Ce que tu ne saurais voir

« Ce que tu ne saurais voir » de Marine Daubenfeld a remporté notre premier concours de nouvelles dont le thème était "Confinés, et après ?". Nous publierons chaque mercredi une dizaine de nouvelles sur les 40 que nous avons reçues. Bravo à elle et un grand merci à tous les participants !

Illustration : Marine Daubenfeld

Elle s’était éloignée de son périmètre de vie rassurant. L’inquiétude s’était infiltrée et à ce moment, elle monta d’un cran : il ne portait pas de masque. La voiture l’avait déjà déposée devant la barrière avant de faire un demi-tour rapide. Il lui ouvrit le passage, elle retint un mouvement de recul et fit mine de ne pas voir sa main tendue. Il devait être fou.

Deux heures la séparaient de la cérémonie. Ignorant l’état de la maison de sa grand-mère, elle avait acheté quelque chose de pratique pour déjeuner. À cet homme souriant venu la chercher, elle avait peu répondu, ou par monosyllabes. Elle s’attachait surtout à maintenir la bonne distance entre eux, et ils avaient terminé le chemin en silence, sous un soleil printanier qui l’éblouissait. Ce lieu auparavant familier lui faisait peur. Elle appréhendait la journée.

En abordant la petite rue, elle ralentit le pas afin de jauger discrètement les surprises éventuelles et, finalement, s’arrêta. Devant la maison, trois enfants, accroupis en cercle, jouaient. Les fleurs foisonnaient le long du mur. Béantes, la porte et la fenêtre de la cuisine laissaient entendre des voix et des bruits de vaisselle. Elle avait imaginé une journée de solitude grise et morne, et un devoir respectable à remplir sagement. Mais depuis la barrière, les imprévus s’enchaînaient, et l’inquiétude s’accrochait.

A l’intérieur, la pièce était la même que dans ses souvenirs, hormis de nombreux objets qui envahissaient l’espace et une table surdimensionnée. L’homme, toujours à ses côtés, présenta un couple qui préparait un repas, un vieux qui bricolait une lampe et une fille qui pouvait avoir son âge et paraissait tailler du bois. Nul n’était masqué. Elle était sidérée. Quand les enfants firent irruption, le rythme s’accéléra autour de la table où tous s’installèrent. Une place restait libre. Elle n’osait penser qu’elle lui était peut-être destinée. C’était contre toutes les règles de sécurité et de respect. Toujours debout, résolument, elle sortit de son sac une part de quiche sous-vide. La femme haussa les sourcils et se leva, lui ôta son déjeuner des mains avant de la conduire fermement par le bras vers le bout de la table resté libre, l’invitant à s’y assoir. Impensable. Cette inconnue venait de la toucher ! Désemparée, elle ne voulait offusquer personne, mais ils étaient tous, pour elle, des étrangers dont elle devait se protéger. Elle luttait encore pour contenir ses larmes.

Comme l’exigeait la loi, il avait fallu choisir un membre de la famille pour enterrer sa grand- mère dans la Zone Dangereuse où elle habitait. Son père ne l’avait pas revue depuis qu’elle avait refusé de le rejoindre en Zone Sécurisée à la fin des évènements qui avaient suivi le Grand Confinement, et restait fâché. Son frère travaillait. Un travail exigeant. Elle, arrangeante et puisant du courage dans ses souvenirs d’enfance, avait accepté, listant scrupuleusement sous la dictée de son père ce qu’il lui faudrait prendre dans la maison familiale.

Mais dans la cuisine, elle était restée debout, hypnotisée par ces lèvres qui parlaient et souriaient, exprimant des subtilités oubliées. Des larmes victorieuses baignaient en silence les fleurs imprimées sur son masque. Elle apprit de ces bouches que ces gens partageaient la vie de sa grand-mère depuis plusieurs années, grâce aux chambres laissées vides, et que celle-ci n’avait pas eu la fin solitaire fantasmée dans sa famille. Elle avait transmis maintes choses à tout ce petit monde tandis qu’eux la soignaient et l’accompagnaient. Ils écornaient l’image tissée depuis le Grand Confinement d’une vieille égoïste folle, et rajoutèrent qu’elle avait remisé au grenier certains objets pour sa famille.

