Le récit d’une enfant muette

Histoire d'Irène, grâce à la magie du style simple et puissant d'Erri de Luca, est l'une des trois histoires qui se coulent dans une sorte de suite de l'Ancien Testament. Une longue chaîne des récits de nos origines.

Erri de Luca, ph C.Hélie-Gallimard

Irène a des yeux ronds de poisson, d’oiseau, de mammifère. Pas une trace de pli, même dans le sourire.

Elle est orpheline, elle a quatorze ans et va bientôt accoucher.

Erri De Luca est un homme d’écriture, un interprète des Saintes Écritures, un homme de la montagne et un raconteur d’histoires.

Les histoires sont un reste laissé par le passage. Elles ne sont pas air mais sel, celui que laisse la transpiration.

Et ces histoires, grâce à la magie de son style à la fois simple et puissant se coulent dans une sorte de suite de l’Ancien Testament. Peu importe que l’on soit croyant ou qu’on ne le soit pas. Le plaisir et l’impression d’être tout à coup inclus dans la longue chaine des récits de nos origines sont bien là.

Erri De Luca est aussi un témoin et un homme engagé.

Les royaumes, les gouvernements ont planté des prisons sur les îles de la Méditerranée. Pour eux, la mer est une gardienne ajoutée aux barreaux.

En Yougoslavie, la pire était celle de Goli Otok, chez nous c’était l’Asinara. On les a fermées. Le destin des prisons est de finir fermées.

Lui, en ce moment même, il risque la prison pour s’être opposé à la construction de la ligne à grande vitesse Paris-Turin (voir ici ou ).

Erri De Luca est peut-être un scorpion … mais sans queue.

C’est vrai, je l’ai perdue. Pourtant, quand le temps se gâte, je sens une douleur au bout de mon épine dorsale, dans les vertèbres qui n’y sont plus.

Un homme de la mer, de la mère, mais pas de l'amer

Dans Histoire d’Irène, il est en plus, ou en complément, un homme de la mer, de la mère, mais pas de l’amer. Quand on veut se faire du bien, il est conseillé de lire Erri De Luca. On en ressort toujours ému, régénéré, grandi.

Ça ne pouvait être qu’à lui qu’Irène, pourtant muette, va raconter son histoire.

Comment se fait-il que je comprenne tes phrases, Irène, sans qu’aucun mot ne se détache de tes lèvres ?

C’est comme ça que font les dauphins, me répond-elle.

Irène connait la langue des dauphins et dit qu’elle fonctionne aussi avec moi.

Irène est enfant de l’eau, de la mer, sans mère ni père.

on l’a trouvée sur la plage après une tempête.

Élevée dans la maison du pope, elle a trait ses vaches, veillé sur ses abeilles.

Elle partage une partie de sa vie avec les dauphins dont elle sait tout.

Toutes les nuits, Irène rejoint la famille des dauphins, onze avec elle, guidés par une femelle adulte.

« Ou tu voyages, ou tu meurs »

L’autre partie avec les hommes et les femmes du village qui ne savent rien d’elle, sinon qu’elle va accoucher. Qui est le père ? Sur la toute petite île – Cette petite terre est un des bords ébréchés de l’Europe – où la rencontre entre le narrateur et l’enfant a lieu, pas beaucoup de possibilités. Irène est rejetée. Mise au ban de la communauté des hommes.

Sur une île, c’est un coup dur quand on refuse de te saluer. C’est irréversible, ou tu voyages, ou tu meurs.

Heureusement, Erri De Luca a débarqué sur l’île. C’est un raconteur d’histoire, et pour raconter, il faut d’abord savoir écouter. Surtout quand il s’agit de recueillir le récit d’une enfant muette.

Irène demande si je recueille aussi les histoires qui ne sont pas encore un reste. Elle en porte une dans son ventre.

Je lui demande à quel endroit aura lieu la naissance. En mer.

Et pour t’aider ? Toute l’aide de la mer.

Je la regarde : Irène a le dos plié en avant, on voit ses côtes en soufflet de haut en bas.

Alors j’attends l’histoire d’Irène, lui dis-je.

Avant, je dois la voir sortir d’ici. Et elle frappe à nouveau sa peau de tambour.

Irène, l’enfant bientôt mère, est élevée au rang de divinité par Erri De Luca.

En face d’elle, je me trouve dans une ancienne infériorité, de démuni à qui se révèle une divinité.

Elle vient vers moi pour me remettre quelque chose. Elle n’a pas de choix parmi les hommes de l’île, je suis la seule écoute possible pour elle.

Il arrive aussi à la divinité des Saintes Écritures de n’en avoir qu’un seul à avertir.

« Cette nuit, je suis du papier buvard, l’obscurité m’imprègne de son encre »

Erri de Luca. Un raconteur d’histoires et/est un passeur d’histoires.

Les histoires que j’écris ensuite de mémoire s’empêtrent dans les osselets de mon oreille interne.

Cette nuit, je suis du papier buvard, l’obscurité m’imprègne de son encre.

C’est cette nuit qu’Irène doit accoucher. … En parent éloigné, convoqué cette nuit dans une salle d’attente blanchie aux étoiles, je pense : bonne chance à Irène et à sa créature qui nait et qui vient en surface.

Cette nuit, Irène et la sœur du mâle ont accouché ensemble de deux petits très sains.

L’enfant d’Irène est aussi un dauphin. De sa mère, il n’a qu’un duvet blond.

Irène aspire l’air du moment où s’arrête la page finale d’une histoire.

D’une seule poussée du talon, elle s’écarte de moi. Le ciel incrusté d’étoiles entoure son corps de lumières et trace un pointillé.

C’est la beauté pure qui entre dans la mer, indemne des flatteries du futur, sans saluer derrière elle, comme un serpent avec sa vieille peau.

Elle plonge dans la nuit, se glisse entre deux vagues avec un bruissement de doigts qui ouvrent une tente.

Oui. Bonne chance à Irène et à son bébé dauphin, et merci à Erri De Luca pour ce moment de poésie et de grand bonheur.

 

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