Qui a tué la cinquante et unième victime ?

 

Avec Une Plaie ouverte, Patrick Pécherot a fait oeuvre de romancier en travaillant comme un historien. Près de trente ans après la fin de la Commune, un homme cherche Dana avec qui il a partagé ces moments intenses, de juillet 1870 au 2 juin 1871... Mais que et qui cherche-t-il vraiment ?

plaieouverte

J’aimerai toujours le temps des cerises
C’est de ce temps là que je garde au cœur
Une plaie ouverte.

Et Dame Fortune, en m’étant offerte
Ne pourra jamais fermer ma douleur.
J’aimerai toujours le temps des cerises
Et le souvenir que je garde au cœur.

Lire le roman de Pécherot en écoutant Le chant des cerises. Choisir son interprète en fonction de sa sensibilité, artistique ou politique. Car dans ce roman il est question, entre autres d’art et de politique. Courbet. Courbet, renfrogné, ressasse. Il devait la déboulonner, la colonne, pas la détruire. « J’en aurais fait des bas-reliefs aux Invalides. » Sa grande idée : ériger place Vendôme une statue de la Paix. «  Une femme aux puissantes mamelles foulant à ses pieds des canons et des lances. » […] « Tout de même, j’y suis allé fort. »

Une Plaie ouverte, Patrick Pécherot, Série noire - Gallimard

Vallès, Gill, Verlaine. Rimbaud, l’adolescent à la gueule d’ange, sale, puant, mal élevé et débraillé. Vaguement communard, franchement pédéraste dira Richard, l’homme dont les yeux ne cillent jamais. Rimbaud n’est pas nommé, simplement évoqué pendant le temps du récit de la Commune. Il est beaucoup plus présent ensuite. Carjat. Louise Michel, on ne la commande pas. Elle ordonne à Verlaine, ivre : «Il suffit, Verlaine ! Rentrez seul, si vous le pouvez. » Elle use du patronyme, à l’égal des hommes. Elle ne leur cède rien, Louise, Louise Michel…  

Tant d’autres personnages encore, connus ou inconnus…

Garder au cœur le souvenir de cette douleur que fut la répression sanglante de la Commune.

Des personnages flamboyants dont le mythe est parfois écorné

Car c’est bien au cœur de la Commune que Pécherot nous conduit. Œuvre de romancier et travail d’historien avec quelques libertés tout de même, son roman explore une des périodes dramatiques de notre histoire. Trente mille morts sous les balles des Versaillais, mais aussi, un épisode moins connu des néophytes : un massacre commis par des Communards, celui de cinquante otages de la rue Haxo. Cinquante ou cinquante et un ? Pécherot donne une identité, Amédée Floquin, et une histoire à cette cinquante et unième victime. Qui l’a froidement tué, lui qui ne figurait pas au nombre des otages et n’était qu’un simple passant indigné ?

Le dernier est tombé à retardement. C’est Amédée. « Quelle honte », il a dit. C’est raide en dernières paroles.

La Commune, mais aussi les États-Unis et la rencontre avec des personnages flamboyants dont le mythe est parfois écorné. Martha Canary, dite Calamity Jane. Elle a porté les pantalons, le stetson, la cartouchière et, parfois, la crinoline et l’ombrelle. Elle a cavalé le mâle mais son grand amour a fini une balle dans le dos, à la table de jeu n°10 de Deadwood. Alors elle a lampé des verres, vidé des bouteilles, liché des goulots. Wild Bill Hickok, son amour à elle.

[…]

Une chose est sûre, avant de claquer le foie pourri et les poumons mités, Martha Canary n’aura jamais manqué d’aider un homme en détresse.

William Frederic Cody et le Wild West Show qui se produira à Paris dans ce qui est aujourd’hui le Cirque d’Hiver.

William Frederick Cody aimait les affaires autant que les armes. Il doit à ces dernières son surnom de Buffalo Bill.
[…]
Par conscience professionnelle, pour la jouissance de voir culbuter une tonne de muscles dans un nuage de poussière sanglant, et parfois au seul motif de garder la main, il perpétra un des plus grands massacres de bisons de tous les temps. Que l’animal, pacifique, serve l’écosystème, qu’il soit sacré chez les Indiens, qu’avec le respect dû à Mère Nature ils en prélèvent la seule quantité nécessaire à leur survie avait peu d’importance.
[…]
Il ne savait pas davantage que tout est vanité, qu’il retournerait ruiné au néant et que son chemin croiserait celui de Valentin Louis Eugène Dana dont il ne connut pas plus l’existence que celle du dernier de ses palefreniers.