Saisissant ce prétexte elle s’éclipsa là-haut, ne pouvant se résoudre à s’assoir et ôter sa protection faciale à côté d’étrangers. Le repas était visiblement préparé sans aucune précaution, avec une vaisselle peut-être non stérile.

L’odeur la saisit, un parfum révolu. Du bois et de la poussière, du foin. Une petite fenêtre découpait un trapèze de lumière sur le plancher. Autrefois, sa grand-mère l’incitait à commettre quelques acrobaties sur cette forme douchée par le ciel, et elle, petite ballerine d’une petite école de danse, elle se concentrait sur des pirouettes et des entrechats avec une fée comme spectatrice. Sur la table, quatre cartons de tailles différentes, avec un prénom tremblé sur chacun d’eux. Un tout petit pour sa mère, comme si le divorce de ses parents après le Grand Confinement était resté ignoré de la grand-mère. Le sien était le plus volumineux et elle l’ouvrit instinctivement, sans penser à couvrir ses mains de gants jetables. Un livre d’enfant avec lequel elle avait préparé sa première mousse au chocolat, un bocal avec des graines, une écharpe de dentelle qui la parait jadis de mille façons, un coquillage, un petit coffret à bijoux en bois, un agrandisseur de photos. Sa grand-mère l’encourageait dans sa passion de la photographie et avait voulu lui montrer comment utiliser cet agrandisseur, mais, adolescente, elle avait ri, ne trouvant aucun intérêt dans cet objet encombrant, compliqué et archaïque quand son appareil numérique lui offrait une multitude de possibilités immédiates. Elle regretta. Aujourd’hui, avec les restrictions imposées par la quasi disparition des ressources naturelles nécessaires à la fabrication de tout engin informatique ou numérique, elle avait dû remettre son appareil aux autorités qui démantelaient le matériel avant réaffectation des matériaux à des usages prioritaires. Impossible maintenant de prendre le moindre cliché.

Sans bruit, la fillette de la maisonnée était entrée dans le grenier. Sa petite voix claire annonça qu’il était l’heure d’aller dire au revoir à Mamy.

Il semblait que tous, enfants compris, accompagnaient la procession. Elle remarqua les marguerites sur les portes et observait le village qui rejoignait cette manifestation honteusement joyeuse, poursuivant les conversations dans des vêtements bigarrés. Aucune restriction de nombre. Ahurie et gênée, elle essayait de ne pas penser. Le danger qui l’angoissait depuis son arrivée lui faisait mal maintenant : tête, ventre, jambes coupées.

Pas de cérémonie à la petite chapelle. Chacun y passait, un couple ou un groupe, se recueillait un instant près du cercueil. Certains disaient quelques mots, lisaient une poignée de vers, fredonnaient quelques notes. Encombrée par elle-même, sa peur, sa peine, son incompréhension et sa solitude, elle resta tout ce temps près de son aïeule perdue, bien au fond de son masque et de la veste noire qu’elle serrait fort sur sa poitrine.

Puis, dehors, dans une tiédeur blanche, le cortège s’ébranla de nouveau, doucement, tranquillement, emmenant la grand-mère dans sa dernière promenade. Elle ferma la marche, soudain épuisée. Vit qu’ils ne se dirigeaient pas vers le cimetière. Ils avaient pris un chemin de terre et la file n’en finissait pas de s’étirer pour l’emprunter. Elle avait oublié que la terre pût sentir quelque chose. Ici le sol était souple et odorant malgré le monde. Au parc où elle travaillait comme Technicienne de protection d’espace de divertissement, la terre était grise et dure, pas même poussiéreuse car la Brigade Sanitaire l’aspirait chaque jour. Après le Grand Confinement, quand les autorités locales lui avaient proposé cet emploi qui contribuerait au redressement de la nation, elle avait réfléchi à l’idée de travailler dans un parc et avait vécu l’arrêt de ses études moins douloureusement. En réalité, la surveillance extrême qu’on exigeait d’elle dans cette surface dédiée aux familles lui faisait oublier les arbres et le ciel.

