Le temps de la terre, des hommes et de la vigne…

Dans Etoiles pourpres, dernier roman d'une trilogie ancrée dans le terroir viticole jurassien et les passions humaines, Michel Clerc parle des générations et de la maladie, de la nature et des sens dans une langue imagée, sensuelle et précise...

vigne

Il faisait toujours sombre au fond de la première cave du Père, sombre comme dans un cul de four.

Cet endroit ne pouvait être éclairé. Et pour cause ! Aucune ampoule électrique n’y était installée.

Un larmier, situé à la partie supérieure du mur, s’ouvrait pourtant au ras de la vigne du Clos. Sa position élevée montrait, en l’occurrence, la profondeur à laquelle le chai était enterré. Mais cette ouverture, munie de barreaux métalliques ne laissait pas passer la lumière du jour. Elle était bouchée en permanence par un panneau en bois.

Certaines cathédrales possèdent un trésor d’objets liturgiques, de grandes valeurs, placés dans un secteur sécurisé près du chœur.

En ce lieu obscur de la cave du père, dont la voûte lui donnait d’ailleurs l’air d’une église, il y avait, aussi, une sorte de trésor, mais enfermé dans une vieille armoire, l’armoire des millésimes.

[…]

Le Père saisit une bouteille sur la pile la plus basse puis posa la bougie. Alors, il la tint différemment. Pas par le corps ! Le risque étant de faire tomber ce qui la recouvrait. Il la tenait plutôt des deux mains ! La gauche par le goulot la droite par le fond.

[…]

Le Fils examinait, de près, la bouteille tenue par le Père. Le temps l’avait habillée d’une sorte de mousse. Une mousse d’un noir d’ébène qui, par endroits se cloquait, s’enflait, se gaufrait.

Il ne put résister à l’envie de la toucher d’un doigt.

Elle se montra souple sous la pression, douce comme un velours uni quand, délicat, il l’effleura.

[…]

Tu sais, reprit le Père, on croirait que le dépôt sur la bouteille est une matière morte. Mais non. C’est l’atmosphère de la cave qui l’a fait naître et se déposer sur le verre. C’est du vivant, bien vivant. Ça vit au ralenti, c’est sûr, mais ça vit en traversant le temps.

Le toucher des corps et de la terre...

Après Le fils des étoiles, après Arômes d’étoiles, Étoiles pourpres donne une fin magnifique à cette trilogie ancrée dans le terroir, dans la vigne, dans les passions humaines. Elle est portée par une belle langue, travaillée comme doivent l’être les vignes si l’on veut obtenir un grand cru.

La sensualité est présente à chaque page. Sensualité au toucher des corps, sensualité au toucher de la terre semée de ces minuscules étoiles, des fossiles de pentacrines qui en ont la forme céleste.

Des corps et de la terre, une même matière à pétrir, à travailler, à caresser…une même matière capable de donner des fruits ou de souffrir…

Dans Étoiles pourpres, on retrouve la famille Salleneuve, ancrée dans les traditions de ce pays du Jura, ancrée dans le monde de la vigne, dans celui de la Terre, soucieuse de transmettre des savoirs, des façons d’être, un certain art de vivre.

Le Père, viticulteur, fier patriarche ancré dans une génération de viticulteurs. Cette génération ne doit pas s’interrompre, c’est dans l’ordre des choses de la vie.

On retrouve la Mère, l’âme de la maison, observatrice, perspicace…

On retrouve Émile, le Fils, dont la compagne, Élise, est atteinte d’un cancer du sein. Élise qui, sans jamais avoir bu de vin sait en décliner tous les arômes, grâce à un nez exceptionnel.

Après avoir fait chanter les Grappiots dans sa bouche, sans baver aux commissures des lèvres, elle les avala et découvrit alors un plaisir jamais éprouvé dans sa vie. Un bouquet d’arômes capiteux s’épanouissait dans sa bouche, dans son arrière-bouche et remontait lentement par le nez. Elle n’en éprouva aucune gêne. Les autres la regardaient faire. Émile paraissait inquiet. Il n’y avait que le Commis qui souriait.

