Les fruitières à comté se penchent sur l’engagement coopératif

L'introspection est permanente dans la filière phare de l'agriculture du massif jurassien. En pleine affaire du robot de traite, les fédérations des coopératives laitières du Doubs et du Jura explorent les voies susceptibles de maintenir la cohésion humaine d'un système qui marche, mais reste marginal dans l'économie européenne. Factuel.info publie le jugement qui met en émoi ce petit monde très organisé. 

ag-fdcl

La manifestation de plusieurs centaines de producteurs de lait défendant le cahier des charges du comté à Vercel le 7 mars est dans tous les esprits ce vendredi 8 avril lors de l'assemblée générale commune des fédérations départementales du Doubs et du Jura des coopératives laitières. Le gymnase de Frasne est copieusement garni et cela impressionne l'agriculteur normand Philippe Le Jeanne, invité comme témoin : « chez nous, il y a moins de monde dans les AG... » Claude Vermot-Desroches, le président du CIGC, se tourne vers le nouveau directeur régional de l'agriculture et de la forêt : « ailleurs, vous seriez reçu par un chef d'entreprise ou quelques responsables, ici par une salle entière... »

Quand Philippe Le Jeanne décrit son parcours, on réalise aussitôt la différence des systèmes laitiers. Il s'est installé seul il y a près de 40 ans avec 16 vaches. Il est aujourd'hui l'un des quatre associés d'un Gaec qui emploie un salarié et un apprenti, a 450 hectares de surface agricole, 120 vaches dans un bâtiment sur lisier générant du biogaz traité dans un méthaniseur de 150 kW qui peut alimenter 300 maisons en électricité. Cet équipement permet de « sécuriser le revenu », explique-t-il en ajoutant dans un sourire : « et le lisier ne sent plus... »

 « Vous êtes un peu protégés »

« Ça tranche avec les exploitations de chez nous », commente Alain Mathieu, le président de la FDCL du Jura. S'il voulait marquer le contraste entre la filière AOP comté où le lait est parfois payé plus 500 euros la tonne et la filière lait standard qui joue au yoyo autour de 300 euros, c'est gagné. « Vous êtes un peu protégés, nous, on est en prise directe avec le marché mondial », explique Philippe Le Jeanne. Ce marché mondial est caractérisé par les moindres importations chinoises de poudre de lait, l'embargo russe qui fait que « les fromages allemands reviennent chez nous ».

Cette situation, « l'Europe l'a voulue en supprimant les quotas ». Le résultat, c'est « 3% de production supplémentaire en Allemagne, 20% de plus aux Pays-bas, 30% en Irlande... J'ai l'exemple d'un Irlandais qui ne trayait ses 250 vaches qu'une fois par jour. Je lui ai demandé pourquoi, il a répond : à la fin des quotas, je trairai deux fois... Il y a 3% de lait en trop dans le monde qui génèrent des baisses de prix de 20 à 25%... » Il ne parle pas des augmentations de production variant très fortement en France, trois à quatre fois plus importante en Bretagne que dans le massif du Jura où la filière comté a mis depuis longtemps en place des outils de maîtrise des volumes.

Philippe Le Jeanne est cependant un coopérateur, certes d'un autre type puisqu'il est sociétaire de Sodiaal, la plus grosse du pays avec plus de 13.000 producteurs de lait. Dans la salle, Raphaël Chamouton, de la coopérative de Saint-Julien-sur-Suran, l'interpelle justement sur ce grand écart : « Quel poids avez-vous individuellement à Sodiaal qu'on pourrait qualifier de coop fiscale ? Nous, on est trente... » Sous entendu, on se connaît tous. La Jeanne ne craint pas de répondre : « je voudrais qu'on soit encore plus gros pour faire face à la grande distribution : ils rigolent quand on se bat entre nous... »

« 200 euros, c'est trop bas »

Ce faisant, il prend exemple sur les Hollandais ou les Danois, organisés en coopératives quasi monopolistiques chez eux. Il complète sa réponse : « le fonctionnement de Sodiaal est bien celui d'une coopérative quand on compare avec un grand groupe privé qui fait beaucoup de fromage... » Chacun a reconnu Lactalis, connu pour son intransigeance dans ses relations avec les paysans, vus comme des fournisseurs de matière première...

