Demain, elle se lèverait de bonne heure

« Ce matin-là, quand Andréas s’était réveillé, il avait pressenti que quelque chose n’allait pas... » Le chat Hegel s'enfuit... Une lettre d'amour écrite à l'est de Berlin que le mur vient de séparer est adressée en douce à une destinataire à l'ouest... Cinquante ans après, la lettre réapparait dans le Jura...

Berlin, décembre 1989. Depuis le 9 novembre, on franchit le mur par les passages autorisés, il est gardé pour quelques jours encore... (Photo d'archives Daniel Bordur)

Elle se sentit soudain bien faible. Evangéline sortit un petit bout de mouchoir, s’essuya brièvement le coin de l’oeil et la commissure des lèvres, émit un petit bruit de langue : allons bon, elle n’allait pas flancher, elle avait mieux à faire, « les blettes n’allaient pas pousser toutes seules », aurait dit sa mère. Tout était calme alentour, il faut dire que bien des maisons étaient fermées. La plupart des vieux avaient rejoint la terre qu’ils avaient cultivée toute leur vie. Leurs corps tout du moins, car ils comptaient bien sur le bon Dieu qu’ils étaient allés saluer tous les dimanches pour prendre soin de leurs âmes. Les autres s’éteignaient à petit feu dans des maisons de retraite : résidence avec chambre individuelle, pension complète, lieux d’aisance personnalisés, douches ou toilettes réalisées par les mains expertes d’un personnel qualifié… pourquoi pas club Mickey pour les plus valides entre quatorze et seize heures ; pff c’est un peu ça en somme. La dernière fois qu’elle était allée voir son amie Josette, celle-ci était en pleine activité « pinces à linge ». Ils ne sont pas près de m’y voir, se disait Evangéline.

Dans le village, certaines maisons avaient tout de même été rachetées, soit comme résidences secondaires ou encore par de jeunes couples en quête d’authenticité - le retour à la nature était à la mode. Ça la faisait doucement sourire, Evangéline, quand elle les voyait jouer « les campagnards », s’entêtant même à faire leur pain. Elle n’était pas si bête. Elle achetait ses baguettes au charmant boulanger qui passait encore trois fois par semaine. Ils s’étaient demandé, ces jeunes idiots, ce qu’allait devenir le « p’tit boulanger » si tout le monde agissait comme eux ?

Elle avait chaud tout à coup. Il était grand temps qu’elle rentre, le soleil avait dû lui taper un peu trop sur la tête, elle serait mieux à l’intérieur. Elle ferait bien de se reposer un peu, il lui semblait entendre des voix, en plus.

Il faisait sombre et frais maintenant. Les voix s’évanouirent peu à peu, ne restaient plus que le silence et le tic-tac de l’horloge… Tiens, elle faisait un drôle de bruit, faudra qu’elle en parle à son fils quand il viendra la chercher samedi. Elle avait accepté de passer quelques jours chez lui, sa valise était prête.

***

Maya venait de quitter son service, elle décida d’aller flâner à la terrasse d’un café. Le soleil avait fait son apparition tardivement cette année et elle n’avait guère envie de se retrouver seule dans son appartement. Il était seulement dix sept heures, elle avait bien le temps. La journée avait été difficile, pas une minute de répit. Elle s’arrêta d’abord dans une pâtisserie pour acheter une religieuse, puis une fois installée, commanda un café crème. Elle était songeuse. Elle avait trouvé un journal intime sur son lieu de travail et sans trop réfléchir l’avait glissé dans son sac. Maintenant elle hésitait et se demandait si elle devait le lire. Elle avait le sentiment d’entrer dans la vie privée de quelqu’un sans y être autorisée. Au fond d’elle, elle trouvait cela excitant d’être en possession d’un objet si personnel et d’être seule à le savoir. Et puis zut à quoi bon attendre, elle se décida à feuilleter dès maintenant le précieux document.