Après avoir dégluti, Élise dit :

- Ce vin est opulent, puissant. Il m’enchante. Je l’ai avalé et pourtant, j’ai l’impression de l’avoir toujours dans ma bouche et dans mon nez.

Elle s’adressa au Père :

- Comme je vous l’ai entendu dire souvent, il est long en bouche, épanoui, persistant.

On retrouve le Commis, parfois en concurrence avec le père Salleneuve, surtout quand il s’agit d’Émile. Le Commis entend bien faire partie de la chaîne de transmission.

Il collectionne les faux, et sait encore s’en servir.

Chaque jour, il se rendait à l’écurie pour y regarder les outils alignés sur le mur. Non pas par crainte qu’il en manquât, mais en les voyant, il aimait à imaginer toute cette foule d’hommes, déjà morts peut-être, qui les avaient maniés avec dextérité. C’était avant l’apparition des débroussailleuses portatives à moteur thermique, munies d’une tête de coupe à fil ou de couteau cruciformes.

Et c’est bien avec une de ces antiques faux que le Fils sauvera la vigne des Grappiots, des liserons qui l’étouffent.

Avant qu’Émile ne prît la parole, il dit : 

Qu’est-ce que tu croyais ! Tu t’attendais à quoi ! À une potion magique anti-liseron ou à une poudre de perlimpinpin capable de faire crever tes foutues vivaces sans toucher aux raisins ?

N… Non ! Mais…

Mais quoi ? La faux, le fils, la faux. Pas d’autre solution, à même pas quinze jours des vendanges. D’abord, je t’en ai préparé une spéciale. Et puis, je t’ai appris à t’en servir quand tu étais gamin.

S’il aime manier la faux – il le fait avec une dextérité frisant le geste érotique qui affole certaines visiteuses du domaine viticole – le Commis, un vieux bougon, aime aussi lutiner Germaine.

Le mardi, c’était l’occasion pour elle de faire le lit à fond après avoir mis les draps, sur le rebord de la fenêtre, pour les aérer. Le reste de la semaine, le Commis se couchait à la « rechaude » c’est-à-dire dans son lit jamais fait. À peine tirait-il les couvertures sur le « pucier » comme il aimait à le dire.

[…]

Mais personne n’ignorait que ces tâches domestiques, exécutées avec zèle, lui servaient de prétexte pour retrouver le Commis.

Dès les premières grosses chaleurs, elle venait chez lui seulement vêtue d’une blouse légère à fleurs. Elle ne portait rien dessous, si ce n’était un slip de couleur chair, si minuscule qu’il n’arrivait pas à contenir son abondante toison d’amour. Elle savait, la rusée, que le roux des boucles qui s’en échappaient allumaient le feu dans les yeux du vieux renard. Elle aimait à réapprendre, chaque fois qu’elle se montrait à lui, ce que bouche gourmande voulait dire.

Une nouvelle arrivée, Juliette, salariée viticole, saisonnière, mère célibataire, une femme libre mettra Émile à l’épreuve de la tentation.

Elle était ainsi, Juliette. Elle ne faisait rien à moitié. En ayant choisi librement de devenir une salariée viticole, elle assumait pleinement son choix de vie. Elle se disait bohémienne, vagabonde des vignes, une semaine ici, un mois ailleurs, ne se louant jamais à un même propriétaire sur une longue durée.

[…]

Juliette avait le rire gourmand. Jamais triste, jamais abattue, le regard aussi vif que facétieux, ses joues rondes, que le froid colorait, paraissaient aussi lisses que la peau d’une pomme. Si lisses qu’Émile avait souvent l’envie d’y faire glisser ses lèvres.

