Une dizaine de policiers en tenue de maintien de l'ordre ont investi la salle des pas perdus du Palais de Justice de Besançon, ce lundi 9 mars en début d'après-midi. Ils ont notamment mission de limiter l'affluence à 40 personnes dans la salle d'audience où comparaissent quatre hommes, poursuivis par le parquet pour « violences commises en réunion sans entrainer d'incapacité ». Quelque 150 personnes se sont rassemblées une heure plus tôt à l'appel de notre rédaction et de Radio BIP pour défendre la liberté de la presse sur l'esplanade des Droits de l'homme, de l'autre côté de la rue, et beaucoup ne peuvent assister au procès.
Deux prévenus sont collaborateurs de presse et couvraient le samedi 13 avril 2019 l'acte 22 de la mobilisation des gilets jaunes : Alex, reporter bénévole à Radio BIP, et Toufik-de-Planoise, correspondant local de presse à Factuel.info. Le troisième, Joris, participait à la manifestation. Le quatrième, Romain, en « état d'ivresse manifeste » selon les poursuites engagées par le parquet, était, aux dires de son avocat Laurent Mordefroy, « là au mauvais endroit au mauvais moment ». Il est en effet arrivé sur le quai Veil-Picard pour acheter un sandwich et des frites au Big Ban à peu près à l'instant où le secteur était embrumé par des gaz lacrymogènes que fuyaient des manifestants descendant de la rue Battant.
Accompagnant le cortège, identifié par un brassard presse, Alex s'aperçoit que Romain est incommodé et lui propose de l'aide, notamment du sérum physiologique. A partir de là, tout dérape et Romain donne un coup de poing à la tête d'Alex, atténué par son casque qui sera déformé sous l'impact. « Vous avez fait savoir que le mouvement des gilets jaunes vous agaçait, que c'étaient des ''fainéants qui font chier le monde'' », souligne la présidente Nadine Schaller-Litolff en lisant un extrait de son audition par des policiers. A la barre, Romain opine. La présidente poursuit sa lecture : « vous avez tenté de porter des coups, mais vous dîtes que vous avez aussi été roué de coups, une trace au tibia a été constaté par un policier lors de votre garde-à-vue... Et lors du transport [dans le panier à salade], vous avez copieusement insulté un manifestant ».
Alex : « Je viens en aide à quelqu'un qui réagit mal... »
S'ensuit une échauffourée que les policiers tentent de démêler grâce aux caméras de vidéo-surveillance situées de l'autre côté du Doubs et à des vidéos diffusées sur Radio BIP. La présidente lit un procès verbal : « les policiers ont vu [sur les caméras] d'autres personnes, dont Joris et Toufik, qui se sont mêlées à la bagarre... Ils ont vu Romain à terre... Selon la police et le parquet, [les quatre] sont tous coupables de violences et ont donc été interrogés ».
La présidente interroge ensuite chaque prévenu sur son rôle présumé dans l'échauffourée, uniquement sur la base du dossier établi par les policiers. Alex, reconnaît avoir répliqué avec deux coups de pied, évoque « le contexte de pression extrême, les gaz lacrymogènes ». La présidente lui demande s'il a fait une école de journalisme. Réponse : « Non... J'ai filmé seize manifestations sans avoir de problème, et là je viens en aide à quelqu'un qui réagit mal... » La présidente : « Quand on s'aperçoit que quelqu'un réagit mal, qu'il est alcoolisé... » Alex : « je ne l'ai pas vu tout de suite... » La présidente : « Vous avez insisté, vous auriez dû partir. C'est incompréhensible. Il n'y a pas de légitime défense, ce n'est pas professionnel ».
Romain reconnaît tout : avoir été bourré, avoir donné des coups, en avoir pris.
La présidente : « Êtes-vous un gilet jaune ? »
Toufik-de-Planoise : « Je viens de vous dire que non. »
Vient le tour de Toufik, très tendu à la barre. La présidente lui demande quelle est son activité, il se cabre : « je ne rentrerai pas dans mes activités privées ». La magistrate : « Pourquoi ? » Réponse : « Ça ne concerne pas cette affaire ». La présidente : « On a besoin de connaître les personnes... Pourquoi vous faites vous appeler Toufik de Planoise ? » Réponse : « C'est mon nom de correspondant de presse, il est connu ».