« Un deuxième café crème, s’il vous plaît. »

Elle mit son téléphone portable en mode silencieux, s’installa le plus confortablement possible sur son siège. Elle n’était pas sûre finalement qu’il s’agisse bien d’un journal intime. Les écrits étaient consignés sur un banal cahier d’écolier, sur la première page se trouvait une lettre collée :

STEFA,
Là où je suis, le temps semble s’ éterniser, tout est gris et monocorde, même les fleurs ont dû arrêter de pousser. Tout est fait pour nier l’ individu et sa singularité. Les rues sont les mêmes, les magasins n’affichent plus rien, nous vivons bel et bien dans une sorte de « no man’s land ». Depuis la fenêtre de ma chambre, dans l’appartement de mes parents, j’ai la chance de voir les enfants arriver et sortir de l’ école, ça met un peu d’animation dans la grisaille ambiante. Je pourrais presque penser que rien ne s’est produit, mais je n’ai qu’ à changer de pièce et je reviens brutalement à la réalité.

Depuis la cuisine, on peut voir le haut du mur et les barbelés. Comment cela a-t-il pu arriver en une nuit ? Un mur qui divise Berlin en deux, triste reflet du monde, comme s’ il fallait choisir un camp, l’Est ou l’Ouest. Mais nous, on n’avait rien demandé.
Il y a un an à peine, je passais te chercher le mercredi, nous flânions dans les rues au gré de nos envies. Que fais-tu maintenant ? Et Olga, Klaus, les vois-tu de temps à autre ? Il aurait suffit que j’habite une autre rue, du bon côté.
Je t’imagine dans ta chambre à coucher, tes parents ont-ils refait le papier peint, bleu comme tu le voulais ? Tu es allongée à plat ventre sur le sol, sur ton tapis marine et tu écoutes de la musique rock. J’aime à croire que tu penses à moi quelques fois. Quand nous reverrons-nous ? As-tu toujours les cheveux longs ? Vas-tu passer ton bac cette année ?
Ici, je ne peux pas écouter la musique que j’aime, le parti contrôle tout, la censure est quotidienne. Sais-tu ce qui est arrivé aux parents de Thomas ? Ils ont été emmenés Dieu sait où la semaine dernière parce que le père de Thomas avait eu des mots jugés antisocialistes lors d’une soirée privée. Ils ont des informateurs partout et bon nombre de personnes sont contraintes de travailler pour eux.
Mes journées sont toutes semblables. J’ai un petit travail à la bibliothèque du quartier, les seuls livres disponibles doivent être jugés dignes de la pensée socialiste, autant te dire qu’ ils ne sont pas nombreux. Le peu d’ informations parvenant de l’extérieur doit être rendu conforme aux idées du parti. Je fais seulement quelques heures par jour à la bibliothèque, je classe les livres, mets les fiches à jour et répare les ouvrages détériorés. C’est un boulot très routinier comme tout l’est ici, la répétition a toutefois quelque chose de rassurant, si tout est bien à sa place chaque jour, il ne nous arrivera sans doute rien.
J’ai arrêté l’ école. Avec le mur, ma mère a perdu son travail à l’Ouest. Je participe comme je peux à la vie du foyer. Depuis, ma mère a sombré dans la dépression, toute sa famille habitant à l’Ouest, elle n’a plus aucune nouvelle. Quel déchirement pour nous tous.
Je sais que la vie défile de l’autre côté, tu dois sans doute vivre pleinement tes 18 ans. S’ il n’y avait pas le mur, aurais-je le droit de t’emmener danser ? Ce qui me manque le plus de toi, c’est ton insouciance.
J’ai 19 ans, ils ont brisé mes rêves. Je rentre du travail avec l’angoisse d’affronter la douleur de ma mère. Quant à mon père, il fait de son mieux pour se fondre dans la masse, être un bon petit soldat, ne pas faire de vagues, faire ce qu’ ils attendent de nous, se montrer fier d’appartenir au bloc de l’Est. Les couleurs ont quitté mon univers, je vis au jour le jour et m’accroche à nos souvenirs. Hans et Elke me rendent visite de temps à autre, on se retrouve parfois pour assister à une pièce de théâtre avec toujours le communisme en arrière-plan.
Cette lettre, je l’écris sans savoir si elle te parviendra un jour. Je vais essayer de la faire passer par Dimitri, il dirige la bibliothèque, il est autorisé à quelques déplacements, je lui fais confiance.
Voilà Stefa, ces quelques lignes me rapprochent de toi. Un jour, j’apprendrai sans doute que tu t’es mariée. Ici, on se doit d’être marié avec le parti avant tout. À certains moments j’ai des idées d’évasion, mais je sais que très peu y parviennent et je ne suis pas résigné au point de finir avec une balle dans le ventre.
Alors j’attends, mange, dors, travaille et pense à toi souvent, à ce que nous aurions pu être ensemble, tes sourires m’accompagnent.
Je t’embrasse.
RALPH

