Réforme des retraites : les différences sociales d’espérance de vie

A 64 ans, 17% des ouvriers sont morts contre 7% des cadres. A cet âge, un cadre a perdu un collègue sur 14 alors que son voisin ouvrier en a perdu un sur six...

Ce n'était pas un poisson. Le droit à la retraite à 60 ans avec 37,5 annuités est entré en vigueur le 1er avril 1983. C'était aussi l'époque des pré-retraites qui facilitaient les plans de licenciements dans l'industrie...

En 2003, la réforme Fillon augmenta la durée de cotisation à 40 puis 41,5 ans. Celle de 2010 fit passer l'âge de départ à 62 ans. Celle de 2023 repousse l'âge de départ à 64 ans en 2030 et programme 43 annuités de cotisations en 2027 au lieu de 2035...

D'ici 2030, l'âge du droit au départ reculerait d'un trimestre par an : 62 ans et 3 mois dès cet automne pour celles et ceux qui sont nés après le 1er septembre 1961 ; 62 ans et demi en 2024 pour les natives et natifs de 1962 ; 63 ans en 2026 pour les né.e.s en 1964, et ainsi de suite...

64 ans, je peux vous en parler, je suis passé par là. Par exemple, pour écrire cet article, j'ai mis trois fois plus de temps que je ne l'aurais fait il y a dix ans. Et je ne parle pas de la survenue de plus en plus précoce de la tendinite à l'épaule quand je manipule la souris de mon ordinateur et m'échine sur mon clavier.

A 64 ans, un cadre sur 14 est mort, un ouvrier sur 6...


A 64 ans, on constate les inégalités sociales en voyant qui est encore vivant : selon l'INSEE, 93% des cadres et professions intellectuelles, 87% des employés, 83% des ouvriers... On peut le dire autrement : à 64 ans, 17% des ouvriers sont morts contre 7% des cadres. Moi qui ai exercé une profession intellectuelle, ça veut dire que j'ai perdu un collègue sur 14 alors que mon voisin ouvrier en a perdu un sur six. Et à 80 ans, un ouvrier sur deux est mort, un cadre sur quatre...

J'insiste sur ces chiffres car le gouvernement ne veut entendre parler que de l'espérance de vie en général. Pour lui, il n'y a que des individus, pas de classes sociales. Pour lui, il n'y a que des différences personnelles, dues au hasard de la génétique, pas de différence de conditions de vie ou de travail, d'environnement. Une statistique mesure pourtant ces différences de classes, c'est l'espérance de vie en bonne santé, c'est à dire « sans limitation irréversible d'activité dans la vie quotidienne ni incapacité ».

L'INSEE a enquêté. Pour les hommes de 35 ans, l'espérance de vie totale des cadres est de 47 ans, soit 6 ans de plus que celle des ouvriers. Cet écart passe à 8 ans si l'on mesure l'espérance de vie sans incapacité dans les activités en général (40 ans contre 32 ans). La différence atteint 10 ans pour l'espérance de vie sans problèmes sensoriels et physiques : 34 ans contre 24.

Autrement dit, l'espérance de vie sans incapacité dans les activités en général est de 75 ans pour les cadres et de 67 ans pour les ouvriers. L'espérance de vie sans problèmes sensoriels ou physiques est de 69 ans pour les cadres, de 59 ans pour les ouvriers. Cela démontre ce que tout le monde sent bien en regardant autour de soi : un cadre a beaucoup plus de chance de prendre sa retraite en bonne santé qu'un ouvrier.

Cela explique aussi la différence de remède entre le gouvernement et l'intersyndicale. Si ces différences ne sont que génétiques, individuelles, comme le prétendent les conservateurs et les néo-libéraux, ne mettons en place que des dispositifs personnalisés. Si ces différences tiennent aux conditions et à l'organisation du travail, il faut aussi, surtout, des règles collectives.

Notez cependant que le gouvernement avait supprimé en 2017 quatre des dix critères de pénibilité introduits en 2013 (port de charges lourdes, postures pénibles, vibrations mécaniques, risques chimiques). Il prévoit cette fois de rétablir les trois premiers critères qualifiés de « risques ergonomiques » qui seraient pris en charge par un nouveau « Fonds d'investissement dans la prévention de l'usure professionnelle » rattaché à la branche Accidents du travail Maladies professionnelles (AT-MP) qui, tiens tiens, est excédentaire... Le gouvernement dit aussi proposer davantage de « points pénibilité » pour les critères conservés en 2017 (travail de nuit, travail en équipes successives alternantes – les 3/8, travail répétitif, en milieu hyperbare, en températures extrêmes...). Le tout serait examiné lors d'un entretien pénibilité avec la médecine du travail à 61 ans, afin d'étudier l'éventualité de partir plus tôt... Une dernière étape en forme de parcours du combattant ?

