Jean-Paul Bruckert : « l’histoire sert à comprendre, la mémoire à vivre »

L'historien ouvre mardi 4 novembre les rencontres avec une conférence intitulée « l'Algérie coloniale, 1830-1962 »

L'historien Jean-Paul Bruckert ouvre ce mardi 4 novembre les rencontres avec une conférence intitulée l'Algérie coloniale 1830-1962, dans l'après-midi pour des élèves du lycée Louis-Pergaud de Besançon, en soirée salle Battant. Son exposé consiste en « une peinture de la société coloniale montrant comment, pas à pas, cela ne pouvait déboucher que sur une explosion ».

Y a-t-il eu des moments où l'on pouvait l'éviter ?

Il y a eu des tentatives, mais à chaque fois il y a eu blocage sur deux problèmes de fond : le développement des institutions et l'émigration. Dans les deux cas, les Européens d'Algérie ont eu peur que cela active la concurrence avec eux. L'émigration pouvait par exemple conduire à une augmentation des salaires. Le développement des institutions coûtait aussi, mais on l'a fait, par exemple avec De Gaulle en multipliant par quatre le nombre d'élèves. Quand des gouverneurs ouverts, comme Jonnart ou Violette, ont fait des propositions tendant vers davantage d'égalité, il y a eu une levée de boucliers politiques dans la colonie. Quand les nationalistes ont eu des bons scores, on a truqué les élections. Et puis, la 4e République était gouvernée par des petits partis du centre dont le radical qui représentait Constantine, René Mayer... Tous ces blocages rendaient l'explosion obligatoire, y compris les blocages du côté du nationalisme algérien.

Il y a quand même eu cette terrible répression des massacres de Sétif après que des Algériens aient manifesté avec leur drapeau le 8 mai 1945...

C'était impensable pour la France de perdre la seule colonie conçue comme lui appartenant...

Vous êtes dans la mémoire ou l'histoire ?

Pour moi, c'est de l'histoire. Mais il y a des millions de Français pour qui c'est encore de la mémoire : les pieds-noirs, les harkis, les militaires, ceux dont le père ou le grand-père était un moudjahidine... Du côté français, les mémoires ne sont pas concurrencées par la mémoire officielle car les historiens se sont mobilisés en 2003 quand on voulait qu'on enseigne les côtés « positifs » de la colonisation. En Algérie, on a du mal à se dégager d'une histoire officielle, instrumentalisée ou non au nationalisme.  Le 17 novembre, Gilbert Meynier parlera des divergences internes au FLN tues longtemps...

Craignez-vous des incidents ?

Un peu... Chaque fois que ce type de manifestation est programmée dans le sud, elle est remise. Je le crains car le vent est très à droite...

Quel est votre espoir avec ces rencontres ? Que vingt personnes viennent dire des choses inédites ?

Oui ! Beaucoup a déjà été dit dans plusieurs colloques... Je souhaiterais des témoignages divers. J'ai des touches avec un officier SAS (sections administratives spécialisées), mais je ne suis pas sûr qu'il acceptera... Certains ont été super, d'autres des despotes

Comment aborder cette histoire sereinement ?

Je suis pessimiste. Il faudrait commencer par arrêter de donner des chiffres faux. On a par exemple dit que les massacres de Sétif et Guelma avaient fait 40.000 morts...

Dans le film L'Autre 8 mai 1945, on parle d'un chiffrage américains faisant état de 17.000 morts...

C'est sans doute moins... Il y a eu 102 morts européens et officiellement, à l'époque, 1165 Algériens, c'est déjà douze fois plus. On a aussi dit qu'il y avait eu un million de morts pendant la guerre. En fait, entre 250.000 et 500.000, ce qui est énorme. Il y a une propension à reprendre les chiffres les plus élevés, mais tant que l'histoire n'aura pas imposé un discours rigoureux, on sera dans le fantasme. On peut quand même dire qu'à Sétif et Guelma, il y a eu des massacres, et le 17 octobre 1961 à Paris un crime d'Etat. Toute mémoire est respectable, sauf celle des tortionnaires. Des militaires ont cru que le communisme mondial était derrière le FLN, à tort, mais il faut les laisser vivre avec ça : la mémoire sert à vivre. Les pieds-noirs étaient du mauvais côté, ils ont tout perdu, sauf les plus gros, ils ont été victimes de la décolonisation. Pour prendre exemple dans mon vécu personnel, en Tunisie, et illustrer combien la mémoire - et l'oubli - aide à vivre, on ne peut obliger personne à admettre que la colonisation, en l'occurrence le protectorat, n'était pas là pour protéger mais dominer. Le rapport mémoire-histoire est conflictuel. L'histoire sert à comprendre, la mémoire à vivre...

 

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