« Nous nous sommes malencontreusement rencontrés, à moins que… »

Mortelle Faveur est une pièce de théâtre du Jurassien Philippe Thireau dont la première sera jouée au Théâtre sous le Caillou, (Lyon) le 20 avril prochain. Elle implique deux personnages : le Promeneur, un homme un peu vieux mais pas encore mort, et Miss Flora, une gracieuse jeune femme qui attend les hommes sous la lune.

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Mortelle Faveur met en scène une étrange rencontre. Au fil d’un dialogue surprenant, dense et parfois brutal, des questions importantes sont abordées par les deux personnages. Qu’est-ce que ça implique de rencontrer quelqu’un, ou quelqu’une ? Comment est-ce que ça se concrétise… ou pas ? Quels manques est-ce que ça vient combler… ou pas. Quels sens sont utilisés pour approcher « l’autre » ? L’importance des mots est évoquée, la violence des sentiments aussi. L’amour peut-il naître d’une rencontre fortuite ? Il se passe, dit Le Promeneur, des choses étranges entre deux êtres qui se rencontrent fortuitement et cela finit par poser d’énormes problèmes. Il dit aussi, à la fin de la rencontre… et de la pièce. – Je te cherchais dans les jointures des pavés, dans la mousse obstinée des jointures, dans cet écoulement infect des égouts. J’errais les soirs de lune, je voulais retrouver l’odeur des corps défaits, ces relents de peste ; la peste soit des emportements.

La rencontre – fortuite ou pas, le doute existe – a lieu dans le noir d’une nuit. Une nuit si noire que Le Promeneur n’est pas certain que la personne qu’il vient de rencontrer est une femme.

 

Le Promeneur. – Bonsoir, vous êtes bien une femme ?

Miss Flora. – Pourquoi pas ?

 

Pourquoi se trouvent-ils là, l’un et l’autre, ils l’ignorent au début du récit.

Un échange un peu hésitant, parfois chaotique s’engage. Et Le Promeneur ne sait toujours pas s’il a affaire à une femme. Ou il ne veut pas le savoir ? Parce que si c’est une femme, que peut-il se passer entre un homme et une femme, dans le noir de la nuit ? Dans le noir d’une nuit noire, et glauque semble-il, rencontrer une femme, ici, n’est pas banal, commente Le Promeneur.

Ni l’un ni l’autre ne sait quelle heure il est, ni ce qui les a conduits dans cet endroit désertique.

Ils évoquent un danger. Celui de l’impertinence.

 

Miss Flora. – Je suis absolument une femme, je me promène dans la nuit, je ne le devrais pas ; le risque est gros de rencontrer quelqu’un qui serait peu ragoûtant, pas ragoûtant du tout, voire impertinent, dangereux, impertinent et dangereux.

Le Promeneur. – Vous craignez l’impertinence.

Miss Flora. – La dangerosité de l’impertinence.

 

L’échange se fait plus sensuel, et c’est Miss Flora qui prend l’initiative.

 

Miss Flora. – Puis-je vous toucher, oh ! juste un frôlement.

Le Promeneur. – Je ne sais même pas qui vous êtes ! Me toucher ? Drôle d’idée.

[…]

 

Miss Flora veut se rendre compte, grâce au toucher. Dans le noir de la nuit, que reste-t-il comme sens à développer pour se rendre compte. Miss Flora ne se fie ni à son ouïe, ni à son odorat, elle se fie au toucher. Au contact avec la peau de l’autre.

 

Le Promeneur. – Mon Dieu ! Mais de quoi voulez-vous vous rendre compte ?

Miss Flora. – Je voudrais que vous fussiez bien vrai, bien vivant, bien chaud. Un homme qui passe dans la nuit et qu’on peut toucher sans qu’il trouve cela excessif… Je prendrais bien un café, quelle heure est-il ?

 

Miss Flora a froid aux pieds. Comme il est inconfortable de marcher sur les pavés avec des talons hauts, elle avait ôté ses chaussures. Cette banlieue est un désert ; je n’ai vu aucun café et j’avais envie de toucher un homme.

Le Promeneur accepte qu’elle le touche, là, sur le dessus de la main, peut-être, je ne sais pas ; qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?

Dans le noir de la nuit, un homme et une femme se parlent, l’un acceptant d’être touché par l’autre. Un geste simple qui prend une importance considérable, même si le Promeneur relativise cette importance.

