« Il n’y a pas de pire statut que celui de colonisé »

A l'occasion du soixantième anniversaire du début de la guerre d'Algérie, des enseignants en histoire-géographie de Besançon prennent des initiatives visant à libérer la parole. Soumya Ammar Khodja, qui avait 7 ans lors de l'indépendance, témoigne pour Factuel.

soumyaammarkhoadja

Combien sont-ils en Franche-Comté à avoir mal à l'Algérie ? Directement touchés, dans leur chair, dans leurs convictions, dans leurs souvenirs... Il y eut sans doute environ 30.000 appelés du contingent auxquels il faut ajouter plusieurs centaines de harkis et de pieds-noirs, mais aussi des milliers d'immigrés parmi lesquels les militants de la fédération de France du FLN collectaient des soutiens financiers.

Cela fait vraiment du monde si l'on compte les familles et les descendants de tous ceux qui ont porté les armes, ceux qui se sont engagés, en Algérie comme en France, y compris dans les mouvements réclamant la fin de la colonisation au risque de leur liberté et parfois davantage. Une conséquence politique de la guerre d'Algérie fut  l'effondrement de la SFIO et la naissance en 1960 du PSU dont Besançon fut une des places importantes. Une autre est la persistance du racisme à l'égard des Maghrébins.

« L'histoire permet de comprendre, la mémoire aide à vivre... », dit l'historien Jean-Paul Bruckert qui est l'un des organisateurs de la série d'événements destinés à faire circuler la parole - analyses et témoignages - durant ce mois de novembre à Besançon, à l'occasion des soixante ans du début du conflit qui commença le 1er novembre 1954. Lui qui a longtemps enseigné en classes préparatoires est clairement dans le premier terme de la proposition. Mais il sait que pour des millions de Français, la Guerre d'Algérie appartient toujours à la seconde : les pieds-noirs, les harkis, les militaires, ceux dont le père ou le grand-père était un moudjahidine, un combattant : pour les uns un terroriste, pour les autres un résistant...

Donner la parole aux témoins...

« Les témoins ont rarement moins de 75 ans, si on veut leur donner la parole, on ne va pas attendre dix ans de plus », souligne Jacques Fontaine, autre co-organisateur de ces rencontres intitulées Histoire et mémoires de la guerre d'Algérie programmées du 4 au 28 novembre. L'événement n'a rien de banal tant les passions et les blessures, y compris d'amour propre, sont encore vives. « Ce ne serait pas faisable dans le sud à cause de la pression pied-noir ou de l'extrême-droite », dit Jacques Fontaine.

« Tout est faussé quand il y a une guerre »
Ancien journaliste, Francis Loridan est l'un des organisateurs des rencontres Histoire et mémoires de la guerre d'Algérie. Il y a passé 14 mois comme appelé du contingent. En quelques anecdotes, il plante une ambiance où la peur rivalise avec la violence, où la prise de conscience vient par à-coups...
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Les deux témoignages qui suivent sont très différents. Le premier est celui de l'écrivain Soumya Ammar Khodja qui avait sept ans à l'indépendance de l'Algérie qui permet enfin à sa famille de rentrer au pays après l'exil de 16 ans de son père au Maroc. Elle vit depuis 20 ans à Besançon où elle aussi s'est réfugiée, quittant son pays lors de la décennie noire. Elle est écrivain, conférencière, poète... (voir son blog ici). Le second, en encadré, est celui de Francis Loridan, journaliste, qui découvrit l'Algérie à 20 ans comme appelé du contingent. 

J'ai compris beaucoup plus tard que je vivais un déchirement

« Je suis née à Casablanca en 1955, d'un père algérien et d'une mère marocaine », dit Soumya Ammar Khodja. « Mon père était directeur d'une troupe de théâtre. Ses pièces évoquaient le colonialisme en douce. C'est comme ça qu'il s'est retrouvé 16 ans au Maroc où il s'était réfugié. Il n'est rentré en Algérie qu'après l'indépendance. Au Maroc, j'entendais des échos de la guerre, j'en entendais parler à la maison. Je me souviens de ma mère cousant des drapeaux algériens : le jour de l'indépendance, mon père a entouré la maison d'un chapelet de drapeaux ! Sur les fenêtres des immeubles d'en face, il y avait les drapeaux des deux pays. Je me souviens du mot haraka dans la bouche des adultes, il signifie mouvement, résistance active... J'étais une petite fille quand on est rentré par le train, en 62, j'avais les amygdales et j'avais mal... Je me souviens d'un soldat français que nous avions croisé, qui avait demandé à ma mère, très jeune, entourée de ses cinq enfants, si c'étaient les siens. Elle avait répondu oui, il avait dit que Dieu les garde... »

Jean-Paul Bruckert : « l'histoire sert à comprendre, la mémoire à vivre »
L'historien ouvre le 4 novembre les rencontres avec une conférence intitulée l'Algérie coloniale, 1830-1962. Il s'agit, nous dit-il d'« une peinture de la société coloniale montrant comment, pas à pas, cela ne pouvait déboucher que sur une explosion ».
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A 20 h, salle Battant à Besançon.