- La présidente : « Portiez vous un brassard presse ? »
- Toufik : « Oui, et aussi une carte de correspondant de Factuel.info. »
- « Vous avez la liberté de couvrir des événements publics ? »
- « Oui. »
- « Vous devez respecter une forme d'intégrité... »
- « Absolument ».
- « L'obligation déontologique de la presse suppose une distance par rapports aux événements, de garder la maîtrise de soi. »
- « Je ne m'en départis jamais. »
- « Ah... Quand je lis dans votre déposition que vous dites n'avoir rien à déclarer... »
- « C'est mon droit, l'article 63 du code de procédure pénale. »
- « les policiers vous ont identifié comme auteur de violences sur Romain ».
- « C'est leur interprétation. »
- « Les photos parlent d'elles-mêmes... Étiez-vous un gilet jaune ? »
- « Non. J'avais une chasuble siglée ''média'', jaune pour être visible ».
- « Êtes-vous un gilet jaune ? »
- « Je viens de vous dire que non ».
La présidente lit un autre procès-verbal policier évoquant un autre coup. Toufik réagit : « les déductions à partir de PV à charge ne font pas une vérité... » La magistrate : « Vous êtes toujours aussi... » Toufik : « Lapidaire. » La présidente : « Vous êtes prévenu de violences graves alors que vous exerciez une mission au service de la presse... » Toufik : « Je préfère ne pas me prononcer sur l'interprétation de la vidéo-surveillance. Mon conseil répondra à toutes les questions posées. »
Joris se voit reprocher d'avoir pris Romain par le col et jeté à terre et frappé. On sourit en voyant la différence de corpulence des deux hommes qu'une bonne tête et une vingtaine de kilos séparent. Joris reconnaît l'avoir plaqué au sol alors qu'il était menaçant, mais pas frappé : « je n'ai fait que séparer les gens... » La présidente : « Vous auriez pu vous interposer ». Joris : « Je l'ai fait. » La présidente : « On ne vous voit pas vous interposer. Il n'a pas pu se relever et a été frappé par plusieurs personnes. Est-ce correct ? » Joris : « Non. »
La procureure : « Dans les violences en réunion, le rôle de chacun importe peu et je requiers la condamnation de chacun. »
Elle conclut : « Nous sommes tous bien informés des faits reprochés ». Viennent les réquisitions du parquet représenté par Margaret Parietti. Pour elle, le dossier démarre par la plainte d'Alex et l'interpellation de Romain qui « donne un coup auquel Alex répond ». Mais elle en fait une « autre lecture par rapport à la vidéo-surveillance » dont elle tente de décortiquer les séquences sur deux minutes : « le coup de Romain à 19h30 suivi de l'intervention de nombreuses personnes, Toufik étant le premier à porter des coups, puis à 19h32 le plaquage au sol par Joris et un nouveau mouvement de foule, et Alex contournant le groupe et écrasant la main de Romain... Ni Joris ni Toufik n'ont reçu de coups de Romain, mais ils se sont mêlés de ce qui ne les regardait pas. Romain reconnaît les coups qu'il a portés mais ne méritait pas ceux qu'il a reçu après... On peut arriver à une situation qu'on n'a pas voulu. Dans les violences en réunion, le rôle de chacun importe peu et je requiers la condamnation de chacun. »
Elle réclame 200 euros d'amende à l'encontre de Romain dont l'état d'ivresse est une circonstance aggravante d'autant qu'il a déjà été condamné pour violences. Elle requiert 60 heures de travaux d'intérêt général pour Alex et 90 jours amende à 3 ou 4 euros pour Joris. Elle charge Toufik qu'elle considère avoir « déclenché les hostilités » et à qui est reproché de « ne pas assumer ses responsabilités », et réclame à son encontre trois mois de prison avec sursis et 200 euros d'amende.
