L’enfant blessé devenu homme blessé… et blessant

Ecrivain vivant dans le Haut-Jura, Philippe Thireau publie, à partir de la correspondance entre Benjamin Constant et Isabelle de Charrière, un court essai dont les protagonistes tentent de se défaire des liens qui les entravent. Une recherche de la liberté des corps et de la pensée qui rencontre, au Siècle des Lumières, une passion de l'esprit.

constantcharriere

Benjamin Constant ne connut pas sa mère Henriette de Chandieu : elle mourut en couche, on l’oublia bien vite ; Juste Constant, l’époux mal aimant, ne la pleura pas. Nul n’entretint Benjamin de la vie de la jeune parturiente ; il s’en fut ainsi dans l’existence avec dans le gosier une question jamais formulée car, dans les yeux de ses proches, dans le recoin des âmes, nulle aide ne frayait le chemin à l’enfant.

Le ton est donné dès l’introduction. Philippe Thireau évoque d’emblée l’enfant blessé devenu homme blessé… et blessant.

Il chercha la femme dans toutes les femmes et souffrit de se perdre en elle. En retour, il les tortura bien.

Toutes les femmes ! En particulier Isabelle de Charrière. Dans ce couple improbable (elle était beaucoup plus âgée que lui, ils ne se marièrent pas ensemble, chacun l’étant de son côté), elle est la plus sympathique, cette femme qui inspira les féministes du XXe siècle, Simone de Beauvoir entre autres…

Benjamin Constant et Isabelle de Charrière - Hôtel de Chine et dépendances, de Philippe Thireau
160 pages, 18 euros, Editions Cabédita

Benjamin errait, assassin des sentiments, briseur d’amours, cherchant la femme dans un creux de sa poitrine, retournant à l’abîme du sexe des filles, dans cette «souillure de l’acte sexuel» qui l’empêchait d’aimer véritablement. Alors point de sexe entre Belle et Benjamin distants de vingt-sept années, simplement une intimité des corps, des parfums humés, des frôlements qu’aucun écrit n’atteste, des agrafages en place de déshabillage ; cela dès le premier jour. Et plus que cela, une intimité d’esprit qui enfante à chaque mot.

Sa vie sentimentale fut une œuvre conceptuelle, une œuvre jamais terminée, toujours incertaine, doutant d’elle-même.

Une femme en avance

Un homme, une femme, des femmes… Benjamin Constant, Isabelle de Charrière, Madame de Staël, quelques personnages de renom du monde littéraire du 18°siècle. Philippe Thireau a accompli un important travail de recherche afin de restituer, grâce à leur correspondance, une part de la vérité de ces témoins de leur temps. Poids des conventions, aspirations à échapper aux codes sociaux d’un milieu corseté, les deux protagonistes de cet essai cherchent à se défaire des liens qui les entravent… tout en restant quand même bien intégrés dans la société de leur époque. Et dans ces échanges qu’ils ont, on ne peut s’empêcher de créer des passerelles avec le 21e siècle. En particulier en ce qui concerne le statut des femmes.

Philippe Thireau redonne aussi ses lettres de noblesse à l’art d’écrire du 18e siècle. Nous sommes loin des tweets et autres modes d’expression en vogue dans les SMS d’aujourd’hui. Il n’y a pas de raccourcis de la pensée. Les sentiments sont fouillés minutieusement, et les échanges parfois assassins mais bien travaillés. Ainsi, Belle de Charrière n’est pas tendre avec Mme De Staël.

Dans cette affaire, Mme de Charrière était assez mauvaise femme, son aigreur difficilement explicable ; Mme de Staël la respectait, appréciait l’œuvre de la recluse de Colombier, le clamait bien haut. Que fallait-il de plus à Mme de Charrière pour l’aimer ; sans doute que cette enragée de jeune femme, écrivain déjà reconnue, fût moins jeune !

On peut être une intellectuelle reconnue, une femme en avance dans la revendication d’un statut de liberté pour les femmes, à la hauteur de celle dont jouissaient les hommes, et avoir… des réactions de midinette !

Un homme inapte au bonheur

L’intérêt de cet ouvrage est également dans l’angle d’attaque qu’a choisi l’auteur. Il ne parle que très peu de Benjamin Constant l’écrivain, de Benjamin Constant l’homme politique, voire même le penseur. Il nous livre un homme porteur d’une blessure, celle dite en introduction, et devenu une sorte de prédateur sexuel, dirait-on sans doute aujourd’hui à son sujet. Un homme inapte au bonheur, mais qui inclinait pour une passion plus grande que le Werther de Goethe pour sa Charlotte, celle de l’indépendance, une indépendance qui semblait bien masquer une irrésolution native.

Il avouait son immoralité et disait regarder les amours comme des amusements propres à faire souffrir et soutenir qu’un jeune homme ne devait pas s’encombrer d’une épouse par amour ; hors cela, toutes les femmes devaient pouvoir être séduites, prises, dépecées, quittées. Il lui fallait être régalé comme un fauve.

De sa fréquentation des femmes, qu’elles soient des intellectuelles ou des femmes de ‟petite vertu” Benjamin Constant emmagasine un savoir faire, il cherche à plaire à Belle, la femme de lettres, en composant une correspondance voulue comme un roman dont il serait le héros et elle le réceptacle à distance.

