai pu, je participais à la lutte, c'était une satisfaction... Un véhicule militaire qui s'arrête, les Allemands ne pouvaient pas savoir pourquoi... On ne m'a jamais rien dit... »
Après la guerre :
militant à la JOC et à la CGT
Il conçoit les sabotage en amont : « J'y pensais avant... Je veux ma liberté, je lutte contre les Allemands. Je suis gentil, mais je fais mes coups en douce... » La peur d'être découvert ? Les yeux bleus vous regardent : « Si vous avez peur, vous restez coi, vous ne bougez plus... Il y avait eu la foule pour Pétain, puis la foule pour De Gaulle, ça ne pouvait pas être les mêmes ! » Il sourit... « Si », certains étaient les mêmes...
Après la guerre, hormis ce bref passage au RPF, Maurice Pepe milite surtout à la JOC, la Jeunesse ouvrière chrétienne, il côtoie Charles Piaget, un « camarade ». Chrétien à la CGT, il prévient : « s'il y a un mouvement de grève, j'y participe, mais je ne participerai pas à une manif de soutien au PC... »
En 1948, il débarque à Besançon, travaille dix ans chez Bourgeois. Un jour, le patron, Raymond Bourgeois, le convoque : « Il m'a fait un laïus sur mes qualités, j'avais la responsabilité des toutes les machines de précision... Puis m'a dit : j'en ai marre de vous, vous êtes toujours en train de défendre tout le monde. J'ai répondu que j'étais contre les injustices. Il m'a dit : je vous donne trois mois pour changer d'attitude... Je suis allé voir la comptable : donnez moi mon compte. Il m'a dit : Je ne vous ai pas dit de partir. J'ai répondu : dans trois mois, je n'aurai pas changé. Il a dit : Vous ne trouverez rien sur la place... Et en effet... Puis j'ai eu la chance de rencontrer Bernard Mollier qui m'a dit d'aller chez Besson où je n'avais rien trouvé. J'y suis retourné, j'ai dû plier, mais sans me mettre à genoux... On venait d'acheter l'appartement... Je suis un mauvais qui cache son jeu. A Rawa, j'ai mangé de l'herbe, et même du cheval du livreur de charbon, depuis ce temps là, j'aime la viande crue... »
Comment Maurice Pepe voit-il la situation international aujourd'hui ? « Rien n'a changé ! Il y a toujours moyen de détourner l'esprit des électrices et des électeurs en créant une situation où on leur fait penser que c'est dangereux. On amuse le monde. Je ne l'ai jamais accepté... C'est pour ça qu'il y a des problèmes de travail... Moi, j'ai eu la chance que Gaby soit avec moi. Je l'ai connue à la messe de minuit à Seloncourt, elle avait 14 ans, moi 15... »
Comment voit-il les rapports entre catholiques te protestants dans le pays de Montbéliard ? « Il faut aller vers les gens, je l'ai fait avec un esprit de réconciliation... » Est-il ce qu'on appelle un catho de gauche ? « Si on veut. Je suis ce que je suis, je n'aime pas trop les appellations. La certitude, c'est soi-même. »