« On a touché un tabou de la république »

Factuel a réuni deux protagonistes de l'affaire des comités de soldats, Gérard Jussiaux, alors secrétaire permanent de l'union locale CFDT, et Henri Lombardi, universitaire et responsable d'une petite formation gauchiste, Révolution. Leurs propos distanciés éclairent l'ambiance d'une époque.

Gérard Jussiaux et Henri Lombardi, l'un était secrétaire de l'union locale CFDT, l'autre responsable d'un petit groupe maoïste... Photos D.B.

Quels souvenirs avez-vous, Henri Lombardi de votre interpellation, Gérard Jussiaux de votre arrestation ?

Henri Lombardi : Je militais à Révolution, un mouvement maoiste-trotskyste. On avait un comité de lutte anti-militariste qui fonctionnait bien à Salins-les-Bains... Il y avait un mouvement de révolte très fort dans la jeunesse. Il y avait aussi un CLAM à Besançon, qui soutenait les comités de soldats clandestins. On était entré à la CFDT pour prendre la parole dans les AG... Je me rappelle avoir distribué des tracts devant la gare. Un soldat avait essayé de m'attraper et avait arraché ma veste. J'ai été convoqué par les gendarmes qui me l'ont rendue...

Gérard Jussiaux : J'ai été arrêté le 3 décembre. Ce qui a déclenché la vague d'arrestations, c'est la saisie de la cour de sûreté de l'État par le gouvernement. Le juge Gallu avait mandaté la police judiciaire pour voir si elle pouvait trouver des éléments relatifs à la démoralisation de l'armée.

Henri Lombardi : Je n'ai pas compris pourquoi je n'ai pas été embarqué. Il y avait des traces écrites. En 1971, j'avais épuisé mon sursis et je devais faire l'armée. Ils m'ont dit : si vous voulez faire l'armée, faites une contre-visite. Je n'y suis pas allé et ils ne m'ont pas pris. J'étais naïf, j'y aurais bien fait la révolution, mais j'étais agrégé de maths, je sortais de Normale sup...

Comment analysez-vous les choses avec le recul ?

Gérard Jussiaux : Je pense que Chirac a voulu ratrouper la droite autour de lui. Ça se voit avec son communiqué indiquant que Bourges a demandé à Lecanuet, un centriste, de saisir la cour der sûreté de l'État pour démoralisation de l'armée. A l'époque, on mettait tout le monde dans le même sac et on ne voyait pas les différences internes à la droite. Voyez la déclaration d'Edgar Faure défavorable à la cour de sûreté de l'État...

Henri Lombardi : Notre discours de l'époque, à Révolution, c'était que Chirac essayait d'établir un état fort. Mais c'est Gérard qui a raison, Chirac n'était pas la droite la plus musclée...

Quels souvenirs avez-vous de votre interpellation ?

Henri Lombardi : Ils sont venus me piquer chez moi, ils ont un peu fouillé. Mais on était prudent, il n'y avait pas grand chose à retenir. Ils avaient contre moi le fait que j'avais distribué des tracts aux soldats... Mais ils ont pris Valentini...

Gérard Jussiaux : Il y a eu des réunions clandestines chez lui de gars du 19e RG. Un couillon a eu peur de la Sécurité militaire et les a emmenés au pied de sa cage d'escaliers. Après, ils ont regardé qui habitait là. Ils avaient fait peur aux bidasses.

Comment tout ça a démarré ?

Gérard Jussiaux : L'élément déclencheur, c'est le lieutenant qui casse la gueule à un appelé qui subit l'ablation de la rate qui avait reçu des coups de pied. Les appelés ne l'ont jamais digéré. Ils ont mis en route un comité clandestin et pris des contacts à l'extérieur.

Étaient-ils politisés ?

Gérard Jussiaux : Quelques uns. Par l'intermédiaire d'IDS où il y avait Patrice Duboz, Daniel Faivre, François Cheval, Gilles Spicher... Ils étaient tous au PSU et à la CFDT. Le schéma du PSU, c'était d'essayer d'aller dès que possible à une expression publique. L'extrême-gauche était pour rester clandestine. Le comité a été rendu public au printemps, avec le soutien du PSU, de l'extrême-gauche et de la CFDT. C'est typiquement le microcosme. Puis Gilles Servat a parlé de l'incident au théâtre. Le feu a couvert sous la cendre jusqu'à l'automne. Les appelés ne voient pas venir de sanction contre le lieutenant qui a été muté et sera viré de l'armée quand on sortira de taule... Aux yeux des soldats, rien ne bouge quant à leurs conditions de vie et ils veulent rendre publique la création de leur comité. L'idée de faire une conférence de presse dans les locaux de la CFDT vise à affirmer le fait syndical. Ils annoncent la création d'une section syndicale, sans affiliation, mais soutenue par la CFDT.

Henri Lombardi : A l'époque, la jeunesse est en révolte permanente. Il arrivait qu'une manif se tienne dans l'après-midi du matin de la diffusion d'un tract !

Comment l'expliquer ?

Henri Lombardi : Il y a eu de nombreux comités lycéens après 68...

Gérard Jussiaux : la loi Debré sur les sursis...

Henri Lombardi : C'était pareil chez Peugeot.

