Méthanisation agricole : une ruée vers le gaz « vert » qui divise

En Franche-Comté comme dans toute la France, de nombreux agriculteurs transforment leurs déchets agricoles en biogaz. Une façon pour eux de se diversifier, de produire une énergie « recyclable » et « locale » et d’avoir un revenu supplémentaire et stable. Mais face à la multiplication de projets de plus en plus grands et qui se rapprochent des agglomérations pour se brancher directement au réseau de gaz de ville, certains riverains et militants se montrent sceptiques et dénoncent un gaz pas si vert que cela.

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Entre Courbefontaine et Augicourt, légèrement excentrés de la route principale, les quatre dômes dominent les champs alentour. Cette toute nouvelle unité de méthanisation haut-saônoise est l’une des plus grandes de Franche-Comté. Depuis septembre 2020, elle produit du biométhane à partir d’effluents d’élevages et de résidus de culture céréalière qui est directement injecté dans les gazoducs qui passent à deux kilomètres. La transformation s’opère à l’intérieur d’énormes cuves chauffées, les digesteurs, grâce à l’action des bactéries que renferment les « déchets ».

La production de ce « biogaz » est également un « moyen de se diversifier, car on ne sait pas trop où on va avec la production de lait », relèvent Maxime Sirodot et Nicolas Mariotte, deux des huit agriculteurs associés dans l’entreprise Augigaz. En revendant leur méthane, ils s’assurent un revenu stable qui représente plus de la moitié de leur chiffre d’affaires, quand le prix du lait, très bas dans cette zone, est soumis à d’importantes fluctuations. Aujourd’hui, ils dédient la majeure partie de leur temps à cette nouvelle activité.

En dix ans, le nombre d’unités de méthanisation en France a été multiplié par plus de vingt, dépassant aujourd’hui les 700 unités. La Bourgogne Franche-Comté n’a pas échappé à cette flambée du « gaz vert » et dénombre aujourd’hui 63 méthaniseurs agricoles, selon Julien Party, à la Chambre d’Agriculture de Haute-Saône, département qui compte un tiers des installations de la région.

Des projets largement subventionnés

L’emballement pour cette technologie tient en grande partie de la politique d’aide adossée à son développement. Depuis le début des années 2010, l’État soutient très largement la filière du biogaz, à travers des subventions, qui peuvent financer jusqu’à environ 20 % du coût d’investissement. À Augicourt, les agriculteurs ont ainsi reçu 1,5 million d’euros de la part de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) et du Fonds européen de développement régional (Feder), pour un projet qui leur a coûté au total 7,5 millions d’euros. L’investissement reste donc conséquent, d’autant plus que l’Ademe tend à diminuer sa contribution.

L’État subventionne également le tarif de revente du gaz et de l’électricité : les agriculteurs vendent l’énergie produite à Engie ou à GRDF à un prix plus élevé que celui auquel ils la rachètent, prix garanti pendant 15 ans. Mais l’État commence à revoir sa copie : pour les agriculteurs qui souhaitent se lancer aujourd’hui, les tarifs de rachat sont de moins en moins avantageux. Après l’électricité, ceux du gaz ont été revus à la baisse fin 2020 et tendent à se rapprocher des prix de vente. En conséquence, les projets de construction commencent à s’essouffler. En Haute-Saône, Julien Party estime qu’un seuil sera atteint d’ici 2022. Dans le Doubs et le Territoire de Belfort, sa collègue Isabelle Forgue constate déjà un ralentissement.

« Agriméthaniseur », un métier quasi à temps plein

Il faut dire qu’outre l’effort financier, l’investissement professionnel est aussi très lourd. Faire fonctionner le méthaniseur suppose des compétences techniques, mécaniques, ou encore certaines notions en biologie. Accompagnés par les chambres d’agriculture, les exploitants reçoivent aussi les conseils de l’Ademe et des constructeurs des unités. Mais ils se forment « surtout sur le tas », témoignent ceux que nous avons rencontrés. « Agriméthaniseur » devient alors un métier quasi à temps plein : charger les bennes pour « nourrir » les digesteurs, contrôler et équilibrer les déchets entrants, vérifier la température…

Des systèmes informatiques et des automates assurent l’essentiel du travail et avertissent les exploitants en cas de problème, mais ces derniers sont toujours en veille. Isabelle Forgue, de la Chambre d’agriculture du Doubs et du Territoire de Belfort, préfère d’ailleurs prévenir ceux qui souhaitent se lancer : « Ce sont des projets lourds à monter, pas toujours rentables par rapport au temps passé. » Si elle n’a jamais constaté de « gros dysfonctionnements en Bourgogne Franche-Comté », elle reconnaît qu’il y a « parfois des baisses de régime, et des trucs qui pètent, ce qui empêche parfois d’atteindre le maximum de production. » « Le démarrage a été délicat, rapporte de son côté Nicolas Mariotte pour Augigaz, mais nous atteignons nos objectifs depuis le début ».

Vers des unités de plus en plus grandes ?

Augigaz compte parmi les rares installations en injection de Franche-Comté. D’autres structures récentes envoient aussi leur méthane directement dans les gazoducs, comme celle de Raze qui alimente depuis début octobre 2020 le réseau de gaz de ville de Vesoul. Pas très loin, un autre méthaniseur devrait s’y brancher, depuis Pusey, d’ici quelques mois. Mais l’immense majorité — 57 — des unités de méthanisation de la région fonctionnent en cogénération : elles produisent du gaz qu’elles transforment en chaleur et en électricité. Cependant, face à une politique tarifaire plus favorable à la vente de biométhane, les projets en injection se généralisent. Les cinq dossiers en cours d’instruction en Haute-Saône reposent sur ce système, qui requiert pourtant de plus lourds investissements. « L’injection demande également de produire plus d’énergie pour que ce soit rentable », ajoute Isabelle Forgue.

