L’esprit du foot dans une Europe qui part en charpie…

Ce roman de Michael Mention publié en 2014 est écrit du point de vue d'un joueur de l'équipe de France lors de la dramatique demi-finale de la coupe du monde de 1982 à Séville...

match

 Brassens est mort. Dieu est mort. Et nous, on est vivants. Bien vivants, avec la France derrière nous. Tous les Français. Même ceux qu’elle n’assume pas, ces enfants d’immigrés que certains appellent “bougnoules” alors qu’ils sont aussi français que nous. Dans notre équipe, il y a du sang algérien, espagnol, italien… La France d’aujourd’hui, celle de Mitterrand. Tout ce rouge en nos veines, sous le bleu de nos maillots. Pour nous, ce soir, c’est « liberté, égalité, amitié ».

Jeudi noir est un match à lire. Celui du 8 juillet 1982, à Séville. Deux équipes s’affrontent pour la demi-finale de la coupe du monde de Football. La France contre l’Allemagne.

La France de Mitterrand contre l’Allemagne du mur de Berlin.

Lors de ce match, le gardien de but allemand Schumacher a failli tuer Patrick Battiston.

Volontairement ?

Roman publié en 2014, que j’ai choisi de lire aujourd’hui, en plein coupe d’Europe de football.

Le football ne m’intéresse pas. Pourtant, j’ai essayé. Le premier match que j’ai regardé à la télévision, sur les instances pressantes d’un ami entraineur de foot pour qui j’avais (et ai toujours) de l’admiration a été celui entre le Liverpool Football Club et la Juventus Football Club. Nous sommes le 29 mai 1985, à Bruxelles, au stade du Heysel.

Un score macabre. 41 morts et près de 500 blessés.

Une initiation loupée qui m’a confortée dans mon idée première. L’esprit du foot, tel qu’on nous le vendait et tel qu’on nous le vend encore (amitié entre les peuples, beaux gestes et beaux comportements, creuset dans lequel les « différences » s’estompent, France Black, Blanc, Beurs, et aussi des hommes que l’on achète… j’en passe et des meilleures) ça ressemble à un air de pipeau pour endormir le bon peuple !

Derrière tout ça, le fric, le profit… nous sommes en plein Capitalisme qui se fait du gras, de l’argent, du pouvoir… sur le dos du bon peuple abusé.

J’exagère ?

Panem et circences, du pain et des jeux de cirque ! Aujourd’hui encore !

Nihil novi sub sole ! Rien de nouveau sous le soleil (enfin si, quand même un peu, il ne faut pas exagérer !) depuis la Rome Antique.

Chaque fois que j’entends le mot stade, je pense, entre autres, au Vel d’hiv’ dans lequel 8 160 personnes, des Juifs, 4 115 enfants, 2 916 femmes et 1 129 hommes, devront survivre pendant cinq jours, sans nourriture et avec un seul point d'eau, avant d’être déportés à Auschwitz. Je pense aussi au stade National du Chili. Victor Jara, un guitariste opposé au régime de Pinochet eut les doigts des deux mains tranchées par un officier qui, son forfait accompli lui dit « Hé bien chante, maintenant ! » Et Victor a chanté avant de tomber sous les balles des sbires de Pinochet.

D’autres histoires sinistres dans d’autres stades.

Je n’aime pas les stades ! Je n’aime pas les foules qui y vocifèrent, prêtes à en venir aux mains. Pour rien. Pour un ballon. Pour un jeu de ballon. Pour ça uniquement ?

Aujourd’hui, c’est l’Euro 2016. Une Europe qui part en charpie, des matchs dans des stades sous haute protection policière. Violences, comportements vulgaires… Daesh en embuscades.

Le triomphe du fric !

Alors, la belle fête populaire… tu parles !

Pourquoi ces commentaires préliminaires à une chronique sur un roman noir qui raconte un match ?

Vous allez le comprendre.

L’équipe de France, en 1982, pour ce match passé dans les annales, et pas uniquement pour de bonnes raisons est composée de :

Défenseurs                    Milieux de terrain             Attaquants
Maxime BOSSIS            Michel PLATINI                 Didier Six
Marius TRÉSOR             Alain GIRESSE                 Dominique ROCHETEAU
Manuel AMOROS           Jean TIGANA
Gérard JANVION           Bernard GENGHINI

GOAL
Jean- Luc ETTORI

Remplaçants
Patrick BATTISTON
Christian LOPEZ
Gérard SOLER
Bruno BELLONE
Jean CASTANEDA (gardien)

Tous réunis sous le regard bienveillant de Michel Hidalgo, que j’ai surnommé « Mimi ». Toujours de bon conseil, il est notre Maître Yoda. Son boulot, outre de faire de nous des battants, c’est de cacher son anxiété. Ce soir, il en est incapable.
[…]

À notre apparition, le stade rugit entre cris, applaudissements et cornes de brume. Soixante-dix mille gueulards : écrit dans un article ou dans un bouquin, ça ne veut rien dire. Le lecteur pense juste : « Il y a beaucoup de bruit. » mais c’est bien au-delà du bruit. Ce qui se passe ici ne peut être réduit à un simple mot. Il n’en existe aucun pour exprimer l’intensité de ces milliers de bouches dissonantes. Ce que je sais, c’est ce que je ressens : un mélange entre migraine, ventre noué et plaisir masochiste.