***

Maya fit un rapide calcul, le mur avait été construit en mille neuf cent soixante et un, donc cette lettre devait datée de l’année mille neuf cent soixante deux. Elle fut prise d’une soudaine émotion, ce texte l’avait troublée. Tout en lisant, elle était partie là-bas avec lui dans la grisaille de son quotidien. C’est étrange comme la vie nous ramène à des images de notre passé. Berlin, la ville qu’elle avait découverte et adorée adolescente avec les échanges scolaires. Berlin, où plus tardivement elle avait eu une violente dispute avec Marc lors d’un week-end, prémices d’une rupture qui eut lieu quelques mois plus tard. Malgré la teneur tragique de la lettre, Maya se dit qu’elle aurait aimé en recevoir une si belle. Pourvu qu’elle soit bien parvenue jusqu’à Stefa ! Le soleil avait disparu. Depuis combien de temps était-elle là ? Elle avait dû rêvasser un bon moment car il était presque dix-neuf heures. Elle régla l’addition, rangea le document et rentra chez elle.

***

Evangéline avait le sentiment étrange de n’avoir parlé à personne depuis des jours. Et son fils qui ne l’appelait pas. Elle voulut aller voir si le téléphone était bien raccroché mais ses jambes pesaient des tonnes. Elle était contrariée, elle n’avait pas pour habitude de rester inactive et acceptait mal que son corps lui rappelle le temps qui passe, le temps qui reste serait plus juste. Ce n’était pas mourir le plus grave, ça, elle n’était pas contre puisque c’était écrit, entendons nous bien, elle n’était pas pressée non plus. Non, le plus dur c’était de réaliser que sournoisement nos forces prenaient la poudre d’escampette, s’en allant batifoler ailleurs, nous laissant pour héritage un large éventail de maux et de douleurs variés. Mais elle n’allait pas se laisser démonter par une petite faiblesse passagère. Demain elle se lèverait de bonne heure et son jardin l’accueillerait comme il le faisait depuis des années. Le boulanger passerait à onze heures, il la gratifierait d’un mot aimable, elle le remercierait pour sa bonne humeur. Quelques heures auparavant, ses voisins « bio » auraient chargé leurs trois enfants dans la voiture en lui adressant un rapide signe de la main, ils auraient l’air pressé comme avant quand ils habitaient une grande ville. Il leur faudrait sans doute encore un peu de temps pour oser laisser la vie tourner sans se fixer mille choses à faire. Evangéline n’avait pas toujours aimé cet endroit. A dix-huit ans, elle avait fui le village en répondant oui à la demande en mariage d’un jeune garçon qui avait séjourné là tout un été. C’était la première fois qu’elle côtoyait un garçon de près. Il lui plaisait, certes, mais elle rêvait surtout d’une vie différente. Pas question de s’enterrer ici, le monde était vaste !

