Roger Bergeret : «Candide est un cri contre la barbarie»

L'historien san-claudien a écrit pour le théâtre une adaptation truculente du chef d'oeuvre de Voltaire en imaginant un Candide d'aujourd'hui, confronté à la barbarie des intégristes, mais aussi des oligarques et des majors du numérique...

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Professeur d'histoire, Roger Bergeret a enseigné toute sa carrière au lycée du Pré-Saint-Sauveur de Saint-Claude. Originaire d'une famille d'ouvriers-paysans du Dauphiné, il est le produit de la méritocratie républicaine : «un instituteur a poussé mes parents pour que je fasse des études secondaires... J'ai ensuite fait une licence d'histoire en deux ans pour libérer au plus vite ma famille de toutes charges... J'aurais bien aimé faire lettres...» C'est en sortant du monde de l'enseignement, en s'engageant à la Fraternelle de Saint-Claude, qu'il a «découvert la vraie vie» en étant «confronté à des problèmes concrets, culturels, au travail sur les archives...»

Auteur de plusieurs livres, il a récemment écrit une adaptation pour le théâtre du fameux Candide de Voltaire : Candide ou l'optimisme au 21e siècle. La pièce a été jouée sept fois cet été à Saint-Claude par la troupe amateur locale Au Fil du temps qui a été encadré par des professionnels. La mise en scène est de Christian Pageault et la scénographie d'Isabelle Jobard.

Comment vous est venue l'idée d'un Candide d'aujourd'hui ?

Quand je l'ai lu jeune, je ne connaissais pas l'histoire du Candide des années 1755-1760. Je le voyais comme un conte picaresque, drôle. Je pensais qu'il était le produit de l'imagination, que Voltaire avait voulu s'amuser. Puis j'ai eu connaissance de la Guerre de sept ans. La première véritable guerre mondiale, opposant toutes les grandes puissances de l'époque, l'Angleterre, la France, l'Autriche, la Prusse, l'Espagne..., se généralisant sur les océans, au Canada et à l'Inde que la France a perdus à son issue.

On apprend peu ça à l'école...

Il n'y a pas de grand angle, c'est souvent ce qui manque... J'ai découvert aussi que dans les années 1720-1730, dans les archives, que la ville de Saint-Claude avait acheté les derniers équipements pour la question (ndlr : la torture comme peine judiciaire). J'avais trouvé des documents disant que les instruments de la question avaient servi au 17e siècle. On a beaucoup utilisé la torture sous le fameux juge Boguet. Au 18e, on l'a moins utilisée, il y avait aussi de plus en plus d'oppositions... Le Candide de Voltaire vit aussi à l'époque du tremblement de terre de Lisbonne, en 1755, à la suite duquel le pouvoir avait cherché des boucs émissaires à donner au peuple : les juifs, les marranes...

Ceux qu'on a aussi appelés les «conversos»...

Oui. C'est un terme péjoratif qui désignait les juifs convertis au catholicisme mais qui continuaient à pratiquer en secret, après l'expulsion de 1492. Après le tremblement de terre de Lisbonne, on a donc brûlé quelques juifs. On savait qu'il existaient toujours et que leur conversion était superficielle... C'est aussi l'époque de l'affaire Calas, un protestant... Candide est aussi un cri contre la barbarie, celle des guerres où l'on change de camp, on viole... Celle du fanatisme religieux. Voltaire a bien vu que derrière les religions, il y avait souvent des fanatiques, que les plus fanatiques sont souvent les plus crapuleux... C'est un cri contre l'arbitraire, l'esclavage. Dans ma scène des six rois, ils sont des strapontins, donc éjectables !

Pourquoi les présenter comme des oligarques mafieux ?

Les «rois» du monde d'aujourd'hui sont des financiers qui n'ont plus conscience de mener le monde à la crise ou à la ruine. Ce cynisme, on le trouve dans Voltaire et ses personnages.

On lui a reproché de l'être lui-même...

