Marcher en montagne en compagnie d’écrivains…

C'est depuis quinze ans le projet de l'association Saute Frontière. Sa pérégrination poétique annuelle a guidé une centaine d'amateurs de littérature à travers les alpages de Lajoux (Haut-Jura) dans les fermes desquels des lectures les attendaient. Pour le plus grand plaisir de la découverte.

Antoinette Rychner lisant quelques Lettres au chat devant la ferme de la Canonnière... (Photos Daniel Bordur)

Avez-vous déjà entendu parler romanche ? Avez-vous tendu l'oreille au rumantsch sur un pâturage du Haut-Jura ? C'est la langue du quotidien pour 40.000 personnes du canton suisse des Grisons, notamment en Engadine. Langue rétho-romanela Rhétie est le territoire alpin situé entre Danube et Rhin  auxw,  , comme le frioulan ou le ladin, c'est la quatrième langue officielle de la confédération helvétique. C'est celle dans laquelle écrit Göri Klainguti. Il est là, à côté de la citerne de la ferme d'alpage de la Canonnière, humant debout la petite bise et la fraîcheur de l'air, souriant, disant doucement en français à la trentaine de randonneurs auditeurs qui l'écoutent : « Je me sens comme à la maison ».

Göri a été instituteur et berger, il est peintre et écrivain. Il lit un court texte aux sonorités inhabituelles avec des r roulés et des l mouillés, une accentuation tonique méridionale, des mots que l'on reconnaît, une musicalité d'Europe centrale. Son ami Walter Rosselli, traducteur, lit ensuite sa version française. On comprend alors qu'il est question d'un couple de bergers cherchant ses mille brebis dans la neige et un épais brouillard couvrant l'alpage, mais on avait déjà saisit quelque chose de l'ambiance décrite par Göri Klainguti rien qu'en l'écoutant... 

Göri Klainguti (barbe) avec son traducteur Walter Rosselli et une animatrice de Saute Frontière.

C'est grâce à Walter Rosselli que la revue suisse trilingue de littérature Viceversa s'est mise au romanche en publiant Göri Klainguti. Et c'est parce que cette revue fête ses dix ans qu'elle était l'invitée de la dernière pérégrination poétique de l'association Saute Frontière qui, depuis quinze ans, fait vivre les relations franco-suisses par la culture. Basée à Cinquétral, un village rattaché à la commune de Saint-Claude depuis 1974, Saute Frontière héberge la Maison de la poésie transjurassienne qui accueille six mois par an un écrivain en résidence.

Benoît Vincent, qui vit en Drôme provençale, viendra ainsi de janvier à juin 2017 pour un projet de dictionnaire amoureux du territoire. Vendredi 7, il a animé la soirée d'ouverture, consacrée au grand géographe méconnu Elisée Reclus sur le thème « la montagne, matière à penser et à sentir ». Banni dix ans pour sa participation à La Commune de Paris, séjournant en Suisse après un an de prison, oublié au 20e siècle par les géographes français, Reclus écrivit beaucoup, établissant les bases de ce qui devint bien plus tard l'écologie politique. « Là où le sol s'est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servilité s’emparent des âmes... », peut-on lire dans un long article intitulé Du Sentiment de la nature dans les sociétés modernes paru en 1866 dans la Revue des deux Mondes. 

« Tu te rends si important
en nous faisant souffrir...»

Quiconque est sensible à la poésie des paysages jurassiens comprendra celle de l'alpage de la Canonnière par où passe la piste de ski de fond de la Combe à la Chèvre. Philippe Regad, l'éleveur des 27 vaches laitières qui en broutent l'herbe, explique aux marcheurs l'importance des murgers, les murs de pierres sèches structurant le pâturage et délimitant des parcelles où les bêtes paissent alternativement au rythme de la repousse. Pourquoi la Canonnière ? Construite en 1821, la bâtisse, faisant face au col de la Faucille qu'on voit très bien par-delà la vallée de la Valserine, devait servir à entreposer la poudre et les munitions d'un fort militaire qui ne fut jamais construit...    

Un instant auparavant, l'auteure de théâtre neuchâteloise Antoinette Rychner s'était assise sur la citerne pour lire quelques unes de ses Lettres au chat, un petit roman épistolaire dont le héros a disparu, causant l'angoisse de ses maîtresses, une petite fille et sa mère en manque d'affection. « Tu te rends si important en nous faisant souffrir... On dirait que tu échappes à ce manteau d'amour que nous faisons peser sur toi... »

Un frisson de compassion parcourt l'auditoire où chacun a expérimenté ce qu'Antoinette écrit si justement, si finement.

« Treize ans que je viens et j'ai toujours découvert une œuvre... »

La randonnée littéraire avait commencé samedi matin par un rendez-vous sur le parking de la Maison du parc, à Lajoux, le siège du Parc naturel régional du Haut-Jura, à 1200 mètres d'altitude. Tiens, voilà Gilbert, poète à ses heures, pas vu depuis des années : « Ça fait treize ans que je viens. J'ai toujours découvert quelque chose, une œuvre, c'est fantastique ». Il y a plus de soixante personnes, trois groupes sont constitués qui emprunteront des itinéraires différents, accompagnés chacun de deux auteurs dont un francophone. Une grosse demi-heure de marche dans l'herbe rase et humide sur la voie royale reliant Lons-le-Saunier à Genève depuis plusieurs siècles, et nous voilà à la Canonnière.