Un homme, près de trente ans après la fin de la Commune cherche Dana avec qui il a partagé ces moments intenses, de juillet 1870 au 2 juin 1871. L’homme qui se fait enquêteur se nomme Marceau. Mais que et qui cherche-t-il vraiment ? La vérité sur Dana ? La vérité sur lui-même ? Et qu’est-ce que la vérité ? Celle fixée sur les photos qu’il retrouve ? Celle qu’il croit entrevoir dans le jeu de main d’un joueur de cartes, sur le premier western de Edwin S. Porter, Cripple Creek Bar-Room, en réalité sur une version arrivée par hasard en France et que personne ne retrouvera plus. Vrai ? Faux ?

Joint par téléphone, une autre invention de M.Edison, Edwin S.Porter expliquera qu’il a tourné deux versions de Cripple Creek Bar-Room. La première montrait un joueur de cartes en action. Selon Porter, elle était supérieure à la seconde.

« L’Ouest Américain, c’est là qu’il faut le chercher... »

Marceau en est persuadé, le joueur de cartes qu’on ne voit que de dos, c’est Dana.

Et la barmaid, c’est Calamity Jane.

Dana est dans l’Ouest Américain, c’est là qu’il faut le chercher.

Peut-on croire un homme noyé dans le laudanum, le cerveau en mélasse ? Marceau sera plusieurs fois hospitalisé dans la clinique du Docteur Blanche chez qui passeront aussi Maupassant, Nerval, Theo Van Gogh…

Un homme, Charles Pathé, lui apporte tout son soutien. Une belle histoire que celle de cette rencontre. Un peu après la fin de la semaine sanglante, Marceau s’est terré dans une cave, attendant des jours meilleurs. Arrive un enfant, Charles, à la recherche de son chat qui a échappé au civet. Plus tard, devenu adulte, Charles Pathé apportera toute son aide à Marceau dans sa recherche folle et obsessionnelle de Dana.

« Je est un autre. » Rimbaud disait ça : « Je est un autre. » Ça ne signifie rien… Ou ça explique…

On trouve des traces du passage de Dana, dans les livres de comptes de la troupe de Bille Cody, en 1901. Il y aurait été charpentier.

La Commune meurt au terme de la Semaine sanglante, en mai 1871.

Trente ans après, Marceau cherche Dana. Pourquoi ? Pourquoi aux États-Unis ?

Pourquoi se trouverait-il à Prairie Home ou à La Réunion ?

Considérant avait fondé, au Texas, La Réunion, première tentative socialiste de colons phalanstériens partis pour l’Amérique. Il avait soutenu la Commune et les expériences lyonnaises…

Les fantômes, à Prairie Home, Ohio, ils s’accrochent aux pierres. Le vent a tout emporté des hommes et de leurs rêves d’égalité. Prairie Home, Point Hope, La Réunion, New Harmony, Social Freedom, Mutual Aid. Libres communautés de pionniers prophétiques, semeurs de songes et gobeurs d’étoiles.
[…]
Dana est-il passé par Prairie Home ?

Dana a-t-il rencontré Calamity Jane ? Les carnets de la romancière Joséphine W. Brake évoquent en revanche le souvenir d’un « little frenchie » hantant la mémoire confuse de Calamity.
[…]
Aucun des témoignages recueillis par Matthew J. Velmont, détective à l’agence Pinkerton ne l’accrédite.

« Bientôt, il dormira dans un vrai lit... »

D’ailleurs Velmont, un enquêteur de la mythique agence Pinkerton, doutera de l’existence même de Valentin Dana au terme de son enquête

L’annoncer au client des Pinkerton dont les émoluments tombent avec la régularité des virements bancaires facilités par le télégraphe tarirait une source de revenus substantiels.

Le client, c’est Marceau financé par Charles Pathé.

Que Dana existe ou qu’il n’existe pas, peu importe.

Le livre de comptes du Wild West Show, le delirium de Calamity Jane, les spectres de Prairie Home, la voix des défunts et celle des quakers conduisent vers Dana aussi sûrement que l’étoile a guidé les mages vers Bethléem.

Velmont efface dans les cendres du bivouac les signes qu’il y avait tracés. Bientôt, il dormira dans un vrai lit.

Il faut un peu de discipline mentale pour entrer dans les allers et retours dans le temps et dans deux continents. Le rythme et la construction du roman suivent les fluctuations du cerveau de Marceau, la précision et l’imprécision de ses souvenirs, la construction ou la déconstruction qu’il a faite de la vérité des ces années là.