 

Le Promeneur. – Je n’ai rien senti, tout juste un peu de vent.

 

Ils reviennent sur le côté fortuit de la rencontre. En fait, elle peut sans doute s’avérer utile.

C’est étrange, dit le Promeneur, je me disais tout à l’heure : « Cette petite va mal, je pourrais faire quelque chose pour elle. » Je peux faire quelque chose pour vous.

[…]

 

Se toucher. Une expérience. Utile pour tous les deux ? De type sexuel ? demande Miss Flora.

 

Le Promeneur. – Pardon, pardon, je réfute ; qui parle de sexe, d’expérience sexuelle, sinon vous ? Vous êtes bien maline de m’embarquer dans cette histoire ; je vous parle d’une expérience utile, utile à la bonne compréhension de ce que nous sommes…

[…]

Miss Flora. – C’est cela qui m’étonnait ; que fichiez-vous par là ; je ne vous connais pas ; je ne vous y rencontrai jamais avant cette nuit ; vous rôdez comme un homme ; vous reniflez salement. Je vous ai senti me renifler comme une bête. Quelle engeance que les renifleurs. […]

[…]

Vous m’avez suivie alors que je voulais être seule. Pourquoi, si ce n’est pas pour une raison sexuelle ?

 

Que pourrait-il y avoir comme autre raison ? Un homme. Une femme. La question du désir, celle du sexe, incontournables ? Le Promeneur s’insurge, elle se moque de son apparence, elle l’insulte. Le traite de salaud et de moitié de nigaud. Savez-vous d’abord ce que c’est qu’une femme, une vraie ? La tension monte.

Miss Flora s’interroge sur le monde des hommes, qui serait un monde de poches !

 

Miss Flora. – [...] Je prends votre mesure bonhomme ! Et sortez les mains de vos poches ; qu’avez-vous là-dedans, hein, qu’avez-vous ?

[…]

Que faites-vous de vos mains qui se baladent dans vos poches, hein ? Sortez vos mains des poches ! Le monde des hommes, parlons-en, un monde de poches. Pourquoi cachez-vous vos mains ? Qu’ont-elles de « scélérat » à cacher ?

Le Promeneur ? – Je crains qu’elles ne soient un peu grosses.

Miss Flora. – Vous en parlez bien précautionneusement ! Et de quoi vos poches sont grosses, elles, en dehors de vos mains ?

 

Ils finissent par trouver un banc où s’asseoir, un banc éclairé par la lune ; le promeneur a toujours ses mains dans les poches. Et l’échange se poursuit, sur la nature et le sens de cette rencontre dans un lieu qui n’est pas fait pour une rencontre, dans lequel il est étrange de trouver un banc où s’asseoir. Et toujours la question des poches et des mains.

 

Le Promeneur. – Je vous accorde que vous posez les bonnes questions ; peut-être vous en tirerez-vous. Au fond, vous êtes bien aimable. Mais vous n’êtes peut-être pas si perdue que cela, ici. C’est vous qui attendiez, tapie dans l’ombre, dans la fange de ce quartier pourri. Vous attendiez qui asteure ? Vous vous attendiez à quoi ? (Soudain méchant.) Répondez, non de Dieu ! (Elle ne répond pas.) Que me voulez-vous ? Et cette caresse pas du tout fortuite tout à l’heure ? Nom de Dieu ! Flora, allons, quoi ?

 

Enfin, sur ce banc éclairé par la lune, le contenu des poches. Le récit d’une vie d’homme.

 

Le Promeneur. – […] Ce que j’ai dans mes poches, Flora mignonne ? Tiens donc ! C’est cela qui vous fait peur ou qui vous intrigue ? Que croyez-vous que je traine là-dedans ? je ne vous recommande pas de les fouiller, ma toute belle ; vous seriez prise de nausée en y passant tout le corps.

[…]

Toutes ces histoires nous sauteraient à la gueule. J’ai des molosses dans mes poches, ça remue, ça pue là-dedans, c’est une fosse à purin ! Voilà ce que sont les poches ; c’est bien pratique pour cacher la misérable énumération de mes errements. Tout cela, tout cela…

 

Après le noir de la nuit, après le banc éclairé par la lune, un café.

 

Miss Flora et le promeneur sont attablés dans un café ; ils rient de bon cœur, le décor de l’établissement représente des danseurs ; l’accordéoniste joue du « musette » ; la lumière est chiche. Miss Flora s’ébroue.

