L’Inventaire, une petite revue qui interroge les impasses du progrès

Basée dans le Haut-Jura, cette publication semestrielle de critique sociale défend un point de vue libertaire et situationniste par la nouvelle, la poésie, l'analyse ou l'entretien. Son numéro 7 présente la Déclaration de Comilla, inédite en français. C'est un manifeste féministe international dénonçant dès 1989 « l'ingénierie génétique et reproductive » : une critique de gauche de la PMA et de la GPA...

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L'Inventaire est une revue semestrielle de critique sociale domiciliée dans le Haut-Jura chez Raphaël Deschamps et publiée par un éditeur libertaire parisien, La Lenteur. Il reprend le titre d'un roman de Milan Kundera qui y écrit justement que « le degré de la lenteur est directement proportionnel à l’intensité de la mémoire » ; que « le degré de la vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli... »

Militants nés à la politique lors de la lutte contre le CPE en 2006, les animateurs des éditions La Lenteur publient des textes anti-industriels, rééditions comme nouveautés, dès lors qu’ils « ont en commun de considérer le déferlement technologique comme une source essentielle du fatalisme politique ambiant ».

L'Inventaire propose un regard éclairant, par la nouvelle, la poésie, l'analyse ou l'entretien, certaines des impasses d'une société éprise de cette vitesse qui permet d'oublier la perte de sens générée par l'accumulation sans fin. Le numéro 7, sorti au printemps, a ainsi redécouvert, et traduit de l'anglais, un étonnant « manifeste féministe contre la PMAprocréation médicalement assistée » du Réseau féministe international de résistance à l'ingénierie génétique et reproductive, en anglais le Finrrage. C'est la Déclaration de Comilla, ville du Bengladesh où 145 femmes du monde entier se réunirent en 1989 pour adopter un texte en 38 points dont le 3e affirme que « l'ingénierie génétique et reproductive fait partie d'une idéologie eugéniste à laquelle nous nous opposons ! »

On a entendu ou lu des critiques réactionnaires de la PMA, notamment lors du mouvement de contestation du « mariage pour tous », qui a servi de renouveau idéologique à une certaine droite. Là, il s'agit à l'inverse d'une critique radicale dont les visées émancipatrices sont aussi indéniables que son orientation anticapitaliste, anti-autoritaire et anti-patriarcale. Jugez plutôt : « L'ingénierie génétique et de la reproduction est le produit d'une science dont le point de départ est l'assimilation du monde à une machine (...) Par ignorance ou mépris des interrogations complexes qui régissent la vie, les scientifiques collaborent avec l'industrie et le grand capital, en pensant qu'ils possèdent enfin le pouvoir de créer et assembler plantes, animaux et autres formes de vie - bientôt peut-être des êtres humains... »

« L'infertilité doit être reconnue comme une condition sociale
et non comme une maladie »

Préconisant l'accès des filles et des femmes à l'éducation et aux savoirs sanitaires, à « des moyens de contraception ne nuisant pas au corps des femmes », le texte « soutient la réappropriation par les femmes du savoir, de la compétence et du pouvoir que leur confère la maîtrise des accouchements, de la fertilité et de tous les soins de santé féminins... » La déclaration défend le droit à l'avortement, s'oppose « à la médicalisation et à la marchandisation du désir de maternité des femmes ».

En son point 23, le texte réclame « des recherches pour prévenir l'infertilité » qui « doit être reconnue comme une condition sociale et non comme une maladie ».  Il dénonce « l'usage de la fécondation in vitro dans les pays qui cherchent à augmenter ou diminuer le nombre de naissances. Il s'agit d'une technologie dangereuse et déshumanisante [utilisant] les femmes comme des terrains de recherche et des productrices d'ovocytes et d'embryons (...) eux mêmes considérés comme des matières premières permettant aux scientifiques de mieux contrôler la "qualité" des êtres humains qu'ils produisent ».

La déclaration de Comilla critiquait également le séquençage du génome humain « dans le contexte actuel » (1989) dont le programme de recherche démarra en 1990 pour s'achever en 2003. Ses rédactrices écrivaient que « le diagnostic prénatal, le dépistage et le conseil génétique ne sont pas la solution au problème des handicaps. Nous recommandons plutôt la suppression des médicaments dangereux, des radiations, des produits chimiques dangereux sur le lieu de travail et dans l'environnement... » 

« L'absence de transmission politique entre les générations »

Michela Di Carlo et Matthieu Amiech, qui ont découvert l'existence de la Déclaration de Comilla à la lecture du numéro 36 des Cahiers du GRIF, ont fait un vrai travail d'historiographes. Ils soulignent l'intérêt d'un texte dont la lecture peut heurter près de trente ans plus tard avec un vocabulaire et des notions désormais inusités comme « la caste des techno-médecins » ou le risque eugéniste. Ils notent aussi que la Déclaration est « à l'opposé des revendications d'une partie importante des mouvements féministes et de la gauche contemporaine qui réclament l'accès aux technologies de la reproduction pour toutes et tous ».