***

Ce matin-là, quand Andréas s’était réveillé, il avait pressenti que quelque chose n’allait pas, il n’aurait su dire pourquoi. Etait-ce parce qu’aucune musique ne sortait de la chambre de sa soeur ? Ou parce que le chat paraissait désemparé, tournant devant la chambre de Stefa alors qu’il aurait dû se trouver à l’intérieur ? Il avait juste la désagréable sensation que rien ne serait plus comme avant. Il voulut se préparer un café mais fut saisi d’une soudaine impulsion. La porte n’était pas fermée à clé : Stefa était là, sur son lit, déjà froide. Un petit mot disait : « Papa, maman, Andréas, je ne peux continuer à vivre dans un monde où l’on dresse des murs pour empêcher les gens de s’aimer. Je vous embrasse tendrement et vous aime. » Le chat s’enfuit tristement, Andréas ne put faire un mouvement. Ce n’est que longtemps après qu’il parvint à joindre ses parents.

Quand deux mois plus tard une lettre arriva jusqu’à eux, il ne donna pas de réponse mais la conserva soigneusement. Peu de temps après, il changea de travail. Il devait quitter cette maison pour sauver sa peau. Ne plus voir sa mère s’étioler ni son père rentrer tard. Il ne voulait plus passer devant sa chambre, il ne voulait plus entendre sa musique résonner en lui. Même Hegel, le chat, avait préféré disparaître.

***

Août 1961 : C’est arrivé cette nuit, ils ont construit un mur. Le monde est séparé en deux. J’espère que je pourrai aller voir Ralph.
Septembre 1961 : Un mois déjà, impossible de franchir ce satané mur. Ralph est de l’autre côté. Mon Dieu, comment cela est-il possible? Je vais me réveiller, tu viendras me chercher et nous passerons voir Klaus et Olga. Tu m’achèteras une barbe-à-papa, tu souriras en me regardant me délecter de cette montagne de sucre.
Je ne compte plus les jours, les adultes sont fous. Je dois passer mon bac, à quoi bon, je n’ai plus goût à rien. J’ai basculé dans un monde dont je ne veux pas. Je voudrais tellement croire que leur folie n’est que passagère. Vivre, c’est cautionner ce non-sens. Mes parents me répètent sans cesse qu’ il faut avoir de l’ambition, que la vie est un combat de tous les instants. Je ne veux pas combattre. Je voulais juste te voir, je voulais rire, me gaver de sucreries, te donner la main, passer notre bac et marcher doucement dans la vie.
Ma vie sera ce que j’en ferai… Je voulais juste être avec Ralph. Mon frère est adorable, il ne sait que faire pour m’aider à penser à autre chose.
On aurait dû s’embrasser plus souvent, faire des réserves de tendresse, chaque jour je piocherais dedans, lentement, avec parcimonie, pour en garder le plus longtemps possible… et ensuite ? Heureusement que j’ai la musique, je peux passer des heures à en écouter, par terre, dans ma chambre. Hegel, mon gros matou tigré est là, il ronronne, il ne sait pas, lui, que le monde ne tourne pas rond.
J’ai honte de me plaindre sans cesse. Et toi Ralph, à quoi ressemble ton monde de l’autre côté ? Il paraît qu’ ici c’est mieux, mes parents me le disent.
J’ai des idées sombres de plus en plus souvent. Je ne me reconnais plus. Aujourd’hui, j’ai rayé le mot « insouciance » dans le dictionnaire.
Mes parents se sont décidés, ils veulent bien retapisser ma chambre. Il y a quelques mois, cela m’aurait comblée. Je fais semblant d’ être joyeuse pour leur faire plaisir. Tiens, il faudra que demain je raye les mots « bonheur » et « joie ».
Mardi 6 mars 1962 : Vivre, c’est du passé. Vous y arriverez, vous autres, vous n’êtes pas fait comme moi. Pardon Andréas, je te confie Hegel, prends soin de nos parents, je compte sur toi…

Alors que Stefa sentait une douce torpeur l’envahir, elle eut le temps de saisir le dictionnaire et d’y rayer le mot « espoir ».