[…]

Juliette occupait toutes ses pensées et son parfum l’enchantait, au point de vouloir travailler dans son sillage en se tenant toujours trois pas en arrière d’elle. Au début, croyant à un retard, elle ralentissait la cadence de travail pour l’attendre afin d’avancer, ensuite, parmi les rangs au même niveau que lui. Mais, sans qu’il n’eût le moindre mot, ni le moindre geste équivoque, elle accepta, un certain matin, de progresser dans la vigne en se tenant devant lui. Ce matin-là fut, pour Émile, le plus beau des matins malgré le ciel gris. Il comprit qu’elle avait dans son ventre, le même désir que lui.

Le Docteur Clavel, médecin et ami d’Élise, sait tout de son désir d’enfant. Il tente de la persuader de ne pas attendre plus pour commencer une chimiothérapie. D’abord, vaincre le cancer. L’enfant, ce sera pour plus tard.

Emile se lance un défi… millésimé 

On retrouve ces vignes du Jura, dans lesquelles tous les personnages vivent, se côtoient, s’affrontent parfois, et avec lesquelles ils et elles font corps.

Il y a les vignes du Clos, et celle des Grappiots, qu’il faudrait, peut-être, cuver à part. Un défi que va se lancer Émile, le fils, afin de prendre sa place dans la lignée des vignerons de sa famille, afin aussi d’en assurer la relève. Il a décidé de créer son propre millésime.

Un défi d’autant plus difficile à mener à bien, que la vigne est recouverte de liserons.

Tu parlais, tout à l’heure, d’une récolte qui compterait dans l’histoire viticole des Collines, mais l’invasion actuelle de liserons aux Grappiots est elle aussi historique.

À ce point ?

Ils sont très épais. C’est comme si tu avais tiré des rideaux de dentelle à mailles très serrées de chaque côté des rangs. Les raisins ne voient pas le soleil tellement il y en a – jusqu’au-dessus des piquets. Même les grappes sont prises comme dans des filets. Si tu essaies de les détacher, tu arraches les grains. J’ai essayé sur un ou deux pieds.

Au gré des saisons, des drames, des bonheurs aussi se jouent dans une nature matricielle.

Élise déploie tous les rituels de la séduction pour attirer Émile dans son ventre.

Toujours sans rien dire, mais en souriant, elle l’entraîna en le tenant par la main, vers le canapé et lui demanda de s’allonger. […] Elle ne l’avait pas habitué aux préparatifs de l’amour de cette nature.

[…]

Puis, elle se mit à genoux, lui demanda de ne pas bouger et surtout de continuer à ne rien dire. Alors, elle fit un geste inattendu déconcertant. Elle prit un verre puis versa du vin de paille dans le creux du nombril d’Émile.

[…]

Ensuite par un baiser appuyé, elle assécha la cavité de chair.

Ce contact prolongé eut pour effet de faire se répandre une onde de plaisir jusqu’aux extrémités du corps d’Émile. En restant penchée sur lui, de ses lèvres humides ouvertes comme des pétales de rose, Élise parcourut lentement la toison fournie, ornant, en médiane, le ventre du Fils.

Chaque mois, elle espère porter enfin l’enfant qu’elle appelle Le petit pirate, chaque mois elle est vaincue.

Mais, le vin de la vigne des Grappiots promet de figurer à côté des millésimes du Père et de ceux qui l’ont précédé.

Ce jour marquera à jamais la mémoire d’Émile.

Au premier regard, il avait pourtant bien remarqué qu’elle se forçait à sourire. Mais, heureux comme un enfant, il ne s’en préoccupa guère. Il emplit un verre au robinet de la première cuve puis, d’un geste fier, le montra à Élise. À sa vue, la jeune femme devint blême puis sortit en courant de la cuverie, une main pressant sa bouche. Éberlué, il l’entendit vomir au pignon de la maison. Quand il accourut près d’elle, entre deux hoquets, elle lui en donna la raison. La couleur du vin dans le verre était du même pourpre que celui du sang menstruel qu’elle perdait depuis bientôt deux heures.

Alors qu’il y avait promesse d’une cuvée d’exception, l’espoir d’Élise d’être mère lui était encore refusé. Émile, désemparé, ne savait ni que dire, ni que faire. Mais il était sûr d’une seule chose.