« A Casablanca, j'avais assisté au adieux d'une famille française qui retournait en France, ils étaient tous en larmes et je m'étais mise à pleurer. J'ai compris beaucoup plus tard que je vivais un déchirement, que j'allais bientôt quitter des gens que j'aimais... Mon père disait : il n'y a pas de pire statut que celui de colonisé. Il nous a surtout initiés avec ces histoires de théâtre, il était surtout fier de ça, de pouvoir dire des choses sur la colonisation dans ses textes. J'appelle ça la langue sous la langue, avec un double sens, comprenait qui voulait... Dans toute situation de domination, la langue n'est plus univoque. C'est significatif que la déclaration du premier groupe insurrectionnel de novembre 1954 soit en français, c'est intéressant de voir comment la langue du colonisateur se retourne contre lui... Comment le français était-il entré en Algérie ? Mais par le biais de l'armée d'Afrique ! Elle est entrée par la guerre, les armes, la violence... Elle a déclassé l'arabe et est devenue langue de l'administration... »

Cette guerre m'a construite : je suis définitivement contre toute forme d'assujettissement.

« Abd El Kader n'a quasiment pas levé ses fesses de son cheval pendant 16 ans. J'aime beaucoup ce personnage. La mémoire est une succession de vagues, de lectures, de littératures... Je suis habitée par la mémoire. C'est l'acte d'écrire qui fait, de l'histoire, de la mémoire. Dans l'acte d'écriture, l'histoire se transforme en mémoire. La lecture devient un territoire qu'on longe, où l'on rencontre des personnages, Abd El Kader, Théophile Gauthier, des peintres venus avec l'armée... A un moment, les historiens se posent la question des mémoires, s'en saisissent... »

« Cette guerre m'a construite : je suis définitivement contre toute forme d'assujettissement. Les gens ne choisissent pas où ils naissent, il n'est pas bien de se saisir de la terre d'autrui, quelle que soit l'excuse, la raison. Ils ne sont pas venus se promener. Il y a eu les razzias, les enfumades de Pellissier, Cavaignac, de Bugeaud qui disait enfumez-les tous comme des renards... Ce n'est pas moi, ce sont mes ancêtres qui ont été animalisés. Je suis fière de leur résistance, au XIXè siècle comme au XXe... C'est ce qui peut me rendre fière des résistants français contre les occupants nazis... Jean Moulin, c'est aussi mon territoire... »

Jacques Fontaine : « se garder de tout schématisme »
Le géographe qui a enseigné cinq ans en Algérie et y va très régulièrement, est l'un des promoteurs des rencontres. Il revient sur les raisons qui ont conduit à leur organisation : au départ, était la place de la guerre dans le programme d'histoire de terminale... 
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« J'ai dû quitter l'Algérie pendant la décennie noire, contrainte et forcée... Jamais je n'oublierai ce qui s'est passé, les blessures... Y-a-t-il un lien entre colonisation, guerre d'indépendance et décennie noire ? Oui, des historiens travaillent là-dessus, il y a des lieux où se sont passés des scènes terribles, comme Raphaelle Branche ou Malika Rahal... J'ai beaucoup de tendresse pour certains résistants comme Ben M'Hidi, suicidé par Aussaresses... Avec l'âge, on lit, on découvre, on comprend... »

Donner la parole aux mémoires et que les historiens se débrouillent avec ça

« Que la France ne soit pas guérie, je le sens parfois. J'en ai été surprise... Cela se terminera quand les générations seront éteintes. Des choses horribles ont été faites. Il faut donner la parole aux mémoires et que les historiens se débrouillent avec ça. Il est nécessaire que la parole autobiographique se libère... On dirait que les politiques n'arrivent pas à regarder les originaires de anciennes colonies avec un regard indifférent. C'est comme un arête dans la gorge, inconsciente... J'ai fêté en octobre, le mois dernier, mes 20 ans de présence à Besançon. J'aurai 60 ans en janvier, je n'ai pas grandi en cité, j'ai l'impression qu'on ne leur a pas fichu la paix, que c'est encore là... Des Français pas concernés n'ont pas envie d'en entendre parler alors que des générations portent cette histoire très lourdement, je pense aux anciens appelés... »

« J'irai au colloque pour dire de la poésie, en relation avec la thématique de la guerre, avec le musicien Fayçal Salhi, qui joue du luth et du oud... Flaubert disait avoir une mémoire vieille de mille ans. La littérature porte des siècles... Je me sens chez moi en littérature. Ma maison est ici, à Besançon, c'est mon ancrage, des visages familiers... Mais quelque part, je n'ai pas posé ma valise... Je me souviens, à Constantine, quand j'étais petite fille, après l'indépendance, il y avait plein de fous dans la rue... Sans compter les blessures internes dans les familles, les disparus... »

 

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