L’essentiel du conflit Lip selon Charles Piaget : « le grand collectif »

Le leader du conflit Lip de 1973 publie un petit livre dans lequel il explique comment et pourquoi la lutte a été possible. Comment s'est construit un « grand collectif » en une vingtaine d'années d'actions, d'unité, d'audace, de solidarité, d'implication des femmes et d'ouverture sur l'extérieur.

C'est un petit livre carré d'un peu plus de 80 pages. Carré « comme les idées qui s'expriment » dans la collection Coup pour coup dirigée par Christian Mahieux, ancien responsable de SUD-PTT, au sein des éditions militantes Syllespe. Charles Piaget l'aurait bien appelé Lip l'essentiel, tant il y synthétise un message qu'il souhaitait initialement publier sous forme de brochure destinée à la jeunesse. Mais l'éditeur a choisi pour nommer l'ouvrage l'historique slogan On fabrique, on vend, on se paie, Lip 1973 (en librairies le 4 mai, 5 euros, préface de Georges Ubbiali).

L'ancien leader de la section d'entreprise CFTC, puis CFDT à partir de 1964, de la manufacture horlogère de Besançon, ne raconte pas le fameux conflit qui tint la France et le monde en haleine à l'été 1973 et dura jusqu'en 1981. Il explique surtout comment celui-ci a pu naître. Il résume la prise de contrôle de Lip par le suisse Ebauches-SA dont la stratégie, cachée pendant six ans, passa par la création d'une filiale de Lip, Electra, lui faisant concurrence, avant le démantèlement final prévu pour début 1973. Le gouvernement français demanda seulement que soit modifié le timing : « Ayez l'obligeance de reporter cette opération après les élections législatives de mars. Notre candidat du Doubs pourrait être en mauvaise posture ». Voeux exaucé : Jacques Weinman l'emporta avec 50,35% mais le plan d'Ebauches-SA ne se passa pas comme prévu.

« Comment faire avec des syndicats forts ? »

Lors d'une occupation de l'usine avec séquestration des dirigeants en juin 1973, les salariés découvrent des « documents accablants ». La direction avait demandé à une société de conseil : « comment faire face à des syndicats forts ? » Réponse : « Les salariés ne doivent avoir face à eux aucun interlocuteur. Le PDG doit démissionner et déposer le bilan. Ce sera le tribunal de commerce qui devra gérer. Les salariés, sans interlocuteur, se mettront en grève générale. Le tribunal sera contraint de tous les licencier. » Comme, statistiques à l'appui, aucune lutte sans salaires ne tient plus de trois mois, « vous pourrez faire tranquillement cette restructuration en juillet pour deux millions de francs. »

Pour Piaget et les Lip, il est « très difficile d'attaquer Ebauches-SA dans ses intérêts. Ses usines sont en Suisse. Nous devons créer un climat tel que le gouvernement français soit contraint d'intervenir ». Pour y parvenir, il n'y pas 36 solutions : construire un « grand collectif ». Il n'est possible que parce que l'histoire sociale de l'usine l'a permis : « seize ans avant 1973 avait surgi une volonté de changer l'action syndicale dans l'entreprise ».

Le déclencheur, Charles Piaget l'a déjà raconté lors de conférences données aux quatre coins du pays, c'est la paralysie qui frappe les délégués quand Fred Lip insulte une déléguée CGT en 1954 : « La peur nous cloue sur nos sièges... Au local syndical, c'est le trop-plein de honte : Ou on change tout cela, ou on démissionne. » La « bonne entente » entre CGT et CFTC puis CFDT après 1964 sera cruciale. Mais aussi l'indépendance relative des sections syndicales de l'entreprise vis à vis des unions locales et des fédérations de la métallurgie.