N'empêche, Philippe Le Jeanne avoue une décision difficile au sein du système Sodiaal de double prix dans le contexte de la course à la taille : « j'avais un quota pour 90 vaches et 130 places dans mon bâtiment. J'ai donc demandé de produire davantage de volume au prix B qui est aujourd'hui à 200 euros, c'est trop bas ». A côté de nous, notre confrère du mensuel spécialisé L'Éleveur laitier corrige : « aujourd'hui, c'est même 193 euros... »

En fait, le coopérateur normand s'en est à peu près sorti en ayant les reins assez solides pour financer une course à la taille et un méthaniseur permettant les basses rémunérations exigées par l'industrie et la distribution de masse. Si le comté n'est toujours pas une industrie, il se vend bel et bien à 80% dans la grande distribution. Une coopérative villageoise ou cantonale cherche-t-elle à diversifier ses ventes en investissant dans un magasin qui « peut améliorer l'efficacité économique d'une coop », comme le souligne Françoise Perrot-Gallet, conseillère économique à la FDCL du Doubs ? Son ou ses affineurs ne le voient pas toujours d'un bon œil car cela leur retire une part de marché. 

Nouvelle vague de fusions de coopératives

Ce contraste fait une bonne entrée en matière pour une réflexion collective sur le sens de la coopération. Mise à rude épreuve par l'orientation néolibérale de l'Europe, l'individualisme, l'affaire du robot de traite d'Ouvans, la conception jurassienne de la coopération repose pourtant sur du solide, une histoire, des penseurs, des pratiques sans cesse interrogées. N'empêche, une nouvelle vague de fusions est actuellement générée justement par le désir - la stratégie ? - d'investir dans l'aval de la filière, autrement dit la relation au consommateur. Les affineurs y sont depuis longtemps : « le cahier des charges est notre argument de vente », nous explique Véronique Rivoire-Spahis, patronne de l'affineur de Montmorrot Rivoire-et-Jacquemin. 

Gabriel Paris, Françoise Perrot-Gallet, Antoine Vernerey, Alexandre Deliavla, Philippe Le Jeanne...

C'est notamment pour créer une nouvelle fromagerie, nantie d'un magasin, voire d'un lieu d'observation du travail du fromager, que les coopératives de Chaux-Neuve et Labergement-Sainte Marie ont fusionné en 2010, cinq ans avant l'ouverture de la nouvelle fromagerie : « en 2010, on était payé 430 euros. On est resté sur ce prix et on a mis de côté la différence, on est maintenant à 450 euros et l'ambiance n'a jamais été aussi bonne. On a investi 5,2 millions, autofinancés à 26% », explique le président Antoine Vernerey, éleveur à Remoray.

« Le moment de préparer l'avenir car on des bons prix »

C'est pour des raisons très voisines que la fruitière des pâturages de Nozeroy est issue de la réunion de la coop de Rix-Trébief et de la fromagerie de Mièges. « Notre atelier était fatigué et on s'est dit que c'était le moment de préparer l'avenir car on des bons prix. On a mis 20 euros par 1000 litres tous les ans, comme il fallait davantage de lait pour amortir, on a proposé à Miège et ils étaient prêts à s'investir aussi... On a investi 4 millions », explique Alexandre Deliaval, le jeune président des Pâturages de Nozeroy.

