Charles Piaget, l’extraordinaire homme ordinaire

La biographie que le journaliste Joël Mamet consacre au plus connu des porte-parole du grand conflit social chez Lip (1973-1976) dresse un portrait riche et sensible d'un des Bisontins les plus connus des 50 dernières années. Un livre important qui tente d'établir les liens entre une enfance compliquée, une vie professionnelle accomplie, un engagement syndical (CFTC puis CFDT) et citoyen hors du commun. 

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C'est un livre passionnant que Joël Mamet vient de publier sur Charles Piaget aux éditions du Sékoya. Une biographie riche, sensible et documentée d'un enfant du quartier Battant de Besançon devenu « figure du mouvement ouvrier international ». Le projet trottait depuis longtemps dans la tête de celui qui couvrit durant plus de vingt ans la vie économique et sociale bisontine pour L'Est républicainNDR : j'ai travaillé plusieurs années avec Joël Mamet dont j'ai pu apprécier le travail, la rigueur intellectuelle, l'engagement professionnel et... syndical.

Charles Piaget, 92 ans aujourd'hui, fut le porte-parole emblématique de la longue lutte des 1200 salariés de l'usine Lip de Besançon entre 1973 et 1976. Ouvrier outilleur hautement qualifié, passionné de mécanique, promu contremaître puis chef d'atelier en raison de ses compétences, il symbolisa un mouvement d'une inventivité rare qui tint la ville et le pays en haleine durant des mois. Mobilisés contre un projet de restructuration porté par le nouvel actionnaire de l'entreprise, le groupe suisse Ebauches SA qui préfigurait Swatch, les salariés occupèrent l'usine avant d'être expulsés par les CRS au cœur de l'été 1973. Mais ils avaient anticipé le coup en déménageant les machines, cachant le stock de montres, et en redémarrant l'activité sans patron dans un gymnase mis à disposition par le maire.

Leur slogan : « on fabrique, on vend, on se paie ». Leur méthode : assemblées générales quasi quotidiennes, commissions, partage de l'information. Prenant la parole à la fin d'une manifestation en réaction à l'expulsion policière, Piaget, alors délégué CFDT, avait lancé une formule restée dans les mémoires : « l'usine, c'est pas les murs, c'est là où sont les travailleurs… » Quelques semaines plus tard, le 29 septembre 1973, environ 100.000 personnes, venues de tout le pays et même de l'étranger, participaient sous la pluie à une marche de soutien à Besançon.

Sauvé de la délinquance par sa famille d'adoption

En cette époque de quasi plein emploi, c'était l'un des tous premiers combats sociaux contre l'orientation nouvelle du capitalisme : le néolibéralisme mondialisé. La bataille des Lip fut victorieuse, la réouverture de l'usine intervenant l'année suivante après de longues négociations avec les pouvoirs publics et l'engagement d'Antoine Riboud, rare figure de gauche du patronat. Mais le succès fut de courte durée...

Le livre de Mamet rappelle cela en annexe. Son projet n'était pas de faire un nième ouvrage sur un conflit qui a suscité d'innombrables articles, livres, thèses, recherches, films. Mais de se pencher sur l'itinéraire de Charles Piaget, sur sa vie. Sur son enfance, sa jeunesse, sa famille, ses passions, ses amis. Bref, Mamet entendait faire une « biographie aussi précise que possible ». Avec en filigrane une question : qu'est-ce qui a conduit Charles Piaget à devenir un personnage hors du commun ? D'autant que son enfance chaotique dans le quartier Battant, une mère qui abandonne le foyer alors qu'il n'a que quelques mois, un père peu présent quoique attentif au point de la placer jusqu'à ses 5 ans chez les Ubbiali, des fréquentations adolescentes peu recommandables, quelques frasques... auraient pu en faire un voyou. La famille Ubbiali, qui l'a accueilli tout petit, l'adopte à la mort de son père quand il a 15 ans. « Ils l'ont sauvé de la délinquance », affirme Joël Mamet qui, ancien éducateur, sait le rôle bénéfique d'une structure familiale aimante et solide.

