Déconfi…ture

« Déconfi...ture » de Charlotte Elise a remporté le deuxième prix de notre premier concours de nouvelles dont le thème était "Confinés, et après ?". Nous publierons chaque mercredi une dizaine de nouvelles sur les 40 que nous avons reçues.

Pavel s’installa face au miroir de la salle de bain pour ôter la serviette qu'il avait enturbannée un peu plus tôt dans la soirée. Dans un mélange d'excitation et d'impatience, il entreprit de libérer sa chevelure, devenue abondante après deux mois de confinement sans tondeuse ni coiffeur. Pour fêter l’issue, programmée au lendemain, de cet ermitage forcé, il avait décidé de passer du blond pâle au roux vif. Un choix dicté par euphorie plus que par réflexion, une envie d’un peu de folie, d’oser désormais des choses auxquelles il n’aurait même pas songé dans le « monde d’avant ». L’idée lui était venue trois semaines auparavant, et il avait commandé la teinture sur Internet. Une fulgurance parmi d’autres ; il s’était aussi fait livrer des pochoirs pour customiser les masques qu’il faudrait bientôt arborer à chaque sortie, un DVD pour s’initier à la poterie, un tour à bois complet trouvé sur le bon coin, un vélo d’occasion, un kit de lombricompostage pour appartement et surtout, des dizaines de livres de développement personnel dont il espérait que la lecture l’aide à garder le cap qu’il s’était fixé : une vie libérée des contraintes inutiles, affranchie du poids du regard des autres, bref, en osmose avec son « moi ». Dans cette optique, il avait commencé par troquer ses boxers usés contre un lot de caleçons à boutons pour donner à ses parties intimes une liberté qu’il leur avait toujours refusée, puis peu de temps après, emballé par ses lectures, il avait envoyé sa lettre de démission, quittant le confortable mais ennuyeux boulot de chargé de clientèle en assurances. Désormais, il attendait avec une impatience de moins en moins contenue le grand jour où il pourrait sortir de son appartement et enfin se lancer dans sa nouvelle vie, « oser être lui » selon ses conseils de lecture.

Il avait programmé sa sortie de confinement minutieusement, ne voulant rien laisser au hasard (bien qu’à ce propos, les livres qu’il avait récemment acquis divergeaient ; certains donnaient des techniques pour tout contrôler quand d’autres conseillaient au contraire de se nourrir des aléas du quotidien. Il avait opté pour la première stratégie après avoir récité Amstramgram sur deux des ouvrages en désaccord). Outre le changement de couleur capillaire, il avait donc organisé chaque étape de sa journée. Le matin, il irait petit-déjeuner dans son troquet préféré, en terrasse, avec le journal du jour, dans le brouhaha de la ville qui s’éveille. Il se réjouissait par avance d’entendre des bribes de conversation entrecoupées par des scooters au pot d’échappement trafiqué, d’observer la chorégraphie des passants sur le trajet du travail fouillant leur sac ou leurs poches à la recherche de leur téléphone portable pour pallier leur déréliction, tandis que lui savourerait ce temps nouveau avec l’optimisme de la détermination. Puis, avec des amis, ils iraient en voiture jusqu’à la mer pique-niquer devant les vagues et enfin profiter de l’air iodé sur leur peau pâlichonne (faute à neuf semaines de confinement). Il s’imaginait, dans un romantisme exacerbé par les nombreux films qu’il avait visionnés ces dernières semaines, que le vent lui soufflerait des messages qu’il serait aujourd’hui apte à entendre, puisqu’il avait su ouvrir son esprit en se délestant des pollutions que sont les autres ou la société de consommation, ou les deux, selon les auteurs de ses nouvelles lectures. De retour en ville, il avait casé un dîner avec sa mère au restaurant, en espérant que les tenanciers de l’établissement réussiraient mieux que lui à abréger les retrouvailles familiales, seule perspective du déconfinement qui modérait son enthousiasme. Enfin, apothéose de ce premier jour de liberté retrouvée, pour ne pas dire de liberté trouvée se disait Pavel, il finirait la soirée au Kremlin, un petit bar spécialisé en vodkas, où il avait vécu ses meilleures soirées depuis qu’il avait emménagé à Lille il y a quatre ans. Il y referait le monde avec d’autres clients, mettant à l’épreuve du débat de comptoir ses nouveaux idéaux de société coopérative.

Devant sa glace, un pan de serviette tomba sur ses épaules et un orange lumineux frappa le miroir. La mention « vif » sur la boîte n’était pas usurpée ! Avec une pointe d’appréhension, il se pencha au dessus de la baignoire pour rincer sa tête. La bonde devint citrouille et Pavel refoula l’inquiétude qui le gagnait. Il décida qu’une coloration ratée ne gâcherait pas son plaisir. Il aurait certainement bien pire à assumer s’il voulait s’engager dans ce changement profond auquel il aspirait, se dit-il pour se redonner un peu de courage et affronter à nouveau son reflet. Sans surprise, sa chevelure avait conservé le orange ardent que l’eau de rinçage avait laissé entrevoir. Ses mèches d’une dizaine de centimètres lui tombaient sur le visage telles des spaghettis sauce bolognaise industrielle. En les écartant, il découvrit que la couleur ne s’était pas contentée de se fixer sur ses cheveux mais qu’elle avait également pris ses quartiers sur le haut de son front. L’euphorie un peu douchée, Pavel s’habilla et consulta le livre « Comment faire face avec optimisme aux aléas malheureux de l’existence (troisième édition enrichie de nouveaux conseils) ». S’il n’y avait rien sur les colorations ratées, le paragraphe intitulé « assumer ses complexes » lui suggérait de mettre en valeur ses atouts.

