Gaston Bordet, un engagement pour la dignité

L'historien spécialiste de Proudhon était syndicaliste au SGEN où il représentait les « pions » et président de l'AGEB-UNEF à l'université de Besançon lors de la disparition de Maurice Audin. Il témoigne pour Factuel des tensions qui régnaient avant son élection en novembre 1956 entre anti-colonialistes et pro Algérie française qui ont animé le syndicat étudiant pendant un an avant lui.

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« Ce jour là, j'ai fait le plus beau discours de ma vie ! » Ce jour de novembre 1956, c'est celui où Gaston Bordet est élu président de l'Association générale des étudiants bisontins, l'AGEB, affilée à l'UNEF, alors LE syndicat étudiant. Il succède à Fénelon Gabet, étudiant en dentaire élu un an plus tôt en laissant croire aux étudiants qu'il sera, dans la continuité de Pierre Chauve, un digne représentant des « minos » : les minoritaires anticolonialistes au sein d'une UNEF jusque là nationalement dominée par des pro Algérie française.

« Gabet était inconnu, il parlait bien, il a fait croire qu'il était de gauche, mais a très vite changé de position », témoigne Gaston Bordet, 85 ans aujourd'hui, qui nous a longuement confié ses souvenirs de cette période lors d'un long entretien ce mardi 18 septembre. Historien reconnu, spécialiste de Proudhon, socialiste de gauche, il présida dans les années 1990 une association des contribuables du Doubs destinée à lutter contre la corruption en politique...

Le mandat de Fénelon Gabet à la tête de l'AGEB-UNEF est émaillé d'incidents. Le 21 février 1956, il présente une motion refusant de soutenir la traditionnelle journée anti-colonialiste organisée chaque année par les étudiants d'outre mer, mais le vote est annulé car les « minos » n'ont pas reçu de convocation ! Le 7 mars 1956, ses colistiers Claude Robert et Jean-Louis Septfonds organisent une manifestation en faveur de l'Algérie française à Besançon. Le 27 avril, ils feront venir Jean-Marc Mousseron, le président national de l'UNEF, pour une conférence pro Algérie française. Il y a des opposants à chaque fois.

Le préambule de la Constitution de 1946

C'est dans ce contexte que Gaston Bordet se présente pour succéder à Gabet. « Il y avait des tensions entre la gauche et la droite du monde étudiant. Des copains étudiants partaient régulièrement au service militaire, il y avait des prolongations. Dès qu'on apprenait qu'un étudiant était tué en Algérie, la droite passait au resto-U pour récolter de l'argent et ils allaient à 150 ou 200 mettre des fleurs au monument aux morts en chantant la Marseillaise ou en poussant des cris. L'un d'eux, un maurrassien, était avec moi en philo, on s'engueulait beaucoup sur la guerre d'Indochine... Trois jours avant l'assemblée générale, il a fait passer à la fac un tract indiquant : 200.000 étudiants à genoux à cause de gens comme Bordet... J'étais abattu... »

Arrive l'AG. Le tirage au sort désigne la droite pour parler en premier : « ils étaient moins au courant que nous, ils avaient confié la problématique des étudiants d'outre mer à la fille d'un industriel de Morteau qui n'avait jamais parlé avec un Africain, elle n'a pas dit trois mots... Quand est venu mon tour, j'ai cité la préambule de la Constitution de 1946 : "Fidèle à sa mission traditionnelle, la France entend conduire les peuples dont elle a pris la charge à la liberté de s'administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires"... On était au moment des événements de Hongrie et un gars de droite a gueulé : « A Moscou ! » J'ai répondu : « je ne comprend pas ce que tu viens de dire, ce que j'ai dit est dans la Constitution française ». J'ai été applaudi... »

La répression de l'insurrection hongroise avait convaincu auparavant Bordet que ce n'était pas le moment d'intégrer des communistes dans sa liste : « Jean CharlesEtudiant en histoire, représentant de l'UEC, récemment disparu était d'accord, et on avait des copains à l'Union des étudiants communistes... » La liste des « minos » obtient dix sièges sur quinze et reprend les rênes de l'AGEB-UNEF. « C'était important parce que c'était très politique. Le conseil de l'AG s'occupait des bourses, revendiquait l'agrandissement de la cité universitaire, une cité pour les filles... On organisait des voyages d'études en Pologne, au Maroc, des sorties ski aux Rousses... C'était avant la création du CROUS. Un directeur de Jeunesse et Sports, M. Ricet, avait soutenu financièrement nos actions. On a aussi ouvert une salle de la cité-U le dimanche matin pour les petits déjeuners... »

L'accueil d'étudiants hongrois réfugiés

Une première conséquence de l'élection de Bordet est l'interruption d'une tradition d'un autre temps : « le bal de l'université se tenait à la préfecture et le président de l'AGEB l'ouvrait avec la femme du préfet. Des fiançailles bourgeoises se nouaient là... Je m'imaginais déjà faire valser la préfète ! Mais le préfet a supprimé le bal quand j'ai été élu... » Les instances étudiantes sont à ce point importantes à cette époque sur le plan politique que le congrès de l'UNEF « était en première page du Monde ».