Mais déjà Piaget pointait sous l'écolier. Dans la cour de l'école, les grands l'implorent de jouer avec eux. Enfant, il arpente la ville pour le compte de son père en allant chercher des verres de montres. Ado, il escalade avec ses potes les toits et les tours de l'église de la Madeleine. Observateur, il constate tôt les différences sociales entre les quartiers : « les pauvres habitaient Rivotte, Battant et juste à côté Arènes, Charmont. Parmi eux, il y avait beaucoup d'Italiens, d'Espagnols. » Sous l'Occupation, il est dans une petite bande qui s'introduit dans les casernes où les Allemands sont installés, vole de la poudre, en fait des feux d'artifices dans les cours... Des voisines disent un jour à son père : « Ça finira mal... » Un de ses copains est d'ailleurs tué par un policier avec qui il s'était montré agressif. Charles est cependant le seul à ne pas boire d'alcool. Il chaparde, mais ne fait pas de marché noir...

Premier de la classe à L'Horlo

A l'école de l'Arsenal, les instituteurs lui donnent le goût de la lecture, lui suggèrent avec insistance de poursuivre des études générales, mais c'est à L'Horlo (l'actuel lycée technique Jules-Haag) qu'il va suivre un cursus de mécanique durant trois ans, obtenir un CAP d'ajusteur et un brevet d'enseignement industriel. Il se révèle perfectionniste : « si on avait deux problèmes à faire, j'en faisais dix ! » Il est premier de sa classe, ses profs le poussent pour qu'il fasse des études d'ingénieur « mais le petit pécule laissé par mon père avait été entièrement utilisé pour ma scolarité antérieure. Et pour moi, il était impensable d'être encore à la charge de la famille Ubbiali. Je me devais désormais de gagner ma vie », explique-t-il.

Le voilà qui rentre chez Lip en 1946, avec l'appui de Bernard Billot qui a épousé Thérèse, la fille des Ubbiali devenue sa sœur... Bernard y travaille déjà et est responsable local de la CFTC où Charles se syndique très vite, mais, à l'entendre, sans objectif militant. Quand il lui est suggéré de figurer sur la liste pour les élections professionnelles, il accepte à condition d'être en position non éligible. Il est à la dernière place, mais par le jeu des candidatures rayées, le voilà quand même élu.

Un événement, qu'il a plusieurs fois raconté par ailleurs, créé comme une sorte de déclic. Lors d'une réunion, le patron, Fred Lip, s'en prend vertement à une déléguée CGT et l'insulte. Personne ne moufte. Il se jure que cela ne recommencera pas.

La parabole des carnets

Une anecdote, que Mamet décrit comme « la parabole des carnets » souligne bien ce que sont la méthode et le caractère de Piaget. Rien de syndical, plutôt une scène de la vie au travail. Avec huit ou dix jeunes embauchés, au sortir de l'atelier-école, la formation interne à Lip d'un an, il est confronté à l'individualisme des anciens qui maîtrisent l'art du poinçon mais refusent de transmettre leur savoir. Pour faire face, les jeunes se réunissent, décident de tout noter dans un carnet et d'échanger : « L'un de nous a compris qu'il fallait jouer sur l'entraide... On a rattrapé le niveau des anciens beaucoup plus vite qu'on croyait... C'était à qui trouverait une astuce, une méthode très simple pour mieux usiner les pièces difficiles. On avait la rage d'y arriver. On a rendu service à tout l'atelier grâce à quelques unes de nos petites inventions ».

Bref, Charles Piaget n'est pas seulement cette « figure du mouvement ouvrier international », c'est d'abord et avant tout un professionnel hors pair doublé d'un bon camarade. Ce qu'il résume d'une formule : la force du collectif. Il l'utilise à chaque fois qu'on tente de le mettre en avant, qu'on met le doigt sur la particularité de son rôle. Et admet du bout des lèvres être « un pivot ». Autrement dit, central...

Pour un de ses camarades de lutte, c'est un conteur. De fait, il a une manière très singulière de provoquer l'écoute, sinon l'adhésion, de ses auditoires, souvent captivés par le rythme de ses phrases, la précision de ses mots, la force des images qu'il emploie. Certains l'ont vu comme « une vigie », des journalistes l'ont consulté comme « un oracle ». Pour son neveu adoptif, Georges Ubbiali, enseignant-chercheur en sociologie, qui a recueilli son témoignage de vie sur une quarantaine de pages, Piaget peut aussi être vu comme un « intellectuel organique », expression d'Antonio Gramsci, dirigeant du Parti communiste italien emprisonné par Mussolini. Autrement dit, « une personne capable d'analyser une situation dans sa complexité, et même de faire de la prospective. Donc de voir plus loin que les problèmes de la vie quotidienne, sans pour autant renoncer à les résoudre ».