Les trois conditions du grand collectif

Piaget décrit ensuite la façon de s'y prendre pour créer un « grand collectif de salariés » capable d' « inverser le rapport de force ». Outre l'importance de la place des femmes, l'ouverture sur l'extérieur, et les solidarités, il insiste sur trois conditions : « 1) l'information de chaque salarié sur ce qui se passe dans les divers secteurs de l'usine, 2) créer un réseau de correspondants sérieux et solides pour obtenir cette information, 3) acquérir une formation militante à la hauteur : histoire ouvrière, étude de la société, économie, valeurs humaines que nous défendons, lois sociales... »

La grève ne suffit pas pour convaincre, mais aussi des actions s'appuyant sur le droit, comme en 1957 lorsque les syndicats réalisent que les heures supplémentaires sont payées sur une base oubliant une prime. Résultat : un an de rappel pour chaque salarié, un « coup de tonnerre dans l'usine », souligne sobrement Piaget. Peu après, c'est la publication des feuilles de paie par tract, en cachant noms et adresses, qui provoque « un tollé » et des réclamations en cascade. Là encore, cette audace paie : une grille de salaires est adoptée.

« Tous des manuels et des intellectuels »

Les deux semaines de grève avec occupation de 1968 permettent aux salariés de visiter des secteurs de l'usine où ils n'avaient jamais mis les pieds, de se connaître, de créer des groupes de discussion dont sort cette idée : « nous sommes toutes et tous des manuels et des intellectuels ». Bref, 68 fut « une grande étape dans la construction du grand collectif », même si le refus de la CGT laisser entrer les étudiants l'emporte lors du vote en assemblée générale au grand dam de la CFDT.

Quand survient le conflit de 1973, les équipes syndicales sont prêtes à non pas diriger le mouvement, mais à l'animer, l'accompagner, s'effacer devant un nouvel outil organisationnel : le comité d'action qui implique des non syndiqués. La prégnance de ce comité est une véritable force des salariés de Lip, mais les bureaucraties syndicales en prennent ombrage. L'interventionnisme des fédérations CGT et CFDT de la métallurgie dans le conflit « va contribuer à la division » des sections de l'entreprise. Jacques Chérèque, alors secrétaire général de la fédération CFDT (il fut plus tard ministre sous Mitterrand) « ne cachait pas son désaccord » avec la conduite du conflit : « il voyait une dualité inquiétante » entre le comité d'action et la CFDT-Lip « seule qualifiée à ses yeux », écrit Piaget en concluant : « Pour la structure CFDT, le syndicat doit diriger la lutte. Pour nous délégués CFDT-Lip, il doit l'animer... » Car « pour tenir, il fallait que chaque Lip trouve dans la lutte une implication personnelle extrêmement forte ».

Près d'un demi-siècle après, Charles Piaget analyse l'événement avec recul. Les Lip de 1973 ont mené le premier grand conflit pour l'emploi dans une période où le syndicalisme cherchait généralement, en cas de restructuration, surtout à obtenir de meilleurs indemnités de licenciement. « car « toute lutte contre la fermeture était considérée comme sans espoir et inutile ». A Lip, ce fatalisme a été vaincu : « Chacun.e a montré que c'était possible : créer un grand collectif de lutte, solidaire, égalitaire, fraternel, autogestionnaire ».

Et aujourd'hui ? (extrait)
Aujourd'hui, l'essentiel pour l'humanité c'est de pérenniser l'aventure humaine. Elle se trouve en grand danger. Il faut changer profondément les sociétés actuelles.
Désormais, l'économie devra être au service du collectif humain. C'est ce grand collectif qui déterminera nos besoins en consultations permanentes avec les collectifs de base.
Egalité, sobriété, coopération, émulation. Respect de la nature et des êtres humains.
Il s'agit bien d'abolir la compétition, le toujours plus, les folles inégalités, la soif de pouvoir et de fric.
Tout cela passe par la constitution de milliers de collectifs, réfléchissant, luttant, bâtissant cette société de demain.
Lip a été un de ces collectifs.

Charles Piaget sera présent le 1er mai place de la Révolution à Besançon, pour une présentation-débat de son livre à 14 h, organisée par la Coordination des intermittents et précaires, avant la projection en plein air du film Merci patron de François Ruffin à 15 h. Au CDN en cas de pluie.

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