Je ne le crois pas... Il a pu être cynique en parole, mais c'était un très grand sensible. Il défendait par exemple le végétarisme, disant «nous vivons sur des ruisseaux de sang et de souffrances». Ça, c'est le vrai Voltaire... Candide est d'actualité : on retrouve aujourd'hui la même quantité de violence, de fanatisme, d'utopie détournée... Ma scène de Cupertino avec les lunettes magiques est le pendant de celle où Voltaire s'est moqué de l'Eldorado. Nous vivons dans une société où l'illusion fait oublier la réalité.

L'industrie numérique parle aujourd'hui de «réalité augmentée»...

Le cerveau est constamment connecté. C'est une menace pour l'équilibre mental, pour la société... Dans ma pièce, on est à un moment dans le centre d'expérimentation de Big Mac de lunettes interactives où des images défilent, envoyées par l'auteur du programme...

C'est un jeu ? Du divertissement ?

Dans Candide au 21e siècle, l'agent de Big Mac dit : «on l'apporte aux Indiens, c'est mieux que la cocaïne, ça donne l'illusion du bonheur pour pas cher, c'est rechargeable sur le soleil...» Il y a bien une intention politique.

Dans le Candide de Voltaire aussi ?

Oui ! Quoi qu'il écrive, il est toujours subversif, même à la cour de Frédéric 2...

C'est un bouffon ?

Cela va plus loin. Le bouffon servait le roi, Voltaire le sape. C'est un fanatique de la liberté de l'esprit...

Ce qui ouvre la porte à l'individualisme absolu !

C'est une question redoutable. L'esprit voltairien, c'est le soupçon sur tous les pouvoirs, y compris la démocratie. C'est pour ça qu'il a un côté anarchisant...

Anarcho-libéral, de droite ?

Oui, mais en même temps, il n'admet pas la misère. Il a eu des activités économiques, a voulu faire de Ferney - dont il était seigneur - un havre pour les Genevois expulsés pour des raisons religieuses et politiques, pour les serfs du Haut-Jura qui se libéreraient...

De quoi s'agit-il ?

Saint-Claude était alors encore une terre de servage. Il s'est engagé à la fin de sa vie pour la libération des serfs de l'ancienne abbaye de Saint-Claude.

Combien étaient-ils ?

Cela concernait peut-être 20.000 à 30.000 personnes, à Morez, Morbier, Longchaumois et quelques autres pays... Le servage a finalement été supprimé la nuit du 4 août 1789, et les droits de rachat en 1792... Voltaire s'est engagé contre les droits féodaux alors qu'il était seigneur de Ferney avec des droits de haute justice, donc de vie et de mort... Il avait un juge seigneurial... L'un d'eux, Frédéric Christin, était un jeune avocat de Saint-Claude qui lui avait écrit, en 1764, pour lui décrire la situation des serfs du Haut-Jura. Voltaire lui a répondu : «venez à Ferney, je vous engage comme juge». C'est le début d'une longue amitié. Après la mort de Voltaire, en 1778, Christin a fait partie de la municipalité révolutionnaire de Saint-Claude, il a été député aux États Généraux en 1789, a prêté le serment du Jeu de Paume, a participé aux travaux de la Constituante... J'ai raconté tout cela dans un livre tiré à 600 exemplaires...

Votre pièce a été jouée sept fois à Saint-Claude par la troupe amateur Au Fil du temps... Va-t-elle être rejouée ?

Une de ces sept représentatrions a été jouée devant des grands spécialistes de Voltaire, membres de la Société Voltaire et de Voltaire à Ferney. J'étais mort de trouille, Candide est sacré ! Et ils ont aimé. L'un m'a parlé d'une adaptation anarcho-fouchtra, c'est à dire avec un côté potache... André Brown, le secrétaire de la Société Voltaire, et Alex Decotte, le président de Voltaire à Ferney, souhaiteraient la reprise du spectacle, mais pas à Ferney car aucune salle ne s'y prête. Christian Pageault, le metteur en scène, pense au théâtre de Divonnes...

Il paraît qu'un film pourrait voir le jour...

Il y a eu des prises amateurs... Un semi-professionnel est aussi venu trois soirs, avec plusieurs caméras. C'est en cours de montage... On a l'idée de la produire et le vendre...

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