Dans une clairière, le cortège s’amassa sous un cerisier. Pour elle, ce fut un choc. Elle avait oublié cet arbre et ses promesses gourmandes. Depuis des années, elle n’avait plus mangé de cerises, trop chères sous vide. Une femme avait pris la parole pour rendre un hommage, puis une autre, mais elle n’écoutait pas. Restait fixée sur l’arbre et ses écorchures aux genoux quand sa grand-mère l’aidait à y grimper. Réalisant soudain que tout le monde était tourné vers elle, elle s’avança, quelques mots soigneusement rédigés dans la poche. La femme qui venait de parler l’accueillit et, avant de lui laisser la parole, lui demanda comment elle s’appelait. Tous ces visages vers elle… Elle bredouilla son nom derrière son masque, vacillante. Elle ne savait plus les visages, avait oublié leur singularité. Ces infinies possibilités étaient comme un vertige.

Elle ne savait plus faire avec la multitude. En sept ans, elle avait oublié les visages et la foule. L’angoisse la saisit à cette pensée.

« Et ton prénom ? » Impossible ! Nul, en dehors de la sphère intime, ne les utilisait plus. Les patronymes étaient plus directs et généralistes : une étude avait montré que leur utilisation renforçait la performance des individus dans l’espace social et incitait à la distance. Cependant elle n’osa pas protester : « Benoîte », et lut, sous le cerisier, les mots préparés.

Quand le cercueil trouva sa place, quelques minutes plus tard, dans le petit cimetière ombragé, Benoîte saisit une poignée de terre à mains nues, malgré les millions de bactéries qu’elle contenait probablement. Son masque la pointait du doigt et elle ne voulait pas se faire remarquer davantage avec des gants. Elle observa la terre filer entre ses doigts, la trouva douce. Se répétait le prénom de sa grand-mère : « Marguerite, Marguerite, Marguerite… »

Petits et grands, les habitants de la maison l’attendaient plus loin. Elle fit semblant de ne pas les voir et reprit le chemin emprunté par le cortège. L’air vibrait encore du monde passé. L’herbe, lentement, se redressait. Elle sortit le sac qui avait contenu sa quiche, le posa au sol, s’y assit, leva les yeux. Un oiseau, discrètement, picorait les fruits noirs tandis qu’elle jouait à cache-cache avec le soleil. La brise légère suffisait à faire bruisser les feuilles allongées. Peu à peu, Benoîte se sentit plus calme. Elle n’était pas timorée, mais ici, ne contrôlant rien, elle ignorait comment s’adapter. Avant de venir, elle s’était préparée, mais « savoir », dans un tel endroit, ne l’aidait pas à traverser l’imprévu. Elle pensa à sa grand-mère, simple et gaie, sérieuse et déterminée, qui semblait finalement être restée celle qu’elle avait connue. La colère de son père, sa peur vis-à-vis des risques que Marguerite prendrait en Zone Dangereuse l’avaient contaminée, elle, Benoîte. De ce côté-ci de la barrière, elle s’en rendait compte. Mais tous ces gens avaient bel et bien refusé le progrès d’une protection sanitaire efficace. Pourquoi ? Son père avait martelé leur inconscience. Elle l’avait sagement écouté. Dans le tourbillon du divorce, Benoîte n’avait rien vu de l’ébauche des évènements : le Vaccin Universel, les protections, les précautions… Des conflits vagues dans son souvenir, qui ne faisaient pas sens à ses yeux. Pourtant, personne ici n’avait l’air malade, ni perdu. Elle avait vu de la joie, des visages et les couleurs de la pluralité. Les plus jeunes jouaient seuls sans l’ombre inquiète des parents dans leur dos.