Dans les deux cas, la réflexion est longue et l'engagement de chacun nécessaire. « Les sociétaires ne peuvent pas investir [sur leur ferme] à contre-temps des investissements de la coopérative, c'est pourquoi il y a parfois des tensions. Quand se pose la question d'une transmission, il peut y avoir des visions différentes entre l'individuel et le coopératif. Et quand la coop investit, ça peut avoir des incidences sur le prix du lait », explique Gabriel Paris, conseiller économique à la FDCL du Jura.

Philippe Le Jeanne mesure la « lourde tâche » que nécessite le fonctionnement des petites coopératives à comté. Il en sait aussi l'efficacité : « un Jurassien adhérent [comme lui] au réseau European Dairy Farmers estimait qu'on ne pouvait pas se développer en comté, mais après étude il a décidé de rester comme il était ».   

« Cultiver l'engagement coopératif,
c'est une question qu'on ne pose pas dans les grands groupes »

Également invitée à porter son regard sur le système comté, Maryline Filippi, professeure d'économie à Agro-Paris-Tech, dit sa « surprise » quand le thème du jour lui a été proposé : « cultiver l'engagement coopératif, c'est une question qu'on ne pose pas dans les grands groupes ». Et si c'était vraiment ça la recette de la « potion magique » de la filière ? Qui en aurait juré il y a quelques années ? « Quand j'ai commencé, mes collègues s'étonnaient que je me lance dans l'étude des coopératives agricoles dont ils pensaient que le modèle était en train de disparaître... »

Elle insiste sur l'importance des « réserves impartageables », mais aussi, dans le cas de la filière comté, sur le fait que la réussite actuelle du modèle « n'est pas seulement liée au prix du lait, mais aussi à la production de fromage » parallèlement à la « transmission d'un outil transgénérationnel », à l'articulation avec les affineurs et les consommateurs, aux nuances de chaque territoire : « ayez conscience que c'est la diversité qui fait progresser ».

Claude Vermot-Desroches, président du CIGC.

Potion magique, prix rémunérateurs, construction de fromageries... L'ambiance pourrait être euphorique, mais Claude Vermot-Desroches est inquiet : « la conjoncture fait germer l'individualisme et la volonté de s'affranchir des règles communes ». Il fait bien entendu référence au procès intenté, et gagné en première instance, par le GAEC Jeanningros d'Ouvans à la coopérative de Pierrefontaine-les-Varans et au CIGC. La coop est obligée de collecter le lait du GAEC trait par deux robots que la filière avait pensé interdire, mais son règlement, relève le jugement, n'est pas aussi explicite que ça.

« Le cahier des charges
ne protège pas assez »

La mésaventure fait dire à Daniel Cucherousset, président de la coop de Pierrefontaine, que « le cahier des charges ne protège pas assez ». Ému, il avoue des « moments de découragement », dit l'écœurement des adhérents de la coop d'être obligés payer 500 euros la tonne un lait qu'elle collecte mais refuse de travailler et revend 250 euros à l'Ermitage où il est mélangé au lait standard... La production du GAEC Jeanningros étant de 340.000 litres, la coop en est de sa poche pour 85.000 euros, sans compter les frais liés à la procédure judiciaire. 

Vice-président de la chambre d'agriculture du Doubs, sociétaire d'un important GAEC en lait à comté à Frasne, Sylvain Marmier colle à l'esprit de la filière : « je suis pour l'interdiction du robot qui remet en cause le pâturage et le contact animal-homme ». Il a bien compris le souhait des paysans de se libérer des doubles traites quotidiennes et voit plutôt la réponse dans les groupements d'au moins trois associés : « l'astreinte permanente est devenue inacceptable, notamment pour un couple ».

Première vice-présidente du CIGC, Véronique Rivoire-Spahis est sur la même longue d'ondes : « avec un robot, la vache va au robot et il faut amener l'herbe à la vache. D'où les problèmes générés par l'affouragement. Alors qu'au pré, elle trie... » Pour l'heure, la filière observe ce que va faire la justice. Et réfléchit discrètement à faire à nouveau évoluer son cahier des charges.

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