Peu après son élection, en décembre 1956, Gaston Bordet apprend que le camp militaire de Valdahon accueille 2000 réfugiés hongrois : « on est aussitôt monté en deux chevaux, avec un vieux professeur de médecine qui avait appris les langues orientales en Serbie lors de la guerre de 14-18, pour voir s'il pouvait y avoir des étudiants. On en a relevé 40 à 50 et on les a accueillis à la cité-U, certains sont restés trois ou quatre ans... »

Quand Maurice Audin disparaît, en juin 1957, Gaston Bordet est à Paris. Le 24 avril, il a été élu au bureau national de l'UNEF. « L'événement et l'homme sont tels que cela ne pouvait que susciter l'intérêt. S'attaquer à un homme avec un tel niveau de science ! » Bordet assistera le 2 décembre 1957 à la soutenance de thèse in absentia de Maurice Audin à la Sorbonne : « Ça a été très émouvant... Il y avait Josette Audin, tous les leaders communistes, François Mauriac, je n'étais pas loin de Maurice Duverger... »

Première manif en mai 1954 pour la paix en Indochine

Lecteur depuis plusieurs années de Témoignage Chrétien, Gaston Bordet savait que les guerres coloniales étaient sales : « La guerre d'Indochine a été un événement important pour le monde étudiant. On savait par TC que ça n'allait pas, que des moyens inadmissibles étaient utilisés. Le fait que François Mauriac fasse un éditorial chaque semaine dans L'Express, c'était extraordinaire... La première manif à laquelle j'ai assisté, c'était en mai 1954, on s'était rassemblé devant la préfecture pour interpeller Mendes-France... »

Quand la guerre d'Algérie commence quelques mois plus tard, le 1er novembre, l'information de la gravité de la situation ne lui parvient aussitôt : « on n'a pas su que c'était aussi organisé. On a d'abord cru que c'était des brigands. En France, on ne s'est pas rendu compte de suite de la situation des Algériens, leur culture, leur mode de vie n'étaient pas connus des Français. Les grands colons avaient pris les terres. Les Français n'avaient pas toujours les moyens de la connaissance de la réalité profonde de ce qu'était la vie du peuple algérien. Camus a su ce que c'était. On n'était pas informé, ni en France ni les colons. On ne s'est pas rendu compte que le monde arabe était en effervescence, comme  en Egypte avec Nasser. Ce serait maintenant, j'ouvrirais les yeux davantage. On ne connaissait pas le comportement des colons... »

Le rôle des étudiants et des intellectuels

Gaston Bordet n'était cependant pas le moins curieux, ni le moins engagé. Il se souvient que son père, prof de philo à Poligny, lui avait parlé de la répression succédant à l'insurrection de Madagascar en 1945 alors qu'il avait 12 ans. Dès la rentrée 1952, surveillant au lycée de Lons-le-Saunier durant son année de propédeutiquePremière année de fac, préparation avant spécialisation, supprimée en 1966 , un prof de philo le fait adhérer au SGEN-CFTC et lui transmet les cahiers Reconstruction, du nom de la tendance qui aboutira à la déconfessionnalisation et à la transformation en 1964 de la CFTC en CFDT.

Il s'engage très vite en syndicalisme. « On a fait le syndicat des pions à sept ou huit, dans les locaux de la CFTC rue Moncey. Au congrès du SGEN, en 1954, j'écarquillais les yeux en entendant les orateurs... et je me suis retrouvé dans le groupe national pions... » Il adhère à l'UNEF en 1955, rejoint le MLP mais pas la JEC qu'il estime un peu trop tournée sur elle-même.

C'est donc un militant qui, notamment par ses lectures du Monde ou de Témoignage Chrétien, découvre les réalités de la situation coloniale. Arrive le 12 mars 1956 et les pouvoirs spéciaux donné à Guy Mollet qui prend aussitôt un décret donnant tous les pouvoir à l'armée en Algérie. La torture et les exécutions sommaires se multiplient. Dont l'assassinat de Maurice Audin. « Il y a eu une prise de conscience dans laquelle le monde étudiant et le monde intellectuel ont joué un rôle », dit-il avec retenue.

 

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