La lutte de Claire pour produire autrement en zone Comté

Pour trouver quelques hectares afin d'y faire pâturer ses vaches, Claire Guyon a subi des pressions, monté une multitude de dossiers, porté plainte au Tribunal administratif et connu le mépris. Dans le Haut-Doubs, et dans toute l’AOP Comté, les jeunes qui souhaitent s’installer sur des projets jugés « atypiques » éprouvent toutes les difficultés à trouver des terres, rares, lucratives, et donc objet de toutes les convoitises. Malgré un recours engagé par la commune de Rochejean, elle devrait bientôt pouvoir réaliser son rêve : devenir bergère.

Claire Guyon est une jeune agricultrice du Haut-Doubs. Du moins, elle le sera pour de bon d’ici quelques semaines si elle parvient à acquérir, enfin, les terres dont elle a besoin pour poursuivre son activité. Cela fait quatre ans et huit mois qu’elle galère et qu’elle bataille ferme pour obtenir quelques hectares. Pas facile lorsque l’on sort des sentiers battus de se faire une place dans le monde bien établi des producteurs de lait à comté.

Les parcelles y sont tellement précieuses que le moindre are est accaparé par la filière AOP. Et cela se fait bien souvent au détriment des projets dits « atypiques », défini comme « différent d’un projet en installation laitière », par Jasmine Tissier, cheffe du service départemental Doubs et Territoire de Belfort à la Safer (Société d’aménagement foncier et d’établissement rural).

Claire, qui rêve depuis longtemps de devenir bergère, a dû prendre son mal en patience et réorienter, en attendant, son projet. Avec 150 poules, trois vaches et deux moutons, sans compter Davaï, son chien qui l’assiste au quotidien, elle assure avoir déjà trouvé un modèle qui fonctionne. Sa production d’œufs est vendue directement à la ferme, ainsi qu’à deux AMAP locales. La demande dépasse sa capacité de production.

Claire est une fille du cru. Elle est née et a grandi dans une fratrie de quatre sur la commune de Mouthe. Sa mère est infirmière, son père médecin. À 5 ans, elle reçoit ses premiers cours d’équitation, dans un club situé dans les alpages. C’est là qu’elle passera ensuite tous ses étés, au milieu des animaux pour qui elle se prend d’une réelle amitié, et pour qui elle nourrira son projet de vie.

Le choc des cultures

Elle intègre le lycée agricole Granvelle de Dannemarie-sur-Crête, option Sciences et technologies de l’agronomie et de l’environnement (STAE). C’est une première déconvenue. « Le choc culturel a été très dur », avoue-t-elle. Elle se retrouve dans un milieu paysan « trop fermé » à son goût. À cette période adolescente, le manque d’échange lui pèse. Les principes de production intensive et de consommation de gros matériel sont perçus comme une preuve de réussite sociale agricole par ses camarades, qui ont « peu d’ouverture sur les questions environnementales », juge-t-elle.

Aujourd’hui, elle en sourit, mais à l’époque, elle abandonne cette voie spécialisée, pour reprendre un cursus général. Elle ne lâche pas le morceau pour autant, car elle choisit ensuite des études d’ostéopathe animalier, qui se déroulent en Suisse puis en Angleterre. Elle conserve toujours un pied dans les alpages, où elle se fait engager comme serveuse en saison.

Une fois sa formation terminée, elle grimpe dans un train, sac au dos, poursuit son périple à cheval puis à vélo. Huit mois plus tard, retour au bercail pour la voyageuse qui s’installe comme ostéopathe animalier à Vaux et Chantegrue. L’essentiel des éleveurs en lait à comté du coin fait appel à ses services qu’ils apprécient. Jusqu’à ce qu’ils comprennent qu’elle voudrait, elle aussi, devenir agricultrice.

Cette décision, elle l’a prise il y a déjà plusieurs années. Depuis 2013, la jeune femme a retrouvé les alpages en été. Non plus comme serveuse, mais en tant que bergère, avec des troupeaux de génisses. Ce n’est pas un métier facile et encore moins rémunérateur. Une journée est payée une heure de travail. Elle voudrait bien fromager le lait de quelques vaches laitières pour améliorer ses revenus, mais celles-ci sont toutes retenues en bas, dans les champs près des fermes, où leur lait est plus valorisé financièrement.