Sans hésitation, ses yeux étaient ce qu’il avait toujours préféré chez lui. Légèrement en amande, d’un brun doré qui semblait maintenant, sous le orange de sa chevelure, tirer sur le jaune, ils captaient les regards et donnaient à son air juvénile un petit quelque chose de mystérieux, laissant imaginer qu’un trésor pouvait couver derrière ce visage quelconque. Pavel consacra le reste de sa journée à étudier les associations de couleurs puis à personnaliser une paire de lunettes pour tenter de transférer le flamboiement de ses cheveux à ses yeux. Emporté par son élan de créativité, stimulé par les tutoriels sur Internet qui proposaient en vrac de créer des rôtis de veau au crochet ou de réaliser un K-Way en recyclant les vieux sacs de congélation, il se fabriqua également un bandeau à partir de vieux vêtements afin de camoufler la large ligne orange à la racine de ses cheveux. Il se coucha finalement satisfait d’avoir relevé le défi posé par cet échec capillaire, et fier d’avoir su créer par lui même les bases de sa nouvelle existence. Il se dit que tous ces ouvrages prônant un retour à l’autonomie et donnant des « outils pour se réapproprier des savoir-faire ancestraux » étaient dans le vrai. Même s’il ne s’agissait que de masquer un raté tinctorial, il se sentait sur la bonne voie.

Le jour s’était à peine levé lorsque, le lendemain, Pavel referma derrière lui la lourde porte de son immeuble. Masque floqué d’un sourire de Joker, lunettes aux montures recolorées, bandeau noir et cheveux roux, il fit ses premiers pas d’homme libre, pas encore dans le monde d’après, mais avec l’impression de ne plus être, déjà, dans le monde d’avant. Il marcha dans cet entre-deux, sorte de purgatoire pandémique, d’un pas sautillant. Lorsqu’il aperçut son voisin de l’étage supérieur, à une centaine de mètres devant lui sur le trottoir d’en face, une bouffée de joie l’envahit. Sans qu’ils n’aient jamais été proches, la perspective d’échanger quelques mots sans l’intermédiaire d’un téléphone lui procura une petite décharge de plaisir. Il traversa gaiement la rue, tout en préparant quelques paroles affables qui pourraient entamer la conversation. La légère tension des élastiques de son masque laissait deviner le franc sourire qui se cachait derrière. La rencontre était imminente. Il ralentit le pas, et leva un bras anticipant la poignée de main à venir… Son regard croisa celui de son voisin, mais le bonjour qu’il prononça gaiement se perdit dans l’air. De toute évidence, l’autre ne l’avait pas reconnu. Déconcerté, il songea un instant à rentrer chez lui consulter des livres pour savoir quelle attitude adopter face à cette déconvenue, puis il renonça, ou plutôt choisit de « tourner la page » (formulation moins négative, pensa-t-il, content de mettre en pratique les conseils lus ces dernières semaines) pour se consacrer à la suite du programme.

C’est avec le moral touché mais pas coulé qu’il arriva au Petit Faidherbe, où il s’assit en terrasse. A part les tables, un peu plus espacées qu’à l’ordinaire, et les serveurs masqués, tout était comme avant, et il se sentit bizarrement rassuré par cette absence de changement. Il s’installa sur sa chaise comme on chausse une vieille pantoufle, avec le confort du rituel. Quelques tables plus loin, une femme lisait déjà l’unique exemplaire du bistrot de la Voix du Nord, tenant le journal par la baguette destinée à accrocher le canard sous le comptoir. Pavel commanda un café allongé et un croissant en attendant son tour. Les nuages semblaient ne pas vouloir s’attarder au-dessus de la ville et il sourit en pensant à cette journée tant attendue qui démarrait enfin. La femme referma le journal et Pavel, d’un signe de la main, lui fit signe qu’il aimerait le lire. Le serveur, qui approchait avec la commande, attrapa le journal au passage et se dirigea vers sa table. Il déposa le café et la viennoiserie, puis sortit un flacon de gel hydroalcoolique de son tablier et en aspergea copieusement le quotidien. « Mesure obligatoire », argua-t-il en le tendant au jeune homme.

Sur le papier imbibé, la Une se brouilla, laissant apparaître par transparence toutes les autres pages. Puis les mots et les photos se mélangèrent et l’encre fila sur les bords. Les nouvelles locales dégoulinaient à présent le long des avants-bras de Pavel, ruisselaient sur la table et finissaient en pluie à ses pieds. Dans ses mains, le papier se disloqua jusqu’à disparaître. Sous la rousseur de son crâne, ses rêves de monde d’après s’étiolèrent pareillement, fondant sans qu’il ne puisse les retenir. Désirs, utopies et espoirs se diluèrent en une flaque de dépit.

Newsletter

Lisez la Lettre de Factuel

ABONNEZ-VOUS À LA NEWSLETTER !