Pour supporter les coûts et garantir un approvisionnement suffisant pour un méthaniseur à biométhane, les agriculteurs se regroupent et créent des unités plus grandes. À Raze ou Velle-le-Châtel (70), ils sont une douzaine, et à Brevans (39), près de Dole, ils seront 18 à contribuer à alimenter le méthaniseur actuellement en construction. Dole Biogaz prévoit ainsi de recevoir entre 30 et 35 000 tonnes de déchets par an, soit suffisamment pour produire une quantité de méthane permettant d’alimenter environ 1 800 foyers par an.

Rien à voir avec les capacités de plus petits méthaniseurs, souvent en cogénération. À Mollans, celui de Michaël Muhlematter lui sert à chauffer sa fromagerie, son eau sanitaire, son fourrage et sa maison. À They, Jean-Baptiste Devillairs chauffe une dizaine d’habitations, mais aussi l’eau pour son magasin de transformation, les étables de ses poussins et cochons. Dans les deux fermes, l’énergie produite dépasse largement celle utilisée sur l’exploitation, mais reste dans des quantités moindres que celle d’un projet comme Dole Biogaz ou même Augigaz. Or, « c’est quand on change d’échelle que tous les problèmes arrivent », tranche Daniel Chateigner, professeur membre du Collectif scientifique national pour une méthanisation raisonnée (CSNM).

Réels risques ou fantasmes ?

Ce postulat est celui de beaucoup d’organisations environnementales. Si elles ne sont pas « contre la méthanisation », elles plaident pour un développement « à l’échelle de l’exploitation ». Ce sont notamment les positions de l’Ademe, de France Nature Environnement ou encore de la Confédération Paysanne. Même du côté de la FDSEA (Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles) du 70, on se méfie des unités de méthanisation qui visent à « faire du business », à l’image du système allemand. « Mais il n’y a et il n’y aura aucun projet de cette taille ici », assure le syndicat. Pourtant, certains projets et installations actuels inquiètent déjà les riverains comme les défenseurs de l’environnement. Des collectifs se sont notamment constitués contre les projets de Dole ou de Delle.

Avec le développement de l’injection, les structures tendent à s’éloigner des fermes pour se rapprocher des villes et de leurs réseaux de gaz, pour s’y raccorder à moindre coût. Pour les riverains, la crainte est souvent de voir se construire, à côté de chez eux, d’énormes usines. L’emplacement de Dole Biogaz a ainsi longtemps fait débat. Hervé Prat, conseiller municipal dans l’opposition à Dole, était déjà conseiller communautaire au moment du vote du projet par le Grand Dole. Il s’interrogeait alors sur les raisons d’implanter une telle installation sur la zone de la Combe, à Brevans, censée être réservée à la « la préservation des terres agricoles et des paysages », plutôt que sur la zone d’activité Innovia, « dont le but est de développer les technologies et énergies innovantes ». Les porteurs du projet justifient ce choix par la proximité avec le raccordement, mais aussi avec les exploitations agricoles. Mais dans de telles configurations, les habitations les plus proches se situent elles aussi à quelques centaines de mètres des unités.

Pas de quoi s’inquiéter, soutiennent les constructeurs. Sylvain Masnada est ingénieur d’affaires chez Methalac, constructeur bien implanté dans la région : « Les personnes réticentes évoquent souvent le risque d’explosion, relève-t-il, alors qu’en réalité, il y a très peu de pression dans les cuves donc peu de risques d’explosion. » Au CSNM, on répertorie toutefois d’autres incidents : des fuites de cuves de digestat notamment, ce résidu qui résulte du processus de méthanisation, après la captation du gaz. Là encore, les constructeurs se veulent rassurants : des systèmes de rétention permettent de limiter la propagation des substances renfermées dans ces cuves, substances parfois très polluantes — ammoniaque se transformant en nitrates dans l’eau par exemple. Des précautions qui n’ont pas empêché un méthaniseur du Finistère de polluer l’eau potable de 40 communes en août dernier.

Sur ce point, agriméthaniseurs et constructeurs déplorent que l’on retienne trop souvent les accidents au détriment des installations qui fonctionnent bien, tout en admettant que le risque zéro n’existe pas. Mais le CNSM conteste également la « neutralité carbone » de la méthanisation. Selon les scientifiques, ces usines libèrent non seulement du dioxyde de carbone, mais aussi du méthane via les fuites des installations et du réseau de gaz. Même faibles, ces fuites de CH4 peuvent avoir de sérieux effets sur le climat, car le méthane a un pouvoir 25 fois plus puissant que le CO2 sur l’effet de serre (82 fois plus sur 20 ans).

Pour parer ces risques, les sites de méthanisation, en tant qu’installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE), font l’objet d’études de risques fouillées. Puis les services de l’État (la DREAL, Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement, et la DDCSPP, Direction départementale de la cohésion sociale et de la protection des populations) effectuent des contrôles « sur le terrain », « tous les 3 ans ou tous les 7 ans suivant l’importance du méthaniseur », font savoir les préfectures. Une faible fréquence qui diminue l’efficacité de ces contrôles, estime Daniel Chateigner, « le contenu d’un méthaniseur variant toutes les trois à quatre semaines ». Entre deux visites de l’administration, l’État mise sur « l’auto-contrôle des exploitants », poursuit le chercheur, sceptique sur ces agriculteurs « juges et parties » qui doivent tenir à jour des analyses des odeurs sur le site, des déchets intrants, du gaz produit, du digestat… Autant d’éléments qui peuvent leur être demandés dans le cadre d’un contrôle… hypothétique.

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