[…]

Miss Flora. – Le plus important est d’avoir chaud ; il fait plus clair ici que dehors ; je vous vois mieux.

[…]

Le Promeneur. – Comment sommes-nous arrivés ici ? C’est extraordinaire ; nous devisions sur un banc… Nous nous sommes levés du banc ensemble ; j’ai vu un rai de lumière ; le café était là ; il suffisait de pousser la porte.

 

Magie et mystère de certaines rencontres qui ne devraient pas avoir lieu, surtout dans le noir d’une nuit glauque. Magie et mystère qui conduisent un homme et une femme du noir à la lumière. Avant de retourner à la nuit. Ils quittent le café.

Et la rencontre vire presque au combat.

 

[…]

Miss Flora. – Je vous rappelle, homme à petite tête et aux yeux chafouins, que vous avez parlé, au tout début de cette soirée crispante (Je suis bien d’accord avec vous… Je pense avec vous, oui, que les rencontres sont usantes, qu’elles tuent à petit feu, qu’il faudrait se débarrasser une fois pour toutes des rencontres, faire place nette ; elles suggèrent trop d’envies, trop d’espoirs), vous avez parlé d’un café « là-bas » ; c’est vous, vous, qui en parliez d’abord ! Ce café n’est pas surgi de nulle part…

[…]

 

Déstabilisé, le promeneur se trompe et appelle Miss Flora, Stella.

Celle d’Un Tramway nommé désir ?

Une erreur de casting ?

 

Miss Flora. – Stella ?... Vous la sortez du fond de vos poches cette Stella, entre une clé à molette et un tournevis, un croc de boucher ? À la bonne heure, nous voilà trois ; et combien d’autres femelles trainez-vous dans vos basques ? Répondez !

Le Promeneur. – Heu ! … Vous me contrariez, je ne sais plus où j’en suis, je ne le sus jamais d’ailleurs. Nous ne sommes que deux ce soir, Flora, je ne vois personne d’autre que nous deux ; nous nous sommes malencontreusement rencontrés, à moins que vous ayez tout fait pour provoquer cette grossière erreur de casting, et pourquoi donc ?

[…]

 

Finissent-ils par s’aimer ?

 

Le Promeneur. – Enfin, Flora, vous m’aimez bien un peu, à force ; […]

[…]

Miss Flora. – Vous êtes répugnant ! Vous aimer un peu ? Vous rêvez !

[…]

Là, j’ai compris qui vous étiez : un calculateur habile. Vos excuses gentilles masquaient un intérêt réel et effrayant pour le sexe ; vous avez jeté dessus un grand manteau d’ombre.

[…]

Le Promeneur. – Vous m’attendiez.

Miss Flora. – Je m’ennuyais seule à la maison ; vous voilà content ? Je suis sortie pour me divertir. J’avais mon plan. Les journées sont longues et délicates à gérer.

 

La puissance des mots.

 

Miss Flora. – Allons bon, il recommence à embrouiller les mots ! Arrêtez de tourner autour des choses, des femmes qui sentent bon le sexe, autour des cafés, des places lugubres où vous me traînâtes, arrêtez ! Cessez d’agencer les mots tête à queue, ça ne veut rien dire.

Le Promeneur. – Je cherche les mots pour vous faire le moins de mal possible.

[…]

 

Ils finissent par s’embrasser.

 

Miss Flora. – Je vous débarrasse de tous ces outils qui pèsent dans vos poches, qui encombrent vos viscères et vos muscles. Vous puez l’homme, nom de … Vous puez la mort.

Le Promeneur. – Embrassez-moi, fleur, encore, encore ; oh, ces baisers profonds lavent mes cales, mes soupentes ; tiens, oui, délivrez-moi des outils, baisez-moi encore…

[…]

 

Juste avant le baisser du rideau, Miss Flora.

 

Miss Flora (pétulante, amoureuse, dégustatrice). – En voilà des phrases. Vous m’avez retrouvée comme je vous trouvai enfin ; à la bonne heure ! (Elle l’étend à terre et l’enlace). Il m’a fallu ruser pour vous réveiller, bonhomme de bois. Endormez-vous maintenant, je le veux ; j’ai tout donné, j’ai tout pris, vous n’avez fait que passer.

 

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