Elle a soutenu sa thèse d'histoire il y a quinze ans sur la jeunesse des années 1950-1960 et enseigne à l'université de Rouen. Elle a publié plusieurs ouvrages sur la société française contemporaine, la jeunesse, les identités politiques. Elle a coécrit l'an dernier Prolétaires de tous les pays, qui lave vos chaussettes ? et vient de sortir une grande enquête à partir d'archives : 1968, de grands soirs en petits matins.
C'est ce dernier titre qui a valu à Ludivine Bantigny d'être mercredi 2 mai à Besançon l'invitée des Amis de l'Humanité pour une conférence suivie par une petite centaine de personnes dont de nombreux acteurs des événements d'il y a cinquante ans. Elle côtoie également le sociologue bisontin, enseignant à l'université de Dijon, Georges Ubbliali, au sein du comité de rédaction de la revue Dissidences qui étudie les mouvements révolutionnaires et les gauches radicales (ici et là) qu'elle a un temps accompagnée. Ce dernier a présenté la conférence.
Bonne cliente des radios, à l'aise à l'oral, passionnée par ses objets de recherche, elle est passionnante à entendre. Très vite, elle élargit le thème de sa conférence d'une apparente pirouette : « 68 commence en janvier à Caen avec la grève des jeunes ouvriers de la sous-traitance automobile ». Le préfet du coin alerte Paris de la pugnacité des insurgés. En outre, « 68 » est préfiguré par 67 qui connaît un « pic de grève » dans le pays. A Besançon, on a bien conscience que la grande grève de la Rhodiaceta en février et mars 67 est un des signes annonciateurs du mouvement de mai 68.
« La plus grande grève générale que le pays a connue »
Ludivine Bantigny le rappelle, ce n'est pas seulement un mouvement d'étudiants qui ne représentent alors que 10% d'une classe d'âge, même si factuellement il démarre le 3 mai par l'occupation de la Sorbonne, voire le 22 mars à la fac de Nanterre. C'est surtout « la plus grande grève générale que le pays a connue avec 10 millions de grévistes dont 7,5 millions de salariés, de nombreux agriculteurs et des étudiants ».
C'est aussi un immense « brassage social » mêlant femmes et hommes, avec « occupations d'usine, de ponts, de théâtres, de facs, de lycées... réflexions sur la division sociale du travail, critique du capitalisme... ». La jeune historienne « récuse le conflit de générations » avancé parfois et considère Mai 68 comme un mouvement « intergénérationnel ». La France d'alors, notamment les classes populaires, vit dans « un carcan social, économique, moral : on marche au pas dans les entreprises... Il y a 5 millions de personnes sous le seuil de pauvreté, beaucoup de très petits salaires, des gens payés aux pièces, la semaine de travail est la plus longue d'Europe avec 46-48 heures... »
Le premier pavé lancé par des paysans bretons
Elle projette quelques images issues de ses recherches. On commence à évoquer la crise économique, comme en témoigne cette banderole de la CGT de Charente Maritime : « pas de licenciement sans reclassement équivalent ». Elle montre des manifs de petits paysans, notamment dans le Grand Ouest. C'est d'ailleurs en Bretagne, à Quimper que sont lancés les premiers pavés par des paysans critiquant le Marché Commun produisant « de la concurrence entre agriculteurs ».
Elle insiste sur les grèves ouvrières, notamment le mouvement reconduit sous l'égide de FO à Sud-Aviation à Saint-Nazaire dont le PDG, un certain Maurice Papon, est séquestré deux semaines et doit subir l'écoute de chants révolutionnaires ! Elle parle du « désarroi de la police face au courage des manifestants » : du jamais vu.
Puis elle aborde les « questions qui fâchent ». Sachant bien qu'une large part de son auditoire est communiste, elle explique la « détestation des gauchistes » par les dirigeants du PCF d'alors dont la ligne est celle d'une « voie française du socialisme » dans un contexte de guerre froide. Elle souligne le « clivage entre la CGT et la CFDT », mais pas grand chose à voir avec celui d'aujourd'hui : c'est alors la CGT qui modère, encadre, négocie les accords de Grenelle.
Les accords de Grenelle ne reviennent curieusement pas
sur les ordonnances de 67 sur la Sécurité Sociale...
Ceux-ci sont, avec le recul, curieusement en retrait de revendications essentielles de la gauche syndicale. Certes, la section syndicale d'entreprise est reconnue et le salaire minimum augmenté de 35%, bientôt rattrapé par l'inflation. Mais les ordonnances de 1967, qui ont remis en cause la gestion ouvrière de la Sécurité Sociale instaurée à la Libération, ne sont pas remises en cause. Cette première attaque de la grande conquête issue des combats de la Résistance sera suivie de nombreuses autres...
Dans la salle, Jacques Régnier, communiste et ancien prof d'histoire, souligne l'hostilité d'une partie de la gauche d'alors au PCF. Michel Henry, qui prit sa carte au PCF le 18 mai 68, témoigne de sa perplexité d'alors : « le 24 mai, L'Huma titrait "pour un gouvernement populaire", j'étais content. Le lendemain, en apprenant le résultant de la négociation [de Grenelle], je me disais : mais que s'est-il passé au sein du PCF pour que ça ait changé à ce point ? » Pour Ludivine Bantigny, le PCF craint d'être débordé, redoute la guerre civile, et veut une conclusion rapide du Grenelle qui n'a « rien à voir avec les accords de Matignon de 1936. Grenelle n'aborde ni les ordonnances, ni les conditions de travail, ni les cadences... »
Françoise, étudiante en médecine à l'époque, cite une revendication satisfaite par le mouvement : « on voulait aller étudier à l'hôpital... J'ai été dans la première promotion d'étudiants hospitaliers. » D'autres témoignages viennent compléter un tableau à entrées multiples. On évoque la victoire de la droite, relative en voix, écrasante en sièges, aux législatives qui suivirent, la poursuite des grèves ouvrières en juin, le maigre appel à une heure de débrayage de la CGT le 13 juin au lendemain des deux morts de Sochaux, Pierre Beylot et Henri Blanchet, survenues après la noyade du lycéen parisien Gilles Tautin le 11 juin et la mort le 24 mai de Philippe Matherion par une grenade offensive...
Étonnamment, un bulletin d'adhésion du PCF de l'époque portait sur la... fête des mères. « La question féministe viendra des femmes elles-mêmes, plus tard », souligne Ludivine Bantigny qui aura cependant montré des images où elles sont très nombreuses dans les mouvements de 68.
Enfin, l'historienne ne mésestime pas le « problème de la récupération de Mai 68 par certains qui occupent aujourd'hui le haut du pavé, mais ce n'est plus le même pavé... » Elle fait ainsi référence à ce que sont notamment devenus Daniel Cohn-Bendit alors « sincèrement révolutionnaire » ou Romain Goupil qu'elle distingue du grand nombre qui a « gardé ses valeurs ».