Le narrateur est un joueur fictif. Un douzième joueur qui endosse chaque seconde du match, en décortique les aléas, fait des hypothèses, élabore des tactiques… et laisse son cerveau s’enflammer et établir des connexions entre la partie en cours, l’histoire politique, le racisme ambiant…
En face de l’équipe de France, l’équipe d’Allemagne.

Défenseurs                    Milieux de terrain                Attaquants
Bernd FÖRSTER             Paul BREITNER                    Klaus FISCHER
Karl-Heinz FÖRSTER      Hans-Peter BRIEGEL             Pierre LITTBARSKI
Ulrich STIELIKE            Wolfang DREMMLER
Manfred KALTZ             Félix MAGATH

Goal
Harald SCHUMACHER

Remplaçants
Horst HRUBESCH
Karl-Heinz RUMMENIGGE
Wilfried HANNES
Hensi MÜLLER
Bernd FRANKE (gardien)

Les hymnes nationaux. Une fois de plus, il va falloir passer par le sacré avant de redevenir hommes. Nos équipes s’alignent, séparées par Corver et les juges de touche. Notre coq et leur aigle s’ignorent. Aucun mépris, juste la pression.

Corver, c’est l’arbitre.
[…]

… Je retiens ma respiration, l’arbitre siffle et les fauves sont lâchés.

Passes. Interceptions. Tacles. Coups francs.

De la tête, Jean dévie le ballon. Il passe d’un pays à un autre en un incessant méli-mélodrame. Le sortir. L’expulser de notre zone où leurs attaquants s’obstinent. Nos pieds claquent, nos épaules ripent. On se démène et l’un de nous – j’ignore qui – éloigne enfin le danger.

La pression monte. Des mauvais gestes. Des blessures.

8e minute.

Michel le capture, le transmet à Alain et but ! Non, un « presque but » qui a fait frémir leur peuple. Pas besoin d’être à Berlin pour savoir que le mur a tremblé.

Mais il résiste. Bâti en une nuit, ancré dans l’éternité. Si Magath et les siens sont à ce point motivés, ce n’est pas pour rien. Le temps a passé, mais le spectre d’Hitler est toujours là. Un demi-siècle de culpabilité et de traumatisme – c’est leur moteur. Remporter le Mondial et montrer à la planète que les Allemands savent être grands en restant dignes.

Des fautes. Des dribbles. Encore un but loupé ! Un coup franc.

La tension ne cesse de monter. Le jeu se fait bataille dans une drôle de guerre.

À la 18e minute il (Littbarski) ouvre le score et le stade gronde sous les applaudissements de son peuple. Nous, joueurs et supporters, on baisse la tête.
RFA : 1– France : 0
[…]

Il existe toutes sortes de buts – l’imprévu, l’audacieux, le honteux – mais le pire, c’est le premier qu’on se prend. Celui qui te coupe les ailes, qui plume ton coq prestigieux et te relègue au petit club de banlieue où t’as débuté. Le premier but est un châtiment, et ça fait mal.

Ça fait mal, mais c’est peu de chose au regard de ce qui va suivre.

Un « carré magique ».

Un ballon perdu et reconquis.

26e minute.

Il embrasse le cuir, le pose au sol.

Schumacher attend, le regard noir.

Michel recule, puis s’arrête.

Schumacher se prépare à bondir.

Tout le monde retient son souffle. Deux pas, un saut, puis un autre et Michel s’élance, propulsant le ballon à ras du sol jusque dans les filets. But ! mes tripes me montent à la gorge. Je bande, je saute et enlace Michel, aux bras levés.

RFA : 1 – France : 1

Le match continue et se décline en corner, en échec pour nous, en relance, en touche, en échec pour eux …

Des incidents.

On sent bien, à la lecture de ce match qu’un événement grave se prépare. Qu’en suivant la course de joueurs et celle du ballon, ce sont les actes préparatoires à un drame qui se jouent.

Et cet arbitre, Corver, impartial ?

Fin de la première période. Vestiaires.

Commentaires. Et conseil au remplaçant.
- … Quand tu seras sur le terrain, fais gaffe à leur goal.
- Je sais, je l’ai observé. Il m’a semblé vachement excité.
- Il l’est.

Manu et Didier les rejoignent. Ils taillent un costard à Schumacher et je les comprends. L’un a été bousculé, l’autre écrasé. Didier, remonté comme une horloge suisse :
- Je lui botterais bien le cul, moi !
- On a plutôt intérêt à ne pas aller le chercher, dit Patrick.

