Comment Philippe Thireau s’est intéressé à Benjamin Constant

L'écrivain a donné une conférence sur son dernier ouvrage à Besançon, invité par l’association de défense de la langue française, dans le cadre des Rendez-vous de l’histoire du Cercle suisse...

L’association de défense de la langue française (section de Franche-Comté), dans le cadre des Rendez-vous de l’histoire du Cercle suisse, à Besançon, recevait, mardi 15 mars, Philippe Thireau.

L’écrivain venait raconter comment il s’est intéressé à Benjamin Constant et surtout, à la liaison qu’il eut avec Isabelle de Charrière, une parfaite inconnue pour Philippe Thireau… et pour d’autres aussi sans doute. Qui connait Benjamin Constant, connait ses amours partagées avec Germaine de Staël. Mais Isabelle de Charrière ?

Qui était cette femme, appelée aussi Belle de Zuilen, un nom à vous faire rêver ? Parti sur les traces de Stendhal, et sur celles de son passage à Lausanne, Philippe Thireau se souvient que Benjamin Constant est natif de cette ville. Il se replonge dans la lecture de Cécile, de Adolphe et du Cahier rouge. Et chemin faisant, il découvre une correspondance entre Benjamin et Isabelle. Et quelle correspondance ! Celle celant un amour véritable entre deux âmes tourmentées mais non folles, entre deux êtres assoiffés de tendresse et marqués par l’intellectualisme.

Cet amour véritable fut-il enrubanné de sexualité ? La question reste sans véritable réponse. Mais est-ce important ? La rencontre de deux esprits, de deux intelligences, ne vaut-elle pas autant que la rencontre de deux corps ?

Isabelle était plus âgée que Benjamin. Alors, de quelle sorte d’amour s’agit-il ? Celui de deux amants ou celui d’un enfant pour une mère de substitution, d’une mère pour son enfant ? La question mérite d’être posée, elle ne l’est pas directement dans mon livre, seulement par incidence ou bien, insidieusement, entre les lignes, dans les images forgées par les mots ; mais forcément, l’histoire de ces deux personnages encourage le lecteur à envisager différentes hypothèses, puisqu’il reste, le lecteur, perplexe devant la question, non résolue, du sexe dans cette histoire.

L’histoire de cette liaison, sexuelle ou pas, a donné un bel essai romancé. (cliquer ici pour lire l'article que Factuel lui a consacré).

Benjamin Constant et Isabelle de Charrière en est le titre, et le sous-titre, Hôtel de Chine et dépendances, évoque bien des mystères !

Je pense sincèrement que Benjamin et Isabelle furent très proches, très intimes en l’Hôtel de Chine à Paris, au tout début de leur liaison. Comme je le disais tout à l’heure, il y avait de la transgression dans leurs rapports, d’autant que cela se passait des nuits entières, avec l’assentiment du mari ! Comme l’écrivit Benjamin, « nous trouvâmes bientôt l’un envers l’autre des rapports plus intimes et plus essentiels. » C’est sans doute cela qui échauffa la bile de Sainte-Beuve ! Sainte-Beuve écrivit : « Je ne doute pas que, entre le tout jeune homme et la femme mûre, il n’y ait eu la cérémonie d’initiation (…). Quelle raison aurait pu les empêcher, libres qu’ils étaient de tout lien et de tout préjugé, de se donner ce plaisir ou de faire cette petite expérience. » Passons.

[…]

Ces nuits, comme pourrait le dire Nietzsche, c’était « Dionysos contre le crucifié » ou encore « l’insolente gaieté de ces journées et de ces nuits folles » suivant la formule de Philippe Sollers. Quelle respiration pour Benjamin, quelle revanche pour Isabelle, rebelle à la morale de son temps qui trouvait, dans l’échange hédoniste, enfin, la volonté de vivre. Elle se rappelait alors son mariage triste, froid, lugubre, un mariage de déraison suivi d’une nuit de noce qu’elle osera décrire à une correspondante comme étant un moment fade et sans attrait.

Il est bien question, aussi, dans l’ouvrage de Philippe Thireau, de la question de la place des femmes. Un débat qui n’a pas encore trouvé sa fin, et qui pire même, voit ici et là, les femmes remises sous le joug des hommes, sous celui de la religion, dans les théories, dans les actes et dans les faits.

Simone de Beauvoir ne s’y était pas trompée !

Simone de Beauvoir fustigea le mari dans Le Deuxième sexe ! ce pauvre homme qui eut à gérer le spleen de son épouse tout le temps du mariage et qui osa un jour une lettre, la lettre du coq, où il cisela une métaphore scabreuse mais touchante sur le maître de la basse-cour protégeant ses poulettes ! Monsieur de Charrière ne mérite pas l’opprobre de Simone de Beauvoir, seule Isabelle était responsable : elle savait très exactement ce qu’elle faisait en se mariant le 17 février 1771, dans une église froide avant de se retrouver dans un lit froid comme je l’ai dit précédemment, avec un mal aux dents de bon aloi pour lui éviter tout plaisir. Simone de Beauvoir écrivit : « C’est le mariage qui a lentement assassiné l’éclatante Belle de Zuilen. »

Alors ? Isabelle responsable ? Le mariage responsable ?

Dans ce petit, ou grand désastre d’une vie, une bouée de sauvetage : la littérature.