Les risques psycho-sociaux,
oubliés de la pénibilité

Ne figurent pas dans la pénibilité version Macron, Borne, Dussopt et consorts les risques psycho-sociaux. Quelqu'un leur a-t-il dit que ça existait ? Tout comme existent le harcèlement ou les managements toxiques ?

Parce qu'entre leur vision idéalisée du travail émancipateur et la réalité du travail vécue par nombre de travailleuses et travailleurs, il y a un sérieux écart. Tout comme il y a un écart sérieux entre ce qu'ils ont prévu et ce qu'ils ont dit à propos des 1200 euros. Au départ, c'était une promesse d'entre deux tours de la présidentielle de Macron : pas de retraite à moins de 1100 euros par mois. L'inflation aidant, on est passé à 1200 euros. Mais au fait, brut ou net ? Mystère. Attente insoutenable. Puis le couperet tombe : c'est brut.

Mais alors, vraiment pour tous ces 1200 euros ? C'est ce qui est dit, répété, c'est qu'on entend. C'est ce qu'on comprend. Mais patatras, voilà qu'un économiste, Michaël Zemmour, rien à voir avec qui vous savez, fourre son nez dans le profond du projet de loi. Et il ne trouve rien de ce genre. Pire, la promesse ne concerne pas les actuels retraités qui n'ont pas cotisé au moins 120 trimestres, soit travaillé au moins 30 ans, ce qui représente un peu de monde après des décennies de chômage de masse.

Le dispositif utilisé, le « minimum contributif », le MICO, est réservé à ceux qui ont... une carrière complète à temps plein. Et les 100 euros mensuels supplémentaires annoncés pour tous sont loin d'être là. D'ailleurs, le projet approuvé en conseil des ministres mentionne une hausse annuelle de 400 euros, soit 33,33 euros par mois.

Michaël Zemmour a aussi débusqué un drôle d'effet pervers : l'augmentation du minimum contributif produit une diminution équivalente de l'allocation de solidarité aux personnes âgées, le minimum vieillesse, versé afin de ne laisser personne à moins de 961 euros ou 1492 euros pour un couple. L'étude d'impact estime ces « faux-gagnants » à 300.000 personnes. Il pourrait même y avoir de « vrais perdants » parmi ceux qui, en plus de leur retraite et du minimum vieillesse, perçoivent l'aide au logement calculée à partir de la pension de retraite brute !

Vous avez dit justice sociale ?

En réalité, les gouvernants savent bien que leur projet est anti-social. C'est pour cela qu'ils ont cherché dans la constitution la meilleure façon de le faire passer sans coup férir. Et ils ont trouvé.

Une soit-disant urgence
invoquée pour justifier
une procédure accélérée

Ils n'ont pas utilisé la procédure législative ordinaire, mais une mesure rescapée du plan Juppé de 1995 : l'article 47-1 de la Constitution qui retire le budget de la Sécurité sociale des mains des partenaires sociaux pour le confier à l'Etat. Ils font valoir une soit-disant « urgence » en utilisant une procédure « accélérée » qui fixe à 50 jours la durée des débats au Parlement. Après douze jours à l'Assemblée nationale qui n'a examiné que deux des treize articles, le projet est devant le Sénat jusqu'au 12 mars.

Ensuite, il y aura une CMP, une commission mixte paritaire de 14 parlementaires, 7 députés et 7 sénateurs. Les différentes forces de droite y sont majoritaires avec 9 sièges – 5 LR et 4 macronistes ; l'extrême-droite en a un, la gauche 3 ou 4 selon où penche le groupe charnière RDSE du Sénat... Cette CMP est chargée d'écrire en deux temps trois mouvements un texte susceptible d'être voté par les deux chambres, le 16 mars par l'Assemblée, par le Sénat dans la foulée...

Vous vous dites qu'avec les divisions des droites, la majorité relative des macronistes, le texte peut ne pas passer. Vous avez peut-être raison. Mais vous avez juridiquement tort car dans ce cas, le texte pourra quand même être adopté grâce à l'article 49-3 ou par voie d'ordonnance ! Merci qui ? Merci Juppé qui siège aujourd'hui au Conseil constitutionnel...

Justement, le Conseil constitutionnel pourrait retoquer quelques articles du projet. Notamment ceux qui ne sont pas foncièrement d'ordre financier comme l'index sénior ou les mesures étalées sur plusieurs années. Pourquoi ? Parce que l'on est en présence d'un projet de loi de finances rectificatif de la Sécurité sociale pour la seule année 2023. Mais le passage aux 64 ans, étant présenté comme une mesure financière, risque bien de ne pas être censuré par le Conseil constitutionnel.

Donc, que reste-t-il pour s'opposer à cette agression sociale sinon les citoyennes et citoyens de ce pays ?

Cet article est tiré d'une contribution à une conférence avec cinq intervenants organisée par l'association Attac-Jura qui s'est tenue le 6 mars 2023 à Lons-le-Saunier. Elle a fait l'objet d'une brochure téléchargeable ici.

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