L’étourneau maladroit laissa tomber une cerise. Benoîte la contempla quelques instants. D’un coup se leva, empoigna le bas de la ramure et commença son ascension. Grande et robuste, elle parvint à se hisser facilement. Sa faim se matérialisa, elle sourit à cette idée, mordit dans les fruits juteux. Puis elle se figea dans les premières branches et ne bougea plus : elle réalisait ce qu’elle avait fait et perdit un peu confiance. S’appliquant à redescendre, elle trembla, glissa contre le tronc. Mains et genoux égratignés, une nouvelle fois, elle vérifia qu’elle n’avait pas perdu son masque, le tira de sa poche. Le considéra longuement. Puis se ressaisit car les heures avaient filé : elle ne devait pas traîner sous peine de rater son taxi derrière la barrière. Elle choisit pourtant de rentrer par le bois dans lequel elle avait l’habitude de se promener avec sa grand-mère. Elle souhaitait y déambuler encore une fois ; elle doutait de revenir un jour au village.

Au détour des premiers arbres, une nostalgie joyeuse surgit. Des petites fleurs blanches dont elle avait oublié le nom, des jaunes plus loin dont les cinq pétales traçaient une couronne, l’odeur verte de la mousse, des poussières végétales qui flottaient dans l’air et valsaient avec les moucherons, marquaient davantage les rais du soleil et s’abritaient dans la fraîcheur humide de l’ombre… Un coucou chanta, elle s’arrêta. Tourna sur elle-même les yeux fermés. Chaque molécule de ce lieu était inscrite en elle. Elle était une part de cette terre. Benoîte sentait naître une énergie un peu folle. Des doutes aussi : quel mal à se tenir dans un lieu bienfaisant ? Chez elle, la sécurité lui était promise. Ici, dans cet instant éternel, elle la vivait. Elle posa la paume de sa main sur un tronc doux et argenté qu’elle avait aussi oublié, puis s’y adossa. Elle grava ainsi toutes les sensations émergées derrière ses paupières baissées.

Le jour déclinait, mais à l’écoute de ce qui se passait en elle sous l’arbre penché, Benoîte ne s’en aperçut pas. La voiture qui l’attendait ne prit pas le moindre risque et fit volte-face sitôt l’heure dépassée. Depuis sept ans, aucun véhicule n’avait plus l’autorisation de se déplacer en Zone Intermédiaire pendant la nuit. Prenant exemple sur un pays proche dont les autorités avaient un jour isolé une ville qui avait osé les défier, le Gouvernement avait choisi de couper du pays les zones qui revendiquaient trop fort leur liberté quant à l’obligation du vaccin ou de la protection info-sanitaire. Tous les fonctionnaires des territoires concernés s’étaient vus mutés vers des horizons plus raisonnables. La menace proférée par le Premier Ministre d’une zone de chaos et de non-droit avait semé la panique. La population avait eu quelques jours pour rejoindre la Zone Sécurisée. L’État la prendrait en charge si elle s’engageait dans le redressement de la nation. Les médias, forts de spécialistes dont les chiffres tenaient lieu d’arguments, commentaient déjà les violences à venir dans ces lieux isolés de la civilisation. Un jour, les barrières installées avaient été fermées.

Mais tous n’avaient pas déserté. Et d’autres étaient arrivés. Le chaos promis obligea les habitants de ces zones exclues à s’organiser ensemble pour vivre. Ils en avaient le désir et ils n’avaient plus peur.

Ce jour de printemps, Benoîte finira enfin par sentir autour d’elle la pénombre avancer et allongera un pas allégé vers la maison. Elle y passera certainement la nuit, sous la garde bienveillante des églantiers. Ses habitants lui raconteront Marguerite et elle partagera volontiers ses souvenirs avec eux. Elle entendra, ainsi, que leur monde à tous est le même.

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