Ainsi donc Mme de Charrière ne pouvait que se réjouir du délire du jeune homme, de sa prose alambiquée qui portait sa répugnance pour le bonheur qu’il aurait pu trouver simplement auprès d’une jeune fille ; la souffrance qu’il s’infligeait ainsi transformait l’encre de sa plume en sang.

Il y gagne aussi la vérole.

on le serra bien mais on s’abstint de l’embrasser vivement car une vérole récente commençait de paraître sur son visage ! On lui demanda de parler, parler de cette escapade extraordinaire en Ilion ; et Mme de Charrière ne s’offusqua pas de la maladie qui touchait le jeune homme : c’était donc bien que le polisson ne négligeait point, dans quelques lieux perdus, de visiter des filles à cabaret.

Elle refusait furieusement
de coudre et préférait les spéculations
de l’esprit – elle finira par coudre l’âge venant

Qui était Isabelle de Charrière ?

Cet écrivain qu’on nommait Belle de Zuylen dans sa jeunesse vivait à Colombier, au Pontet, près de Neuchâtel. Sa culture était immense, sa philosophie tricotée de scepticisme : elle avait rencontré David Hume en Avril 1767 en Angleterre et d’Holbach, fervent athée, en 1781 à Plombière, pour le disputer sur Rousseau et son Héloïse ! Elle détestait Voltaire, et si elle respectait la religion, elle ne voulut point en avoir, ce qui, dans ce temps, convenait à Benjamin.

Dans le sommeil de Belle s’évaporaient les complexités de son esprit, les difficultés de l’être confronté à l’Etant des philosophes, elle qu’on ne cessait de renvoyer à son état de fille. Elle refusait furieusement de coudre et préférait les spéculations de l’esprit – elle finira par coudre l’âge venant.

Elle finira par coudre l’âge venant, ne peut s’empêcher de commenter – malicieusement ? à regret ? – Philippe Thireau.

Dans le sommeil de Belle s’échafaudaient de parfaites théories sur la liberté des filles ; et cette fille-là souriait en dormant. On commence à comprendre pourquoi Isabelle de Charrière a inspiré Simone de Beauvoir.

De nombreux amants, d’esprit sinon de peau et une correspondance riche et abondante. Avec Louis Constant d’Hermenches, l’oncle de Benjamin Constant, déjà. « Après une correspondance de feu [...], on peut se voir d’Hermenches […], je serai un jour votre maîtresse, à moins que nous n’habitions les bouts opposés du monde […]. »

Dans Zélide, son autoportrait, elle écrit : « Il faut vivre au jour la journée, consulter son cœur et les circonstances, raisonner peu, dormir tranquillement, s’amuser et suivre ses penchants quand ils ne mènent pas au crime. »

Et dans une correspondance à d’Hermenches : « Vous n’êtes pas le seul qui ait des regrets que je ne sois pas un homme, j’en ai eu moi-même bien souvent… »

Ils passèrent plus de temps ensemble
que le temps comptait d’heures

Isabelle de Charrière est une femme qui, à son époque déjà, remet en cause le statut des femmes, un statut oh combien minoré ! Elle remet en cause la religion également. Elle refuse un certain nombre de demandes en mariage mais finit par épouser l’ancien précepteur de ses frères, Charles-Emmanuel de Charrière de Penthaz, citoyen du canton de Vaud, bègue et mathématicien. Et elle rencontre Benjamin Constant.

Isabelle et Benjamin. Deux enfants du siècle des Lumières. Une correspondance dans laquelle le lecteur retrouve les thèmes qui agitaient ce siècle, qui agitent encore le nôtre. Un mépris partagé des préjugés. Une recherche de la liberté des corps et de la pensée. Une passion littéraire, une passion de l’esprit, une passion opiacée.

Ils passèrent plus de temps ensemble que le temps comptait d’heures, buvant des préparations opiacées, du thé, narguant le monde.

Les brumes de l’opium dissipaient leurs traits, abolissaient leur âge, rongeaient les sexes. Ainsi, plus nus que sont les corps nus, pouvaient-ils sucer leurs os, boire l’eau de la fontaine, s’y noyer.

Cuistre jusqu’au bout !

Mais on l’a dit, Benjamin est volage. Si leur histoire va durer, avec un cortège d’incidents et surtout, une belle correspondance, elle va, comme toutes les histoires d’amour véritable, trouver sa fin. Et c’est bien Isabelle de Charrière qui sera l’artisan de la rencontre de Benjamin Constant et de Germaine de Staël.

Un bref séjour de Benjamin à Colombier ne changera rien à l’affaire ; il était libéré des femmes, qu’elles s’appelassent Minna, Charlotte, voire Isabelle, et volait vers un nouvel amour.

Il eut encore l’aplomb de lui lancer en rompant un « adieu Madame. Quoi que vous ayez pu dire, feindre, croire et faire, je vous assure que nous nous aimons. » Cuistre jusqu’au bout !

Elle mourra quelque temps après, le 26 décembre 1805, non sans lui avoir écrit un dernier petit mot le 10 courant : « Je prétends être mourante ; mes amis ne veulent pas juger comme cela parce que je n’ai aucune souffrance qui tue, mais l’extinction de ma vie me parait être la mort.»

En empruntant le chemin particulier des amours de Benjamin Constant et d’Isabelle de Charrière, Philippe Thireau nous conduit, entre Hôtel de Chine et dépendances, jusqu’au Siècle des Lumières. On se prend à souhaiter que ses plus belles heures, celles d’une pensée ouverte, éclairent de nouveau un siècle qui vire au noir. Le nôtre.

 

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