Nos deux amants trouveront dans la littérature un moyen de dissiper la difficulté d’être. Transformer sa pensée en écriture – outre la mobilisation de la sphère intellectuelle qui éloigne du quotidien, tient à distance la deuxième part de soi-même, l’autre extérieur –, transformer sa pensée en écriture permet l’émergence de la fiction ; la mécanique fictionnelle, connue dans le rêve éveillé, est à l’œuvre dans tout écrit. Ainsi, je pense qu’il ne peut y avoir de roman pur, répondant à des règles d’établissement qui seraient immuables. La mécanique du je est forcément à l’œuvre dans l’acte d’écrire et transgresse toutes les règles. Écrire une lettre, puis des lettres à une même personne sans jamais avoir de réponse, tenir un journal comme Stendhal (Rome, Naples, Florence) en inventant des situations reflétant la pensée du moment, c’est faire acte de fiction. En écrivant son journal, le scripteur simule un destinataire et se dédouble en s’inventant un lecteur. Le fait d’écrire est un passage à l’acte, le premier. Le second, celui de publier, affirme l’égotisme de l’auteur, certes, mais aussi, paradoxalement, sa disponibilité à rencontrer l’autre ; chez Constant l’angoissé, c’était un véritable travail, car sa culpabilité naturelle le pressait à rechercher l’amour de l’autre pour soi-même. Rien de tel chez Isabelle de Charrière. Elle écrivit et publia depuis son plus jeune âge pour donner à connaître l’opinion d’une femme qui serait philosophe roi, à l’égal des hommes. Elle cherchait à convaincre. Elle finit par se faner au Colombier et sa rencontre avec Benjamin en 1787 l’éclaira ; ainsi, furent-ils, dans le chaudron fusionnel, mère-amante, fils-amant, meurtriers de leur ombre, renaissants.

Une histoire qui s’inscrit dans celle des salons littéraires.

Je reviens sur les salons littéraires qui furent le creuset dans lequel le couple d’Isabelle et de Benjamin se forma ; qu’étaient donc ces lieux de socialisation de l’élite intellectuelle et politique de l’époque ? Plongeons dans l’histoire. Les salons littéraires, les anciens « bureaux d’esprit », étaient organisés suivant les penchants de l’hôte ou de l’hôtesse, on pouvait y privilégier la poésie, le théâtre, la littérature, les sciences, la politique, ou faire de « tout un peu » : Marie-Thérèse Geoffrin ne recevait que des célébrités littéraires et philosophiques, telles que Diderot, Marivaux, Helvétius, Grimm. Le lundi, elle recevait les artistes, peintres, sculpteurs, architectes ; le mercredi, les gens de lettres et les savants. Cette habitude de recevoir à jour fixe était répandue dans de nombreux salons, notamment Saurin et Suard, assidûment fréquentés par Benjamin plus tard. On recevait chez les Suard les lundis et vendredis.

On aimait discuter les idées, débattre sans faiblir ; les livre à peine imprimés étaient disséqués avec fougue ; la critique était la règle. Ces lieux privilégiés, construits pour des personnes privilégiées, permettaient également l’expression politique ; ils exerçaient une influence certaine sur les gouvernants : ministres et courtisans écoutaient les discours éclairés des philosophes sur la politique et la culture. L’aristocratie de l’esprit exerçait de fait le pouvoir. Madame Doublet de Persan tenait le fameux « bureau d’esprit », encore appelé « Paroisse », dont sortirent les  «nouvelles à la main », gazettes manuscrites ancêtres de la presse, et qui influencèrent le temps. Grimm en était fort pourvoyeur de son côté.

[…]

L’intérêt de ces salons tenait aussi au fait que les intellectuels et les écrivains, notamment, partageaient le droit de critique, le droit de faire, sans qu’aucune sanction universitaire ne s’abatte sur les uns ou les autres. Tout était possible : les rapprochements entre science, littérature, philosophie, politique, arts étaient au contraire encouragés. Cela ne devait point trop plaire à l’Église et à ses docteurs, soucieux au contraire de sectoriser la pensée pour mieux faire vivre ses « vérités ». On peut parler d’un chaudron gigantesque. Il permettra l’émergence de l’université libérée des contraintes dogmatiques, en premier lieu les grandes écoles publiques. Cela aura une conséquence à terme : renvoyer l’intellectuel à son rôle d’analyste, l’écrivain et l’artiste à la promotion des valeurs. La société moderne a fonctionné comme cela, longtemps, avec rigidité. Mais le savoir est à tout le monde, le partage essentiel, la confrontation idem. L’alliance des intelligences, sans que nul ne s’arroge un droit de veto intellectuel, est une bataille journalière.

[…]

Isabelle de Charrière quittera le monde le 28 décembre 1805 ; Constant écrivit dans son journal abrégé, le jour même, sans qu’il sût encore la nouvelle : « Rien. » Il poursuivra le 30 décembre, après en avoir connu : « Je perds encore une amie, qui m’a tendrement aimé, un asile, si j’en avais eu besoin, un cœur qui, blessé par moi, ne s’en était jamais détaché. Que de morts j’ai déjà inscrits dans ce livre ! Le monde se dépeuple, pourquoi vivre ! » Peut-on trouver cela satisfaisant ? « Un homme qui n’aime que l’impossible », écrira de lui Germaine de Staël. Impossible lui-même.

 

 

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