« J'ai passé trop de temps dans l'entreprise »

De fait, pensée et action s'articulent. Charles Piaget fut parmi les premiers opposants à la guerre d'Algérie. Lecteur de Témoigne chrétien dès l'âge de 16 ans, il fut des quelques dizaines d'auditeurs bisontins de la conférence, dispersée par la police, de son rédacteur en chef Robert Barrat, revenant d'un reportage outre Méditerranée. Il hésita plusieurs semaines avant de dire son refus d'être candidat à l'élection présidentielle de 1974, proposition faite par des groupes d'extrême-gauche et des membres du PSU, le parti dont il avait été l'un des premiers adhérents à sa fondation en 1960.

Dès les premières pages, on sent le respect de l'auteur pour son personnage, mais il assure ne pas avoir fait une hagiographie dithyrambique. Il explore ainsi les « zones d'ombres » privées et pousse le scrupule en demandant leur avis à quelques patrons de l'horlogerie qui s'étendent assez peu sur le sujet.

Beaucoup plus intéressants sont les témoignages de ses proches, de ses enfants à qui il a manqué, accaparé qu'il était par son travail et ses engagements. Annie, leur mère aujourd'hui disparue, lui avait un soir fermé toutes les portes de la maison, l'obligeant à dormir dans le jardin... « J'ai passé trop de temps dans l'entreprise », admet-il aujourd'hui. Lui que certains ouvriers de Lip ont appelé ironiquement Saint Charles, le confesse également : « Je ne suis pas un saint... » Il le dit aussi sans ambages : il est athée et a fait en sorte d'avoir des obsèques civiles. Il ne le fanfaronne pas non plus, car ce n'est pas son genre et il a horreur d'être blessant. D'ailleurs, s'il est allé à la messe adolescent, c'est pour ne pas heurter Thérèse Ubbiali, sa mère adoptive... Et puis, il a choisi de garder quelques valeurs qui lui ont plu dans le christianisme.

Cycliste et montagnard !

Le livre de Joël Mamet dévoile un homme ordinaire que son intelligence, sa ténacité, sa lucidité, son travail et les circonstances ont rendu extraordinaire. On n'est qu'à moitié étonné de découvrir qu'il fut un cycliste endurant et chevronné avant de rouler en solex, qu'il se passionna pour la haute montagne, avalant 2600 mètres de dénivelé en six heures...

L'ouvrage révèle aussi un homme fourbu après dix ans de lutte, d'abord le conflit, puis la bataille pour la survie des coopératives issues du conflit. Partant en pré-retraite à 55 ans, en 1983, un an après le décès de sa femme, il disparaît quasiment des radars militants durant une décennie, miné par des maux de tête et ce qu'on appelait pas encore le burn-out, en fait l'épuisement. C'est Claudine Pédroletti qui le remet en selle. Militante syndicale au CHU et politique (LCR puis NPA), elle lui propose de s'engager dans AC ! Agir contre le chômage, une toute jeune association de soutien aux demandeurs d'emploi dont il présidera l'antenne bisontine pendant vingt ans !

Il s'y donne à fond, se plonge dans les comptes, démêle des situations, théorise, galvanise, engendre quelques succès, notamment dans ce qu'on a appelé l'affaire des recalculés des Assedic qui vit des gens dans la dèche voir leurs indemnités injustement rabotées. Parallèlement, il se remet à sillonner le pays pour des conférences, répondant volontiers aux invitations, travaillant méticuleusement chaque intervention, lisant beaucoup, y compris les livres du patronat « pour savoir comment il raisonne ».

Il y a un style Piaget, fait de sérieux et de simplicité, de pédagogie et de hauteur de vue. Inoxydable, pratique, solidaire, toujours calme... Ce style traverse le temps. Roland Vittot, son vieux camarade catho qui dit que Piaget est « devenu [s]on frère », résume d'une phrase la dimension fascinante du personnage : « moi, j'allais vers les gens, lui, les gens allaient vers lui ».

 

 

 

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