Fabrice Riceputi : « l’enjeu, c’est la sortie du colonialisme »

Pour Fabrice Riceputi, la mémoire du 17 octobre 1961 a commencé à ressurgir une vingtaine d'années plus tard avec une émission sur Radio Beur puis la Marche de l'égalité.

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Qu'est-ce qui vous a pris d'écrire ce livre ?

J'avais écrit sur mon blog un article sur Alain Finkelkraut et les Français de souche. J'ai reçu un mail de l'éditeur Le Passager clandestin m'a proposé de développer le sujet. Ça ne me passionnait pas de passer deux ans avec la compagnie de Finkelkraut, et l'éditeur, m'a répondu : pourquoi ne pas écrire alors sur les deux archivistes ? C'est par là que je suis entré dans cette histoire. J'avais aussi été un piètre étudiant de Pierre Vidal-Naquet et j'avais écrit avec lui un article dans L'Événement du jeudi, ça laisse des traces...

Ce livre est une remise en ordre de l'occultation officielle...

Ça n'a jamais été un secret même s'il y a eu volonté d'occultation de la part du gouvernement et des grandes formations politiques jusqu'au consensus. Au lendemain du 17 octobre 1961, la gauche française ne manifeste pas. Il y a quelques réactions au sein de quelques sections communistes ou à la CGT, mais la grande manif anti-fasciste a lieu quelques semaines plus tard à Charonne. A l'époque, ni le PC ni le PS ne défendent l'indépendance de l'Algérie.

Vous mettez en exergue le rôle de l'extrême-gauche...

Pas seulement. Mais il est vrai que les organisations gauchistes entretiennent la mémoire des ratonnades...

Sans qu'il y ait de travail d'historien ?

Il y a une simple mention dans un livre de Pierre Vidal-Naquet, et en même temps la redécouverte par la deuxième génération et la Marche des Beurs de 1983. Les premiers rassemblements commémoratifs se font en petits collectifs autour de l'association Sans frontière et Farid Aïchoune qui dit « nous avons retrouvé nos racines sanguinolentes ». Mais ça n'a aucun écho dans la société car ils sont marginaux. On n'en parlait pas dans les familles qui avaient compris qu'elles allaient rester en France et ne voulaient pas parler de cette histoire à leurs gosses. Et puis Radio Beur a fait une émission sur le sujet au début des années 1980 et les gens ont appelé pour raconter le 17 octobre comme si c'était hier. Il y a eu un dossier dans Libération, mais également sans écho. L'incrédulité dominait. Dans les années 1970, les crimes racistes continuaient pourtant.

Vous avez travaillé sur une compilation de ce qui s'est fait sur le 17 octobre qu'Einaudi a mis en lumière...

L'omerta était basée sur deux piliers : l'amnésie "amnésiante" et la loi sur les archives de 1979 qui mettait Papon à l'abri. S'il a fallu le travail de Paxton sur Vichy à partir d'archives étrangères, c'est que les archives françaises n'étaient ouvertes qu'à des gens ne crachant pas dans la soupe.

Pourquoi l'extrême-gauche était-elle seule dans ce combat ?

Parce qu'elle est dans la rupture avec le système. Einaudi a travaillé sur des militants communistes algériens qui étaient des hérétiques aux yeux du PCF.

Qu'est-ce que ça dit sur la société française ?

Que les autres formations politiques sont impliquées à des degrés divers dans les crimes du colonialisme. Autant le PCF était anticolonialiste à propos de l'Indochine, autant la thèse de Maurice Thorez était que l'Algérie était "une nation en formation", donc ce n'était pas l'heure de l'indépendance. Les communistes manifestaient quand même pour "la paix en Algérie". Il y avait une différence entre la direction du PCF et les militants de base qui se sont impliqués auprès du FLN. Le PCF tenait compte du racisme anti-arabe et anti-algérien très répandu dans la société française et notamment dans la classe ouvrière. Ce qui m'intéresse, c'est la portée de tout ça. L'enjeu, c'est la sortie du colonialisme.

La France n'en est pas sortie ?

C'est Sophie Vahnich qui explique qu'il n'y a pas eu de refondation politique mais une restauration à la Libération. Dans l'histoire de toutes les sociétés occidentales, particulièrement en France, le poids énorme de plusieurs siècles de domination de territoires immenses, d'exploitation, d'humiliations, a des répercussions extrêmement importantes.

Que penser des apports civilisationnels de la France ?

A part la construction de chemins de fer et de ports...

N'y a-t-il pas eu des écoles, des dispensaires ?