Ce qui laisse les traducteurs « songeurs sur l'évolution du champ des idées ces dernières décennies et sur l'absence de transmission politique entre les générations », tout en « donnant une idée de la puissance du fait accompli technologique, renforcé par la tendance certaine des intellectuels et des militants progressistes à se battre avant tout pour la diffusion des techniques existantes » alors qu'il s'agit en fait de « de s'organiser contre l'exploitation de nos corps par la science, les techno-médecins et les marchands en tout genre. »  

Les principes défendus par la Déclaration de Comilla ne sont pas totalement éteints bien que devenus marginaux dans la pensée de gauche. Sans s'en revendiquer, le généticien Jacques Testard en reprenait certains dans un long entretien accordé il y a un an à Charlie-Hebdo où il critiquait la généralisation de la PMA et la perspective de la GPA, moyennant quoi il se fit taxer de lesbophobie, à notre avis assez injustement. Quoi qu'il en soit, le débat alimenté tant par Testard que par le réseau Finrrage porte en germe une critique du capitalisme triomphant, et c'est en cela qu'il a du sens.

« La question est celle de la marchandisation des corps », explique Raphaël Deschamps en pointant « une fascination dans le fait de confier son corps à la médecine, alors que jusque là, nos vies se réglaient à une échelle. On justifie des pratiques marchandes nous dépossédant de nos pratiques sexuelles. C'est pour cela qu'il faut redonner la parole à des gens de ce côté-ci de la barricade... ».  

« La lutte de classes, pareille à un
des multiples cours d'eau souterrains de la région,
savait jaillir de belle manière, produire de fortes figures
venant nourrir nos modestes légendes... »

Dans un tout autre registre, ce numéro 7 de L'Inventaire propose Du côté des « trente glorieuses », un beau texte de souvenir d'enfance de Claude Carrey, Champagnolais sexagénaire vivant en Normandie. Il décrit en quelques pages le quartier ouvrier où il a grandi dans un « deux-pièces sans douche ni eau chaude ni toilettes », les différentes usines employant quelques dizaines de salariés, une ambiance, le sentiment de la « position de sujétion », l'oncle communiste, sa découverte de la lecture et de l'histoire, de la Guerre d'Espagne à la Résistance... 

Carrey parle très justement de la condition ouvrière et de sa conscience : « On est des ouvriers. Cette phrase tant de fois entendue n'a pas toujours l'accent d'une fière appartenance. Elle ne claque pas comme une banderole revendicative ni ne résonne telle une belle affirmation. Elle a souvent, ces années-là, le visage de la lassitude, de la fatigue énorme, la couleur de la poussière sur les vêtements de travail qui fait que nous reconnaissons les essences travaillées - "Ah, aujourd'hui vous avez poncé de l'acajou ! »

Cette conscience et sa traduction factuelle sont regardées avec bienveillance et lucidité : « Il existait chez de nombreux ouvriers un esprit rebelle, un sentiment brut d'appartenir à une classe. Certes, Champagnole n'était pas pour autant un champ de bataille de la sociale. Les antagonismes sociaux, bien réels, se trouvaient fréquemment recouverts par l'appartenance locale, le paternalisme patronal, la proximité qui faisait qu'un petit patron pouvait fort bien croiser un de ses ouvriers au bistrot et lui payer un verre... Il n'empêche, la lutte de classes, pareille à un des multiples cours d'eau souterrains de la région, savait jaillir de belle manière, produire de fortes figures venant nourrir nos modestes légendes. Parmi ces personnages, mon père évoquait souvent le Lili Piquette, un gars du quartier, syndicaliste, qui, à chaque premier mai, entonnait l'Internationale à sa fenêtre, attendant que quelqu'un vienne lui faire une réflexion. Un teigneux, le père Piquette, fallait pas lui pisser contre, et les patrons le savaient bien... »

On trouve enfin dans ce n° 7 un long entretien, traduit de l'espagnol, avec Adrian Almazan Gomez, des éditions El Salmon, qui propose une analyse contextualisée et historicisée de la crise catalane. Extraits : « Dans le monde entier, on répète à l'infini le récit de l'âge d'or de la révolution espagnole, en particulier de l'action de la CNT à Barcelone. Cela créé un biais qui empêche de bien comprendre les aspirations et la réalité des mouvements radicaux espagnols actuels, même s'il est toujours réjouissant de constater qu'un tel exemple continue aujourd'hui de nourrir l'action et les réflexions de camarades du monde entier. En réalité, la péninsule ibérique, et la Catalogne en particulier, n'ont fait exception ni à la faillite politique ni à la mutation anthropologique liées au triomphe de la société industrielle et de la consommation à partir des années 1960. Pasolini a dénoncé dans ses écrits le délitement de l'âme italienne sous les rayons de la télévision. Un processus similaire s'est déroulé dans l'Espagne franquiste et post-franquiste... (...) Le franquisme a été synonyme d'un recul politique et culturel sans précédent (...) Il n'a pas empêché que les années 1970 soient le théâtre de puissantes luttes ouvrières (...) Si nous connaissons aujourd'hui un tel état d'apathie, nous le devons surtout au consensus qui s'est construit autour des politiques de développement et de l'acceptation du marché et de l'Etat comme garants et arbitres de nos vies. »

 

 

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