Laurent Mordefroy, l'avocat de Romain, reconnaît d'emblée que son client, « par son comportement est à l'origine de cette triste affaire ». Il admet qu'Alex « ne pense pas à mal, propose de l'aider, mais ça dérape », notamment parce que Romain est « hostile aux gilets jaunes et pense qu'Alex en est ». Il parle de « violence modérée » sans « volonté de faire mal » et accepte les réquisitions du parquet.
Julien Vernet, l'avocat de Joris, se demande pour sa part si la notion de violences en réunion peut être retenue. Et souligne que si son client « n'intervient pas et que Romain [alors menaçant] porte un coup, il aurait pu être poursuivi pour non assistance à personne en danger ». Comme Joris n'a pas frappé, il demande sa relaxe.
Me Fabien Stucklé : « il faut remercier ces gens sur le terrain, qui sont dans une situation très difficile. Je ne sais pas quel serait mon comportement à leur place. »
Fabien Stucklé, avocat d'Alex et Toufik, conclut sa plaidoirie par les faiblesses de l'enquête policière, voire sa partialité : « Il n'y a pas grand chose dans ce dossier, pourquoi n'a-t-on pas entendu d'autres personnes ? On aurait pu ne pas se dispenser d'entendre des témoins et faire une instruction équilibrée. Des gens sont allés voir les forces de l'ordre pour être entendus mais n'ont jamais été contactés. C'est nous qui avons fait le travail qui aurait dû être fait par les enquêteurs ». Et il fournit à la présidente une dizaine d'attestations circonstanciées qui viennent plus que nuancer la soit-disant évidence des images : « je ne vois pas de photos si explicites, et plus on tourne les pages du dossier, moins c'est net, il y a des captures d'écrans floues, très pixelisées. On ne sait pas à qui est ce bras, cette jambe... Ces photos sont inexploitables. »
Auparavant, il a regretté de ne pas avoir entendu de « débat sur la liberté de la presse dans les réquisitions du parquet ». Il a déploré qu'elles soient plus lourdes pour Alex et Toufik que pour Romain : « que vont penser ces gens-là ? », dit-il en référence au public venu soutenir les deux collaborateurs de presse, dans la salle d'audience, mais aussi dans la rue. « Qu'il serait moins grave de porter un coup à un journaliste qu'à un citoyen Lambda ? Cette question est essentielle... Mon confrère dit que son client est à l'origine de la situation : c'est le bon sens. Quant à son état d'ivresse, c'est, comme le rappelle le procureur, une circonstance aggravante. »
Me Stucklé parle de la « vraie vie », des « manifestations des gilets jaunes en ville, sujettes à de nombreuses tensions ». Il cite le statut des correspondants locaux de presse : « il faut remercier ces gens sur le terrain, qui sont dans une situation très difficile. Je ne sais pas quel serait mon comportement à leur place au milieu de tous ces gens excités. Il est essentiel de remettre les choses dans leur contexte. »
Évoquant l'attitude bravache de Toufik lors de son interrogatoire par la présidente, il l'explique : « C'est son procès. Il n'est pas sympa, il se défend mal, mais ce n'est pas pour ça qu'il est responsable ! Sur les vidéos, tout n'est question que d'interprétation. Toufik est très connu, notamment par les officiers de police judiciaire... Il serait responsable de tout, mais à 19h29 quand il y a étranglement de Romain, il n'est pas là. Il n'est pas le premier responsable... Romain était très agressif. Toufik et Alex ont essayé d'avoir un rôle de médiation. Les forces de l'ordre auraient pu l'avoir aussi, mais elles étaient à quelques dizaines de mètres et regardaient la situation. Et après l'avoir laissée se jouer, se sont décidées à intervenir après coup... »
L'avant dernier mot est à Toufik qui regrette que l'on n'ait pas montré à l'audience les vidéos « qui auraient appuyé [ses] dires. » Le dernier est pour Romain qui assure : « à aucun moment, je n'ai eu conscience que j'avais affaire à des gens de la presse... »
Le jugement est mis en délibéré au 16 mars.