Gérard Jussiaux : Il y a aussi eu la grève des CET en 1970-71, avec des manifs pour protester contre les conditions de travail, la vétusté des équipements... Je regrette qu'on ait perdu tous les bulletins de ces comités de soldats. A Belfort, dans un régiment de grenadiers voltigeurs, l'un titrait : GV t'as rien... Il y en a eu des douzaines dans toute la France. Je pense que seule la Sécurité militaire a archivé tout ça !

Henri Lombardi : Je me souviens de l'énorme manif quand tu as été arrêté. J'avais la crainte qu'elle rentre dans Goudimel, mais les grilles ont tenu ! J'avais été libéré le matin même de ton arrestation,, ils n'ont pas pu prouver que j'organisais quoi que ce soit. J'étais un responsable de Révolution... Parmi les flics qui m'avaient interpellé, il y avait un parisien qui proférait des insanités nazies, ceux de Besançon en étaient gênés.

 

Gérard Jussiaux : avec le recul, je pense qu'on a touché un tabou de la république, l'armée, qui l'est resté. Quand on discute du putsch de 1961 avec des militants communistes ou socialistes, beaucoup sont persuadés que le contingent l'a empêché. Et la hiérarchie militaire s'est rendu compte très vite qu'elle ne pouvait compter que sur les unités professionnelles. La gauche sait cela, mais elle continue à respecter ce tabou : à l'armée, on ne discute pas. On est aux antipodes de l'armée citoyenne.

Êtes-vous fiers 40 ans après ?

Henri Lombardi : On ne peut pas renier ça. On était naïf, on n'avait pas de savoir-faire. Et la société n'était pas prête à faire la révolution. Le plus extraordinaire a quand même été Lip.

Qu'avez-vous pensé de la suppression de la conscription par Jacques Chirac ?

Gérard Jussiaux : Il l'a fait avec la gauche : ce qui marche dans ce pays, c'est ce sur quoi gauche et droite se retrouvent, y compris des conneries comme la déchéance de nationalité.

Henri Lombardi : Le problème, c'est que gauche et droite se retrouvent uniquement sur des thèmes de droite, hormis le mariage pour tous...

Que s'est-il passé quand vous êtes sorti de prison ?

Gérard Jussiaux : Le mouvement ne s'est pas arrêté. A Besançon si : les mecs ont été dispersés, terrorisés. L'ébullition à petit feu dans les rangs des appelés s'est poursuivie plusieurs années, même si ça ne faisait plus de vague dans les médias.

Henri Lombardi : Il aurait fallu modifier le fonctionnement de l'armée pour que les gens acceptent. Pourquoi subissaient-ils des brimades ?

Gérard Jussiaux : L'armée a professionnalisé son encadrement après avoir dû gérer les anciens d'Indochine et d'Algérie. Elle s'est recentrée sur le côté professionnel du travail plutôt que sur la discipline bête et méchante.

Henri Lombardi : La France ne pense plus qu'elle aura à affronter des armées ennemies sur son sol. On l'appelle encore ministère de la Défense, mais on fait surtout de l'attaque...

Avec quels engagements d'aujourd'hui peut-on faire un parallèle ?

Henri Lombardi : Peut-être avec le Gisti, Droit devant, RESF, le mouvement des femmes qui reprend du poil de la bête...

Gérard Jussiaux : J'ai eu le privilège de vivre une époque extraordinaire. Ma thèse, c'est que mai 68 a duré dix ans à Besançon. Ça a commencé en février 67 avec la grève de la Rodhia, une grève dure avec intervention des gardes-mobiles, des affrontements entre grévistes et non-grévistes, et ça s'est terminé dix ans plus tard. La courbe des adhésions à la CFDT n'a cessé de monter de 68 à 77, puis l'érosion a commencé fin 77. Besançon est une ville ouvrière qui ne le savait pas, plutôt anar, sans poids historique de la CGT, avec un mélange de population tertiaire et d'étudiants qui apportent de l'air frais en permanence. Dès 67, les étudiants de l'Ageb-UNEF allaient à la Rodhia soutenir les ouvriers. C'est sur cet élan qu'on a passé dix ans.

Henri Lombardi : La CFDT nationale a beaucoup changé, elle a été beaucoup plus à gauche que la CGT pour devenir bien collaboratrice...

Gérard Jussiaux : Je suis de la CFDT d'Edmond Maire qui était obsédé par la désyndicalisation. C'est ce qui l'a amené au recentrage qui consistait à dire que le syndicalisme n'a rien à espérer de la politique. Ma conclusion, c'est qu'on n'a pas su trouver la solution.

Henri Lombardi : C'est comme nous. On a disparu.

Gérard Jussiaux : Il faut aussi considérer le contexte particulier d'un christianisme populaire qui a basculé à gauche après le concile Vatican 2.

Henri Lombardi : Je dirais même après la guerre, avec la JAC, la JOC, la JEC où j'étais.

Gérard Jussiaux : C'est le fond de ce qu'a été le PSU. Car personne n'ose dire que le léninisme a stérilisé la CGT : il suffit de comparer la CGT d'avant 1914 et celle des années 1970 qui a tué la vie, le bouillonnement anarcho-syndicaliste...

Henri Lombardi : Tu dis léninisme, nous on disait stalinisme...

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