Le match reprend.

… Carton jaune pour Förster, amplement mérité.

Dans une note en bas de page, Michaël Mention écrit :
Dans son livre Coup de sifflet, Schumacher a révélé qu’avant le match, ils avaient consommé de l’éphédrine, médicament dont le premier symptôme est le développement de l’agressivité.

50e minute.

En attendant le coup franc, Schumacher reprend son souffle. Derrière lui, des français déchainés.

Acte 1 : certains se moquent, beaucoup l’offensent.

Acte 2 : Schumacher répond d’un geste insultant.

Acte 3 : ils continuent de le provoquer.

Acte 4 : il feint de tirer en leur direction.

Morale de l’histoire : du terrain aux gradins, la connerie à de l’avenir.

La tension dans le stade, du terrain aux gradins, ne cesse de s’amplifier.

Patrick Battiston va tirer, et nul doute qu’il va marquer. Mais en point d’orgue, le drame.

Ce que je redoutais a fini par se produire. Nos fautes, nos heurts ont conduit à ça. Cette image terrible d’un mec de 25 ans, qui avait toute la vie devant lui et qui va mourir. Il est en train de mourir. Il est mort. Il me manque et on chiale tous devant son cercueil. Effondrés, ses parents se soutiennent entre eux. Anne, sa fiancée, s’écroule dans les bras de…
(Michel)
… notre capitaine qui se précipite, paniqué. Jamais je ne l’ai vu courir aussi vite.

Schumacher, le gardien de but allemand a choisi la pire option.

Schumacher, celui qui a agressé notre pote, lui fonçant dessus comme un bison. … ce salaud n’a pas visé le ballon, mais Patrick. Il a sauté, projetant son bassin. Épaule. Genou. Tout ça au visage de sa proie. Un assaut, une mise à mort.

Préméditation ?

Des complicités ?

L’imagination du narrateur, le douzième joueur s’emballe et fait des retours sur l’Histoire, et sur l’histoire du foot.

Sous le coup de l’émotion, je succombe au passé et fixe « Schumacher le nazi ». Tout se mélange. Buchenwald. Verdun. Düren, occupée par Charlemagne et incendiée par Charles Quint. Nos guerres. Nos barbaries…
… et celle de Schumacher, que l’arbitre ne condamne pas.

Complice, l’arbitre ?

Tout le monde a vu, sauf Corver. Je n’y crois pas. Il ment, il est de mèche avec leur équipe.
Parano ? Surement.

Malgré le drame, le match reprend.

À l’arrivée de Corver, Michel recule sans lui adresser un regard. Christian décide de nous rejoindre, sous les huées. Elles ne le concernent pas, mais il les prend pour lui. Il avance à la manière d’un Christ refusant son destin. Écœurés, on reprend nos rôles dans l’espace et le temps, en ce jeudi 8 juillet. Notre « jeudi noir » où, comme si tout ça ne suffisait pas, Corver désigne le ballon à Schumacher. Ultime affront : pour une raison qui m’échappe, la remise en jeu se fera en faveur des Allemands.
Non, des boches.
[…]

22 h 15

J’ai essayé.

J’ai tout fait pour résister, ne pas céder à la tentation. J’ai érigé une digue entre nous, mais elle a fini par céder. Et la haine a déferlé, s’est infiltrée en moi.

C’était écrit. Cette force occulte que je sentais entre nous, c’était les fantômes de 39-45. Ils ont toujours été là, dans l’ombre. C’est avec eux que s’est construite ma génération. Elle est passée du tabou familial au travail de mémoire national, de Nuit et Brouillard, au Chagrin et à la Pitié.

Dans l’esprit survolté du douzième joueur narrateur, il semble que l’inconscient collectif dans ce qu’il a de plus extrême (haine, racisme, méfiance par rapport à l’autre qui n’est pas de ton pays…) mène une sarabande infernale.

Sarabande infernale qu’il finira par maîtriser.

Mais quelques pages et commentaires que Michaël Mention a osés.

Fin du match. La France a perdu, l’Allemagne a gagné.

Après un soleil, une lune, d’innombrables fautes et chutes, des prolongations, une agression sans précédent dans l’histoire du football ainsi qu’une civière, deux barres transversales, trois cartons jaunes, quatre as d’un « carré magique », cinq crampes, six altercations, sept buts dont un invalidé, huit suspects, neuf packs de bouteilles, dix occasions ratées, onze Allemands insultés et douze tirs aux buts, le destin a tranché : ce sont eux qui affronteront l’Italie.

Jeudi, 7 juillet 2016, la France affronte l’Allemagne, ou rencontre l’Allemagne pour la demi-finale de la coupe d’Europe.

Un match de revanche ? Les joueurs d’aujourd’hui se souviennent-ils de ce match d’hier ? Un autre jeudi noir ?

Newsletter

Lisez la Lettre de Factuel

ABONNEZ-VOUS À LA NEWSLETTER !