Jamais il n’oublierait le jour de la naissance des étoiles pourpres.

L'ingénieur revenu à la source...

En symbiose avec la nature, le Fils qui avait fait des études d’ingénieur, puis était revenu à sa source, dans ces vignes aux étoiles, s’y ressource.

C’était dans les derniers jours de septembre, en fin d’après-midi. Émile se tenait debout, immobile, au plus près de la roselière recouvrant, en entier, l’île de l’Étang Noir. Il avait franchi le pont improvisé, qui ployait sous son poids, d’une seule traite. Il ne se savait pas équilibriste à ce point.

Pour accéder là où il se trouvait, il avait progressé en écartant les longues tiges de sa main droite. Au fur et à mesure qu’il avançait, les roseaux se refermaient derrière lui comme s’ils voulaient effacer les traces de son passage. À chaque pas, la laine de leurs quenouilles lui caressait le visage et laissait dans sa barbe naissante, des fragments de leur duvet.

[…]

Alors, il s’obligeait à se demander pour quelle raison la vindicte populaire traitait certains grossiers personnages, malappris et sans tact, du nom de cet oiseau, le butor.

[…]

C’était pour cette raison qu’en se tenant bien droit dans l’épais d’une roselière et en ne bougeant que des paupières, Émile s’appliquait à imiter le mystérieux oiseau et à ne penser à rien d’autre. Il faisait face à l’ouest et, depuis quelques minutes seulement, ne clignait plus des yeux au soleil déclinant. L’astre, lent à se coucher, baissait peu à peu à l’horizon en perdant son éclat. Il ressemblait à un feu éteint, mais dont les braises, rassemblées à l’intérieur d’un cercle, rougeoyaient encore.

[…]

Soudain, un souffle d’air léger, d’une fraîcheur exquise, lui caressa le visage. Malgré le chant des oiseaux, il entendit ce souffle se faufiler parmi les roseaux dans un bruissement semblable à un froissement de papier. Cependant, le Fils ne voulait rien perdre du spectacle offert par la nature. Il observait un couple de geais effectuer, de temps en temps, des allers et retours entre les rives opposées.

[…]

Mais une autre scène attira son attention.

Non loin de lui, à droite, à proximité d’une autre roselière, une famille de foulques nageait lentement, hochant de la tête à chaque mouvement de leurs pattes.

[…]

Mais dans leur manière de plonger, les foulques ne pouvaient rivaliser avec la grèbe huppée qui, à une dizaine de brasses d’elles, basculait énergiquement dans l’eau.

[…]

D’un coup d’œil, il vit les foulques regagner leur roselière et la draine disparaître, d’un vol onduleux, derrière le rideau de peupliers. Les geais ne s’écorchaient plus la gorge à crier. La grèbe s’éloignait, en faisant des zigzags, la huppe hérissée et le cou raide comme un piquet. Un merle s’essaya encore à siffler. Le soleil était caché au trois quarts par l’horizon. Déjà, sur les rives de l’étang, il faisait sombre. Comme à retardement, il y eut, à la surface de l’eau, un bruit de grésillement d’un banc d’alevins fuyant l’attaque d’un brochet.

Le temps de la vie de la Terre, de celui des Hommes, de celui de la vigne n’est qu’un même temps, parfois harmonieux, parfois dissonant. Il coule de la même façon que coule le vin tiré des cuves, ce vin de la vigne des Grappiots sauvée de la stérilité.

Ce sera la cuvée des étoiles pourpres, le nom de baptême donné par Élise à ce vin appelé à prendre sa place aux côtés des autres grands crus du domaine Salleneuve.

Élise est guérie. Le docteur Clavel s’offre un moment de lyrisme pour fêter l’espoir retrouvé.

Une nouvelle étoile s’est levée
Une étoile nous est donnée
Amis, voyez comme elle brille
De quel pourpre elle s’habille
Pour guider du haut des cuvées
Élisémile en leur félicité.

 

 

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