Dana, mais aussi Dana et Manon.

Manon, modèle de Courbet, dont on murmure qu’il aurait fait d’elle un tableau sulfureux, pas un portrait, enfin, pas un portrait au sens où on l’entend habituellement…

Vrai ? Faux ?

Manon, inséparable de Dana au temps de la Commune.

Un jour, l’aventure, le rêve de la Commune se termine dans des rivières de sang. Lors d’une Semaine sanglante.

Des procès, des exécutions, le bagne...

Ne reste que le souvenir des morts, ne restent que des vivants qui portent en eux une blessure, une plaie ouverte. Des procès, des exécutions, le bagne dans des îles lointaines…

Manon avait longtemps espéré Dana. Une lettre, un message, un signe. Elle s’était résignée. Les années avait fait le reste.

Marceau savait la patience. Il lui fallait Manon, mais il attendrait. Il l’avait possédée sur le ventre de cent putains. Toujours plus basses. Celles des maisons huppées comme celle des bordels à quinquets, des chambres d’abattages et des bouics à bidet. Les passes furtives, les bouches hâtives, les saillies sous les porches. Il avait tout pris. Les brûlantes, les glacées, les absentes, les écroulées, les buveuses d’absinthe, les éthéromanes, les piquées et les poivrardes, les syphilitiques et les tubardes. Et Manon dans chacune d’elles. Avilie, souillée. Il rentrait au matin, écœuré, la mort dans l’âme, sans comprendre qu’il se punissait.
[…]
Un soir cappuccino, elle était venue d’elle-même. Distante. Par lassitude, pour trouver l’oubli ou tromper son propre corps. Elle avait peu donné. Se gardant de recevoir. Pas plus offerte à Marceau qu’aux mauvais peintres. Elle ne lui laissait pas l’illusion qu’il l’avait eue.

Il croyait à sa vengeance. Même mort, Dana la lui volait.

Mais Dana était vivant.

Dana est peut-être vivant, Marceau, à coup sûr est fou. Mais va savoir !

Marceau n’était pas fou. Du moins savait-il tenir le mors de sa folie, car fous, ils l’avaient tous été, qui croyaient renverser le vieux monde. Gill avait fini à Bicêtre. Courbet avait encore donné le change mais la bile se teintait chaque jour un peu plus de vin blanc. […] Verlaine avait sombré, déjeté, bouffi, poète en bouteille, rongé d’un delirium mystique où des serpents grouillants lui dévoraient les tripes. […] D’autres étaient rentrés du bagne rongés par les fièvres et la décrépitude. Louise surnageait. Cormoran souffreteux voletant de tribunes en meetings.

La vérité sur l’exécuteur du cinquante et unième fusillé...

Il cherche à reconstituer l’histoire. La petite, celle des hommes et des femmes de ce temps là. La grande, celle des événements de la Commune. Trouver la vérité sur Dana. Trouver la vérité sur l’exécuteur du cinquante et unième fusillé de la rue Haxo.

À quelle époque Dana a-t-il changé ? Certains jours, Marceau devinait des mondes secrets qui lui étaient fermés. Dana l’abandonnait à l’entrée d’un immeuble où il soupçonnait une double issue.
[…]
Où était Dana, alors ? Marceau songeait tantôt à Manon, tantôt à quelque projet dont il était exclu.
[…]
Il faudrait trier, classer, mais il est trop tard. Trop de souvenirs reviennent avec le soir. Sur la table où Marceau s’endort, un repas à peine entamé, du vin, un flacon de laudanum. Il en faut davantage pour chasser les fantômes.

Terminer la lecture de ce roman avec une autre lecture, celle du Bateau ivre, par exemple.

Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :

Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

Roman noir, Une plaie ouverte, est une longue enquête sur une époque, celle de la Commune, celle de l’Ouest américain, mais surtout une enquête sur deux hommes. Dana et Marceau. C’est aussi un roman sur la mémoire, celle des faits, celle du foisonnement des d’inventions, celle des d’idées utopiques. C’est aussi un roman sur la question de la vérité, historique ou personnelle. Enfin, c’est un roman de la filiation. Nous sommes aussi nés d’hier, de cet hier là.

Une plaie ouverte laisse le lecteur essoufflé et dans un état proche de l’hallucination, tant Patrick Pécherot sait faire monter la tension en nous faisant partager les délires réalités de Marceau.

 

 

 

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