Philippe Regad offre une boisson chaude, des fruits secs et du beurre pour tartiner du pain d'épices. Il présente l'alpage : « les animaux tirent bien parti des 20 hectares, ils viennent dix jours en juin, puis huit jours à la mi-juillet. La ferme est équipé pour la traite... » Des randonneurs l'interrogent sur l'appétit des vaches : « chacune mange 80 kg l'herbe par jour, mais l'herbe c'est beaucoup d'eau. Il faut de 2,5 à 3 tonnes de foin par hiver... » Avec 110 hectares au total pour 27 laitières et une vingtaine de génisses, on est clairement dans l'agriculture extensive. A Lajoux, le lait des cinq sociétaires de la coopérative est biologique. Il est vendu à la fromagerie qu'exploite l'affineur Marcel-Petite pour faire du bleu de Gex et du morbier.

Sur l'alpage, les nourritures sont autant pour les papilles que pour les neurones. La température n'excédant pas dix degrés, on se réchauffe en se remettant en marche. Et on change de partenaires de conversation. On goutte le silence, on scrute l'espace, on fait un pas de côté. On apprend que la combe à la Chèvre tirerait son origine de la présence de chamois qu'on a longtemps appelés chèvres... Que dans le Jura neuchâtelois, on emploie facilement le mot emposieu pour désigner certaines dolines. Ce qui rappelle l'Embossieux, hameau de La Pesse, village pas si éloigné de Lajoux.

Des échanges glissent vers l'imaginaire : saviez-vous que « les machines à laver mangent les chaussettes » ? Il n'y aurait pas d'autre explication au fait qu'il arrive qu'on ne retrouve pas les deux parties d'une paire ! Une souche aux formes suggestives provoque sourires et joutes verbales. Les contemplatifs font part de leurs observations aux bavards. On s'extasie de l'alliance visuelle d'un tronc desséché et d'un sorbier. Un troupeau de jeunes vaches, placides et curieuses, observe le défilé de marcheurs qui monte doucement vers la ferme d'alpage de la Regarde. Une soupe et un assortiment de fromages locaux y sont servis aux randonneurs. Les uns s'attablent dans la grange, d'autres s'assoient dehors sur une souche.

« Le pâturage ressemble encore à un pâturage grâce aux bergers... »

Une marche digestive à travers la forêt du Massacre conduit après le café les randonneurs au chalet de la Piècele pré d'Amont. Construit en 1698, ruiné une première fois et reconstruit, incendié en 1800 et rebâti, il a longtemps été loué à des alpagistes... triés sur le volet dans un premier temps en vertu d'un édit de 1654 l'interdisant aux Huguenots, explique Françoise Delorme, poète à Lajoux. Aujourd'hui propriété municipale, il sert aux fêtes familiales et aux fêtes. « Et le pâturage ressemble encore à un pâturage grâce aux bergers... »

Dans une pièce munie d'un poêle à bois, Céline Cerny et Fabiano Alborghetti lisent des extraits de leurs œuvres. Céline a écrit Les Enfants seuls qui raconte des bribes d'enfance avec délicatesse et gravité. « Le froid est là pour nous tenir ensemble », suggère l'un... Tessinois, Fabiano lit en italien quelques uns des 43 canti, les 43 chants du Registre des faibles qui sont autant de poèmes reportages sur la solitude des personnages sortant de faits divers ou d'exil. La discussion avec le public marcheur porte sur la traduction, nécessaire à la compréhension mais inutile, voire nuisible, à l'émotion...

Sur le sentier du retour, Daniel Marchetto, l'un des initiateurs de Saute Frontière, dit sa satisfaction de voir que le projet un peu fou des débuts est toujours là. Comment réalité et fiction se transforment de pair. Marion Ciréfice, qui porte professionnellement l'association, constate une légère évolution de la formule. « J'aime que les gens vivent l'événement en immersion dans la durée. Mais là, on n'a pas eu le même public sur les trois jours. Cela pose des questions sur la suite... » Cependant, les pérégrinations fonctionnent, attirent chaque année près de cent personnes. Les unes reviennent, d'autres changent. Une certitude les habite, celle de faire des rencontres inattendues et de découvrir des lieux qu'il fait bon traverser.

« L’artiste, en quête de beaux paysages, a les yeux et l’esprit en fête perpétuelle », écrivit aussi Elisée Reclus... Lui qui vécut l'âge du développement de l'alpinisme, sinon du tourisme montagnard, voyait en la montagne un extraordinaire terrain pédagogique : « Il faut que l’étude directe de la nature et la contemplation de ses phénomènes deviennent pour tout homme complet un des éléments primordiaux de l’éducation ; il faut aussi développer dans chaque individu l’adresse et la force musculaires, afin qu’il escalade les cimes avec joie, regarde sans crainte les abîmes, et garde dans tout son être physique cet équilibre naturel des forces sans lequel on n’aperçoit jamais les plus beaux sites qu’à travers un voile de tristesse et de mélancolie. »

La pièce d'Amont.
Marion Ciréfice.
Antoinette Rychner.
Françoise Delorme.

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