Du foncier inaccessible et le temps qui joue contre elle

C’est à cette période que se complique l’histoire de Claire. Car, pour valider son projet agricole, et vivre de son travail, elle a évidemment besoin de terres. Pas grand-chose, juste 12,5 Ha, pour entrer dans les clous d’une installation en production laitière, quand la moyenne locale se situe autour de 80 Ha. Claire ne s’attendait pas à rencontrer autant d’obstacles sur sa route pour aussi peu de surface. Mais rapidement, elle sent les réticences du milieu paysan qui, plutôt que de l’aider à trouver la quantité de terre nécessaire, lui mettra plutôt des bâtons dans les roues.

Le temps joue contre la jeune agricultrice. Le parcours d’installation est en effet bien réglementé. Une fois le Brevet professionnel de responsable d’exploitation agricole (BPREA) en poche, les candidats ont trois ans pour monter un Plan de professionnalisation personnalisé (PPP). Lorsque celui-ci reçoit l’agrément de la Direction départementale des territoires (DDT), le chrono est de nouveau lancé pour deux ans, faute de quoi, ils perdent le bénéfice des précieuses aides à l’installation. C’était le 5 mai 2019 pour Claire qui ne dispose donc aujourd’hui plus que de quelques mois. Chaque nouveau refus de session est une porte qui se ferme pour elle. Un avenir qui est remis en cause. Non pas pour 12,5 Ha, mais moins de trois, en réalité. Car, enfant du pays, elle a la chance d’avoir des parcelles familiales, qui lui sont acquises.

Pour obtenir les hectares de terre suffisants, elle est pourtant prête à revoir son projet. Le premier, envisagé sur l’alpage de la Petite échelle, a été avorté faute d’entente avec le propriétaire. Face à la difficulté de trouver un terrain de ce type, elle revoit sa copie, et s’installe en tant que cotisante solidaire sur les 39 ares qui jouxtent sa ferme avec ses poules. C’est un statut précaire sur le modèle de l’auto entrepreneur, qui implique le versement de cotisation à la MSA (mutualité sociale agricole), mais sans bénéficier en retour de droits à la retraite ou à l’assurance maladie. Cela lui permettait toutefois de lancer une petite production d’œuf, qui trouve rapidement sa clientèle.

Elle se tourne ensuite vers les terrains communaux de la municipalité, qui doivent, à son sens, être répartis équitablement entre les agriculteurs locaux et donc pouvoir lui permettre de s’installer comme elle l’entend. « C’est impossible. La mairie, qui a 200 Ha de surface agricole communale, n’a jamais voulu m’en louer », se désole claire. La jeune agricultrice n’est pas décidée à abandonner la recherche si vite. Elle insiste auprès de la mairie, encore et encore, sans obtenir plus de réponses. De fait, le partage n’est pas équitable et résulte plutôt d’un entre soi. Sur l’ensemble des terres communales de Vaux-et-Chantegrue, 198 Ha sont loués à 4 producteur de lait a comté, 2 Ha vont à un autre agriculteur et une vachère a obtenue 1 Ha. Le producteur de brebis et Claire, eux, n’ont le droit à rien.

Arbitrages arbitraires

Pour simplifier la gestion de ces terrains, les communes préfèrent généralement conclure des baux de neuf ans à tacite reconduction avec les agriculteurs. C’est la durée légale minimale. Les terres peuvent changer de main pour des questions d’urbanisme, de sessions familiales, ou lorsqu’un agriculteur vend sa ferme. C’est ce dernier cas de figure qui s’est produit en 2019, à Vaux-et-Chantegrue. Mais aucun des 43 Ha de communaux que la ferme vendue exploitait n’a été proposé à Claire. Elle n’en demandait pourtant qu’entre 3 et 5. 

À ce moment-là, elle n’est pas au courant qu’elle peut faire un recours gracieux. « C’est un travail à plein temps de savoir quels sont nos droits », explique Claire. Mais elle formule une demande d’autorisation d’exploiter concurrente auprès de la DDT. Cela doit lui permettre, pense-t-elle, de faire valoir ses droits et récupérer les quelques hectares qu’elle sollicite. Cela dit, puisque son projet fait moins de 70 Ha, son activité n’est pas soumise à l’autorisation d’exploiter concurrente, qu’elle obtient donc de facto.