***

Maya n’arriva pas à dormir. Elle pleura longuement. Elle songeait à Stefa, à cette lettre qu’elle n’aura jamais lue. Cela aurait-il changé le cours des choses ? Elle avait mal à la tête, elle se sentait intrusive, elle n’aurait jamais du lire tout ça. Elle décida d’attendre que le jour se lève, pressée de remettre le cahier à sa place. Elle tourna longtemps dans son lit, alluma la télé, se releva pour boire un thé. Elle feuilleta rapidement le magazine littéraire auquel elle était abonnée. Il y avait un article sur R. Meyer, un de ses auteurs préférés, elle le lirait demain après le travail. Elle commençait de bonne heure et n’avait pas fermé l’oeil.

Quand il arriva dans ce petit village français, il se sentit bien pour la première fois depuis longtemps. Six mois qu’il travaillait pour la maison Klart, spécialisée dans le matériel agricole. Quand son patron lui avait proposé de partir pour la France, il avait tout de suite accepté. Il avait pris des cours du soir et parlait maintenant un français correct. Il était accompagné de Peter, qui était rapidement devenu un ami. Ils devaient sillonner l’Est de la France pour faire des démonstrations de leurs nouvelles machines. Ils étaient maintenant installés dans un village du Jura et logeaient dans un petit appartement au dessus de la mairie. Il avait eu raison de quitter Berlin. Il pensait encore constamment à elle, mais le souvenir devenait plus doux. Peter avait su accompagner sa douleur de sa présence et de ses regards entendus. C’est lors du bal du quatorze juillet qu’il rencontra sa future épouse. Elle était jolie, brune, le regard sombre, c’est son timide sourire qui l’avait séduit. Elle sembla captivée quand elle apprit qu’il venait de Berlin, elle qui n’avait jamais quitté son village voulait tout savoir de la vie en ville.

***

Evangéline entendait le tic-tac de l’horloge en permanence. La nuit était bien longue, elle ne se rappelait même plus s’être couchée. Elle se dit qu’elle avait dû s’endormir sans manger. Depuis qu’elle était rentrée du jardin, des souvenirs lointains envahissaient ses pensées. Et puis elle sentait des présences autour d’elle : « Ma pauvre, tu divagues, depuis le temps que tu vis seule ici ». Il lui tardait que le jour se lève, elle y verrait plus clair. Son époux était mort des années auparavant. Elle était revenue dans la maison de son enfance il y a quinze ans. Elle avait alors ressenti un besoin irrépressible de calme et de nature. Elle avait appris les fleurs et redonné une seconde vie au jardin potager de sa mère. Comme la vie est étrange et permet de se découvrir à chaque âge ! Elle se sentait bien depuis, un peu recluse, mais étrangement apaisée. Certes, son caractère s’était aigri, elle portait un regard ironique sur le monde et les gens. Mais finalement, si elle se moquait gentiment de ses voisins, elle aurait volontiers partagé son traditionnel vin de noix avec eux.

C’est lors d’un quatorze juillet qu’elle avait rencontré son futur mari. Il avait suffit d’une danse, il était gentil, distingué, différent. Ensuite, ils avaient passé toutes leurs soirées ensemble. Et quand sa mission avait pris fin, elle l’avait suivi. Ils s’étaient mariés comme cela, rapidement, avec Peter pour unique témoin. Les parents d’Evangéline n’avaient rien dit. Ce garçon était bosseur et bien élevé, mais il avait le terrible défaut d’être allemand ! Sachant qu’ils n’auraient pu retenir leur fille, ils avaient alors simplement espéré que la cadette ferait un meilleur mariage.

