« On a trois vaches et cinquante enfants… »

Créé en 2010, Femmes de fermes, le très beau spectacle de la compagnie professionnelle de théâtre Paradoxe(s) de Belleherbe, a connu le succès au festival d'Avignon et lors de représentations en milieu rural, la dernière à Voiteur, la prochaine mardi 13 septembre à Arc-les-Gray. Il n'est curieusement jamais venu à Besançon... 

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« On a trois vaches et cinquante enfants... » Les éclats de rire du public font s'interrompre la comédienne. Elle ne s'est pas trompée, ce n'est pas elle, mais son personnage qui a le trac ! Il se corrige : « trois enfants et cinquante vaches ». Bredouille une excuse, un peu confus : « Euh, je ne suis pas la bonne personne pour parler... »

Parler ? En fait, répondre à Marie-Anne Dalem, une historienne qui a fait œuvre sociologique en interrogeant plusieurs dizaines de femmes de fermes du plateau de Belleherbe, aux confins nord du Haut-Doubs, pas bien loin du pays de Montbéliard, séparé du plateau de Maîche par la vallée du Dessoubre. Ces femmes de 16 à 87 ans, paysannes et/ou agricultrices, racontent la jeunesse, la vie, les rêves, les soucis, les chagrins, les fiertés, la terre, les champs...

Du livre, la compagnie Paradoxe(s), implantée à Droitfontaine, un hameau de Belleherbe, a fait une belle pièce de théâtre. Dirigée par la comédienne Paméla Ravassard et le metteur en scène Henri Dalem, fils de l'auteure, la compagnie a travaillé le texte à coups d'improvisations qui l'ont enrichi. Montré en avant-première aux premières intéressées - les interviewées - en 2010, le spectacle a évolué en 2014 à l'occasion d'une résidence à Chaumont faisant suite à de nouveaux entretiens.

Femmes de fermes remet quelques pendules à l'heure en rendant justice à la place des femmes dans l'agriculture, à leur combat pour obtenir un statut - la reconnaissance du droit à la retraite ou tout simplement au revenu. A travers la parole de ces femmes, la pièce aborde les difficultés quotidiennes, existentielles, de la vie des paysan-e-s : le partage de la ferme avec les parents et les beaux parents, le choc des enfants quand ils sont scolarisés au lycée où certains urbains tentent de les humilier, le suicide d'un mari, l'arrivée de néo-ruraux « qui font la fête tout le temps », la bureaucratisation et « les veaux à déclarer comme un nouveau né »...

« Dans paysan, il y a paysage... »

Il y a quelques scènes d'une grande force émotive. Quand une fille découvre dans une table de nuit la lettre de rupture que sa mère n'a jamais envoyée à son père, dans laquelle elle explique vouloir vivre une autre vie sinon mourir... Quand une paysanne s'exclame à la face d'une conseillère de la chambre d'agriculture venue parler investissements et productivité : « je préfère paysanne à agricultrice, parce que dans paysan, il y a paysage : j'ai l'impression d'être peintre... »

De g à d : Marie-Aline Roule, Muriel Racine et Pamela Ravassard. (Ph DB)

On rit beaucoup. Du décalage historique qui a bouleversé les campagnes, évoqué avec le « tabou des corps » : « t'auras bien le temps de faire des baisers lascifs... non, t'iras pas danser, c'est dangereux d'aller au bal... ». On rit aussi en raison d'un judicieux choix de mise en scène qui propose trois temporalités. L'une représente des vieilles se souvenant ou commentant l'agitation, un peu comme les papys d'Astérix le menton sur leur canne : « y'en a qui veulent faire du bio ! », « - Parler politique ? - Ah, non ! », « Si tu te cherches un homme, regarde les petites annonces ! »

« La famille appartient à la ferme... »

Une autre temporalité est celle des témoignages sobres qui reviennent en boucle avec la description calibrée, aux infimes variations, des journées : « je me lève à 5 heures 30, j'ai 50 vaches, 65 veaux, 300 porcs... je ne me couche pas avant 22 heures... »

Entre les deux, des scènes de vie, des discours sur l'expérience, montrent une part d'humanité propre à la paysannerie : « la ferme appartient à la famille... et la famille appartient à la ferme... », « j'aime les bêtes, je leur parle », « le chef, c'est moi, je travaille beaucoup, mais je ne suis pas fatiguée ». On entrevoit la voie étroite entre lucidité et menaces du monde technico-financier. Entre deux constats. L'un tendre et douloureux : « Elle aurait jamais fait ça, ma grand-mère, de s'occuper d'elle ». L'autre pensif sinon critique : « c'est plus des fermes, c'est des usines à la campagne... ».

Et puis, mais on ne vous en dévoilera rien pour préserver l'effet de surprise, la poésie et le surnaturel s'invitent sur la scène. Car au théâtre, comme dans la littérature, le conte ou le cinéma, l'illusion et l'artifice s'unissent avec l'humour pour faire passer les idées les plus saugrenues qui sont parfois les plus belles métaphores sur le sens de la vie.

 

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