Mais pour exploiter les terres, il faut que le nouveau bailleur soit destitué de cette autorisation. Ce que la DDT n’a pas acté, car elle estime que le plan de financement de l’entreprise n’est pas viable. Une décision plus que discutable. Claire, soutenue par la Confédération paysanne, dépose une plainte au Tribunal administratif le 18 décembre 2020 pour faire reconnaître la particularité des projets en diversification, et obtenir, peut-être, gain de cause. L’affaire est toujours en cours.

Parallèlement, elle se positionne sur une parcelle en alpage, celle de la Boivine, située à une quinzaine de kilomètres, sur la commune de Rochejean. « Cette parcelle possède un bâti avec un patrimoine naturel autour exceptionnel », souligne Jasmine Tissier. « La mairie de Rochejean avait proposé un projet attractif, qui combinait tourisme, agriculture, sport, et surtout, l’installation d’une activité agricole. C’est ce que l’on désirait », indique la responsable de la Safer. Le projet est donc attribué à la commune.

Un jugement purement moral

La Safer demande tout de même au conseil municipal, qui a sensiblement changé depuis les dernières élections, de confirmer son projet après l’attribution des terres. Désormais, il n’intègre plus d’installation agricole, ni la réhabilitation du bâti. Claire a d’ailleurs déposé un recours auprès de la Safer, car elle sent cette autre option lui échapper, encore. Le 26 janvier 2021, elle semble enfin voir le bout du tunnel. La Safer décide finalement de lui attribuer les 55 Ha de terre, pour permettre une installation agricole, mais aussi pour « préserver le patrimoine architectural, qui fait l’une des spécificités de nos fermes d’alpage », rappelle Jasmine Tissier. De son côté, le conseil municipal de Rochejean annonce qu’il fait appel de la décision.

Les courriers envoyés par la commune à la Safer attestent d’un jugement purement moral sur l’activité de Claire, qualifiée de « précaire ». La commune s’inquiète de la « sous-exploitation de la Boivine par une jeune agricultrice ne disposant que de quatre vaches ! », écrit-elle. De son côté, la Safer estime que le projet de la jeune femme est « multidimensionnel » et qu’il « correspond parfaitement » au domaine concerné. D’autant plus que celui-ci « n’avait pas de référence laitière », c’est-à-dire qu’on ne pouvait y produire du lait à comté, le Graal dont personne ne veut se démunir.

C’est un enjeu que reconnaît la cheffe départementale de la Safer, en rappelant « la difficulté à changer l’orientation de trois hectares, qui correspondent à la production de plusieurs milliers de litres de lait », dont les bénéfices pourraient rembourser une partie des prêts engagés par les jeunes qui s’installent dans la filière, dans un contexte où le coût de reprise est de plus en plus important.

 « J’ai reçu des coups de téléphone pour m’intimider »

Le parcours de combattante que Claire affronte est courant pour les agriculteurs qui portent des projets non conventionnels. Le cadre de l’AOP Comté exacerbe ces difficultés. « J’ai reçu des appels d’un président de la coopérative pour me dire que j’allais mettre à mal la filière », s’indigne Claire. « On m’a fait du chantage pour que je retire ma plainte au Tribunal administratif si j’obtenais la Boivine », explique-t-elle encore. Mais ce n’est pas tout, « le maire m’a proposé trois hectares de marais profond sur la commune ». Inexploitables. « C’est du mépris de la part d’un ancien agriculteur devenu maire de proposer ce genre de parcelle », s’insurge-t-elle.

 L’équation, pour Claire, semble résolue. Sauf surprise, d’ici un mois, sa fromagerie sera opérationnelle, et les huit vaches de son cheptel pâtureront bientôt à la Boivine. La parcelle accueillera deux structures indépendantes de cueillette de plantes biologiques. Les poules continueront à pondre quelque 50 œufs par jour. Par ailleurs, Claire a d’ores et déjà engagé une collaboration avec la Maison de la réserve naturelle de Remoray, pour faire un état des lieux de la biodiversité, et engager une réflexion sur le pastoralisme local afin d’allier production et vie sauvage. Elle souhaite également travailler avec les jeunes du lycée agricole de Montmorot, dans le Jura, pour préparer la relève.

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