Evangéline avait terriblement soif, elle n’arrivait pas à trouver l’interrupteur de sa lampe de chevet. D’habitude, elle laissait toujours un verre d’eau à proximité. Décidément, cette nuit n’était pas comme les autres. Elle trouvait étrange de se replonger dans le passé, elle ne rêvait que très rarement de son mari. Elle se revit pourtant à Paris peu de temps après leur mariage. L‘appartement sous les toits, rue de La Licorne dans le 8ème arrondissement, était plutôt cosy avec toutes ses boiseries. L’image était nette, elle revoyait chaque détail. On arrivait directement dans la cuisine meublée tout simplement d’une table rouge en formica et de quatre chaises. Au fond, à côté du réfrigérateur et de la gazinière, se trouvait l’évier. Ils avaient trouvé un vaisselier chez un brocanteur et Evangéline avait été très fière d’y déposer soigneusement la vaisselle donnée par sa grand-mère Léa, la seule de la famille à lui avoir souhaité sincèrement un long et doux mariage. Un petit salon avec un canapé deux places, une chambre et un coin sanitaire composaient le reste du foyer. Dans son sommeil, il lui semblait même entendre les bruits de la rue, les klaxons des voitures. Des sons qu’elle avait oubliés depuis longtemps, tout était tellement calme dans son village. Tout se mélangeait dans la tête d’Evangéline, elle se rappela les cours de dactylo, son premier emploi, toutes les semaines qu’elle passait seule quand son mari voyageait pour le travail. Lorsqu’il était à la maison, ils sortaient beaucoup, au cinéma ou au théâtre. C’était une période heureuse, pourtant une chose chagrinait Evangéline : elle ne connaissait toujours pas sa belle-famille, après six mois de vie commune. Elle savait qu’il rencontrait ses parents lorsqu’il se rendait en Allemagne, au siège de l’entreprise, mais il ne lui avait jamais proposé de l’accompagner. Lorsqu’elle abordait le sujet, il lui répondait alors que rien ne pressait, qu’il était préférable d’attendre. Elle n’insistait pas, après tout, sa famille à elle était également peu présente dans leur vie. Il avait parfois le regard ailleurs. Andréas n’étant pas du genre à s’épancher, elle s’en accommoda.

Un soir pourtant, alors qu’ils rentraient d’une soirée chez des amis, Andréas parla. Il lui raconta Stefa, sa jolie jeune soeur, l’horreur de ce matin-là, la vision sur le lit. Et comment vivre ensuite avec cette fêlure dans la tête ? Sa mère après ça, qui inlassablement allait dans la chambre de Stefa, changeant les draps, ouvrant la fenêtre, fermant les volets. Ils avaient même retapissé la chambre comme cela était prévu. Puis sa mère qui ne retourna pas travailler, qui prenait des médicaments, mangeait de moins en moins. Et son père qui au fil des semaines rentrait de plus en plus tard. Chacun replié dans sa douleur, pas de paroles échangées, Stefa était dans chacune de leurs pensées mais ils se taisaient. Alors lui, Andréas, n’avait pas pu rester, il avait choisi de vivre et pour cela il avait dû partir. Le reste elle le connaissait.

Une fois dans l’appartement, il alla chercher un cahier et lui montra la lettre de Ralph. Elle était arrivée deux mois après le décès de Stefa. Ses parents ne l’avaient pas lue, il avait préféré ne rien dire. Il l’avait jointe aux écrits de Stefa, dans son cahier d’écolier, et avait conservé le tout soigneusement. Il n’avait jamais informé Ralph. Evangéline ne demanda rien de plus ce soir là mais serra un peu plus tendrement Andréas.

Puis la première visite en Allemagne finit par arriver. En pénétrant dans la maison de ses beaux-parents, Evangéline comprit les réticences d’Andréas. La tristesse avait niché là et accueillait le visiteur dès son arrivée. Belle-maman et beau-papa avaient fait de leur mieux, le repas était parfait, ils s’évertuèrent à combler le silence, la vie à Paris fut l’alibi tout trouvé pour une longue conversation. Le lendemain fut consacré à la visite de Berlin. Ils se dirent ravis d’avoir enfin rencontré leur charmante belle-fille et maintenant il faudrait venir plus souvent leur rendre visite.