Il y a eu peu d'écoles. Le taux de scolarisation en Algérie était inférieur à 20% en 1954. Dans les années 1950, à la veille de l'effondrement de l'empire, les Français nageaient dès l'école, puis dans les médias, dans la propagande colonialiste. On montrait des reportages sur les réalisations de la France, mais on déréalisait ce qu'était le colonialisme. Quand les colonisés se révoltent, c'est l'incompréhension générale. On n'a rien compris. Personne n'a jamais tiré les leçons de tout ça.

Le colonialisme reposait-il sur une prédation de plusieurs siècles ?

Ce n'est pas que ça. Ce qui s'est construit, c'est la représentation de l'Autre comme un inférieur, et on n'en est pas sorti : le nègre Bamboula, l'Arabe fanatique ou faignant, c'est toujours là. L'essor du FN, c'est une revanche sur la guerre d'Algérie. Pendant combien de temps va-t-on parler de "populations issues de l'immigration" ? Moi, je suis issu de l'immigration italienne et on n'en parle jamais. Le traitement réservé aux populations issues de l'immigration post-coloniale est une perpétuation de la pensée de la repentance coloniale. L'état d'urgence actuel a été inventé en 1955. Quand on regarde le bilan, on cible très large des populations. Le colonialisme était un état d'exception permanent aux valeurs républicaines. Le drame, c'est qu'il y a de moins en moins de réflexion.

Vous parlez dans votre livre d'un conflit entre FLN et MNA dans le nord-est de la France...

Peut-être y a-t-il eu des choses dans le nord-Franche-Comté... Il y avait une lutte à mort pour le contrôle des populations immigrées, de la manne financière. C'était le grand truc pour expliquer les morts de Papon, or, à l'époque, le FLN a triomphé du MNA...

Vous écrivez que les tenants de la "repentance" sont dans l'idéologie.

C'est du déni. Du négationnisme ! Ça a commencé avec ce livre de plus de 500 officiers disant qu'en Algérie, l'armée a défendu les droits de l'homme !

Y a-t-il un intérêt économique derrière cela ?

Je ne crois pas. Plutôt des intérêts électoraux, notamment en PACA où les nostalgiques ont des députés à leur solde. Une facette de la gauche, c'est la révolution conservatrice qu'on est en train de vivre avec l'aspect mémoriel, la lame de fond avec Zemour qui veut réhabiliter Pétain.

Vous avez fait œuvre d'historien ou de militant ?

Les deux ! Une chose est le respect des règles de base sur l'établissement des faits, une autre est l'engagement.

Êtes-vous confronté à l'enseignement de cette période ?

En collège, le temps est réduit, mais bien sûr, j'y suis confronté. L'histoire de l'esclavage est est au programme de quatrième mais va être réduite. Celle de l'histoire de l'Afrique au Moyen âge en cinquième disparaît : c'est la victoire de ceux qui pensent que "notre histoire c'est Louis XIV pas l'empire du Mali"...

Quelles sont les problématiques de cet enseignement ?

Le commerce triangulaire, le code noir... Il faut expliquer aux élèves d'où vient la négrophobie, le racisme...

Ça marche ?

Bien sûr. Ça les intéresse beaucoup. Ils sont confrontés au racisme dans le collège, à l'extérieur, entre eux...

Les leçons de morale sont différentes de la réalité...

Ce ne sont pas les leçons de morale qui comptent, pas l'enseignement moral et civique. On peut leur faire chanter la Marseillaise toute la journée, ça ne fait pas avancer les valeurs républicaines dans leur tête. Ce qui fait avancer, c'est de montrer que ça a un sens.

Sommes-nous toujours dans l'aphasie coloniale ?

On n'est pas dans l'amnésie, mais dans le refus de savoir.

Pourquoi ?

Parce que c'est gênant. Il y a encore des archives interdites sur le 17 octobre 1961, celles de l'Elysée...

Vous proposez un bilan complet du colonialisme. Ça va prendre du temps...

Les Allemands ont eu moins de problème à accueillir des réfugiés. Ils ont réfléchi au nazisme, ont fait un travail important, ça  a parfois mal tourné. Ce travail n'a pas eu lieu en Autriche. Pas eu lieu en France sur le colonialisme. La France est coupable de multiples crimes contre l'humanité en Afrique et jamais aucune réflexion ni leçon n'a été tirée. On n'a que des monuments à la gloire de l'OAS et des discours anti-repentance. Quel est l'héritage qu'a choisi la France ? La résistance au nazisme, mais rien sur la guerre d'Algérie.

Cela ne risque-t-il pas d'être décalé, comme avec Vichy ?

Davantage, mais c'est tout aussi important. On en paie les conséquences : voyez comment Dieudonné banalise les crimes de l'État islamique.

Que faudrait-il ? Des films ?

Des débats à la télé à des heures de grandes écoute, donner la parole aux descendants des gens ayant subi le colonialisme et qu'on ne le prenne pas pour une revendication communautariste.

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