Sur le trajet du retour, Evangéline resta muette. Elle avait vu les photos de Stefa dans le salon, était passée devant sa chambre, mais pas un mot à ce sujet. Andréas avait participé à cette mascarade, à aucun moment il n’avait demandé à ses parents comment ils se sentaient, à aucun moment ils n’avaient parlé d’elle. Les visites suivantes se déroulèrent quasiment de la même façon. Un an après la première rencontre, le prénom de Stefa n’avait toujours pas été prononcé. Andréas esquivait les questions quand elle évoquait le sujet.

On était au mois d’août, la chaleur était étouffante en plein coeur de Berlin. Dans la petite maison des Bauer, l’après-midi s’éternisait. Après avoir briqué sa cuisine dans tous les sens, Dora avait fini par rejoindre Evangéline et Andréas au salon. Herman lisait d’un oeil le journal local et somnolait de l’autre. Evangéline s’imagina dans dix ans au même endroit. Ils auraient une fois de plus partagé un bon repas, évoqué les petits tracas du quotidien, le travail. Ils passeraient prendre une fois de plus le café au salon et seraient assis exactement aux mêmes places qu’aujourd’hui. Tout serait pareil tout le temps. Elle s’entendit alors dire :
- J’aimerais beaucoup voir la chambre de Stefa.

Le temps était comme suspendu. Andréas regarda Evangéline d’un air désemparé, s’il avait pu disparaitre il l’aurait sans doute fait. Dora essuya une larme. Ce fut finalement Herman qui parla le premier.
- La petite a raison.

Il alla chercher la clé, soigneusement cachée dans une petite boîte, elle-même rangée dans un tiroir, et la tendit à Andréas.
- Tu peux l’accompagner.

La chambre était jolie, proprette. Sur le bureau, à côté d’un bouquet de fleurs du jardin, les affaires d’école de Stefa étaient toujours là. Quelques rayons de soleil traversaient discrètement les persiennes. Ils furent bientôt rejoints par Dora. Elle s’assit sur le lit de Stefa et se mit à parler, d’abord timidement, les yeux baissés sur ses mains nouées. Evangéline prit place à ses côtés, posa une main discrète sur son poignet. Andréas les laissa toutes les deux. Plus de cinquante ans après, de petites larmes perlaient sur le visage d’Evangéline au souvenir de cette scène. Dora avait déversé son chagrin, sa culpabilité, son amour, l’absence plus lourde chaque jour. Elle avait raconté ce noeud indescriptible qui vous arrache les tripes dès le réveil, l’envie d’en finir également. Puis elle avait pleuré doucement dans les bras d’Evangéline, longuement jusqu’à l’apaisement. Elles avaient refermé la chambre sans ajouter mot. Un peu plus tard, Dora s’était changée, maquillée et avait proposé une sortie au restaurant.

Le lendemain, ils étaient allés tous ensemble sur la tombe de Stefa. Peu de temps après, la chambre de Stefa fut entièrement redécorée, « prête à accueillir les futurs petits-enfants », aimait à dire Dora.

Evangéline revit la naissance de Jonas, leur fils unique, et les jolies années qui suivirent. Elle songea avec bonheur aux prochains jours chez son fils, elle avait même joint le cahier de Stefa à sa valise. Elle comptait demander à Jonas de faire une recherche sur Ralph. Il lui avait dit qu’avec internet on pouvait parfois trouver des renseignements. Les nouvelles technologies dépassaient Evangéline et l’intéressaient peu, mais elle faisait confiance à son fils, il savait, lui ! Elle avait toujours pensé que Ralph devait lire les mots de Stefa. Contrairement à elle, Andréas disait qu’il ne fallait pas remuer le passé. A la chute du mur elle avait une nouvelle fois tenté de le convaincre, mais en vain. Elle était maintenant décidé à aller jusqu’au bout, le temps était venu… s’il n’était déjà trop tard.

***

Les pompiers avaient été alertés par un voisin. Non, à dire vrai il ne la connaissait guère. Il la saluait le matin quand il allait déposer les enfants à l’école avant de se rendre à son travail. Il se rendait compte en disant cela qu’ils avaient peu ralenti leur rythme depuis qu’ils vivaient ici. Il avait mauvaise conscience, lui qui était venu ici pour vivre de manière plus authentique… Six mois et pas de réel échange avec cette voisine ! Elle passait énormément de temps dans son jardin. Il venait justement prendre conseil, elle avait des fleurs magnifiques. Il en avait profité pour lui apporter le pain qu’il venait de confectionner. A son arrivée, il l’avait trouvée gisant à côté de cette valise, un cahier dans les mains, ses outils de jardinage à ses pieds. Non, il ne pouvait pas dire si elle avait de la famille. Oui, elle vivait seule. Spontanément il glissa le cahier dans la valise et remit le tout aux pompiers, ça pouvait toujours servir. Ces derniers partis, il jura que dès samedi il participerait à la vie du village, il y avait une petite fête organisée par le club d’animation.

***

Evangéline ouvrit enfin les yeux et tourna la tête pour regarder l’horloge déréglée. Elle fut tout d’abord surprise de découvrir un mur blanc, elle aperçut alors l’appareil relié à son coeur… « L’horloge » émit alors un dernier tic-tac avant de céder place au silence.

Alertée par sa collègue, Maya pénétra en tremblotant dans le service de réanimation de l’hôpital St Vincent. Elle prit la main d’Evangéline, lui confia qu’elle avait trouvé et lu le cahier, débrancha l’appareil et lui ferma les yeux. Avant l’arrivée de Jonas, elle avait remis le journal dans la valise.

Une fois à la maison, pour tenter de penser à autre chose, elle décida de lire son magazine. L’article sur R. Meyer traitait de la genèse de l’écriture.

R. Meyer : « L’ écriture m’a sauvé, j’ai écrit pour ne pas sombrer. J’ai commencé par une correspondance épistolaire. Plus exactement, j’écrivais des lettres à l’ être aimé, mais une seule lui est peut-être parvenue. Les autres, je les ai gardées. C’était juste après la construction du mur, elle était à l’Ouest, de l’autre côté. »

La journaliste : « Et vous l’avez revue par la suite ? »

R. Meyer : « Les années ont passé. Je travaillais à la bibliothèque. Je suis devenu boulimique de lecture. Je pouvais me procurer des livres par l’ intermédiaire de mon collègue. Il savait comment faire et nous pouvions obtenir une grande diversité d’ouvrages. Au fil du temps, j’ai ressenti le besoin d’ écrire autrement. Cette fille ! Non, je ne l’ai jamais revue. Je ne pourrais dire ce qu’elle est devenue. L’ écriture m’a possédé. Elle m’a permis de résister, de garder ma liberté d’esprit. Bien sûr, il m’a fallu attendre la chute du mur pour proposer mes manuscrits. Pour en revenir à cette fille ; je lui dois d’ être écrivain. La revoir ne me semblait plus nécessaire. C’est l’idée d’elle qui me nourrissait. »

La journaliste : « Diriez-vous que l’écriture est le moyen qui vous a permis d’ échapper au quotidien et de survivre à cette époque difficile ? »

R. Meyer : « L’ écriture s’est imposée à moi. Je ne l’ai pas réellement choisie. Un jour, j’ai réalisé que c’ était vital, que le besoin d’ écrire était quotidien. Les lettres hésitantes d’un jeune homme amoureux ont laissé place à un réel travail d’ écrivain. Des histoires ont vu le jour. »

La journaliste : « Pouvez- vous dire que chacun de vos livres parle de vous ? »

R. Meyer : « Aussi singulière soit elle, toute histoire raconte un peu son auteur. »

La journaliste : « Avez-vous le sentiment d’avoir réussi votre vie ? »

R. Meyer : « J’ai l’ intime conviction d’avoir fait ce pour quoi j’ étais destiné. La réussite et le bonheur… cela pourrait être le sujet de mon prochain roman. »

Maya se dit que la vie était effectivement question de destin. Pourquoi cet article précisément aujourd’hui ?

Elle songea que la boucle était bouclée et sourit.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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