Le massacre des « pouilleuses » dans la Rome des années de plomb

Née à Florence et vivant à Besançon, Serena Gentilhomme publie Circeo - Anatomie d’un massacre annoncé, un nouveau roman inspiré d'un fait divers dont plusieurs intellectuels italiens, notamment Italo Calvino et Pier-Paolo Pasolini (autoportrait revu par Ernest Pignon Ernest ci-contre), ont révélé la dimension politique sur fond de violence sociale...

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En préambule de cette chronique…

Rome, novembre 1975. Le milieu de ce que l’on a appelé Les années de plomb, en Italie.

Les néo-fascistes et une certaine extrême-gauche font régner une sorte de terreur. Les questionnements politiques et sociaux donnent lieu à des réponses violentes. Enlèvements, assassinats, attentats…

Dans Pasolini, le film d’Abel Ferrara sur les derniers jours du cinéaste, Pier Paolo Pasolini (interprété magistralement par Willem Dafoe) répond à quelques questions, dont celle-ci : « Le sexe est-il politique ?»

« Bien sûr, tout est politique. » affirme-t-il.

Il aura bientôt achevé Salò ou les 120 Journées de Sodome, il en regarde des rushes. Un avant-goût des scènes épouvantables qui jalonnent son dernier film. Pasolini sera assassiné peu après. Un crime politique, à n’en pas douter, pas un crime crapuleux à la suite d’une affaire de mœurs qui aurait mal tourné. … « Bien sûr, tout est politique. » …

Quand la violence politique et terroriste est doublée par de la violence « privée »

Un peu plus tard, de retour à Rome, chez sa mère, Pasolini prend un petit-déjeuner et lit la presse. Dans le Corriere della Sera, en double page, des articles de faits-divers, et des photos. Un membre du MSI (parti néofasciste) a été assassiné… un homme a été tué par erreur dans sa maison…

Une photo montre une jeune fille affreusement battue, l’air épouvanté, qu’on extirpe du coffre de la voiture dans laquelle elle a été enfermée, laissée pour morte. Une photo à l’image des trente heures de supplice vécues par Donatella Colasanti. Dans le coffre, (on ne la voit pas sur la photo) son amie Rosaria Lopez qui a vécu le même calvaire est bien morte, elle. Le sort qui a été réservé à ces deux jeunes filles va bouleverser l’Italie, (et même au-delà de ses frontières), susciter des débats autour de la question de la lutte des classes, mobiliser les féministes… Quelques années plus tard, des rebondissements dont Serena Gentilhomme se fait l’écho, viendront rallumer un feu jamais vraiment éteint.

Le sexe est-il politique ?

Dans son roman/essai, Circeo, sous-titré Anatomie d’un massacre annoncé, sur ce fait divers qui a fait se poser d’innombrables questions, en Italie, Serena Gentilhomme met en exergue un extrait de la déclaration de la survivante, telle qu’elle l’a faite pour le magazine Donna Moderna, le 18/5/2005.

(…) Alors, j’ai décidé de ne plus bouger, comme un animal paralysé face au danger. Je me suis tenue si immobile que les trois ont pensé qu’ils m’avaient tuée. Ils me frappaient, moi, je restais silencieuse : une morte n’éprouve pas de douleurs.

La survivante s’appelle Donatella Colasanti, elle a dix-sept ans. Son amie qui est morte, Rosaria Lopez, avait dix-neuf ans.

Circeo, c’est aussi un village balnéaire, dans lequel vont se briser les rêves de deux gamines venues des quartiers pauvres de Rome. Tout va se jouer, à Circeo, à l’intérieur de la Villa Moresca, sur la Punta Rossa. Une villa jumelle de la Villa Sorra dans laquelle Pasolini a tourné les Cent vingt journées de Sodome.

1975, toujours, mais en septembre. Pasolini n’a pas encore été assassiné. Prologue.

Rome, avenue Pola, le 30 septembre 1975, 23 heures environ.
La nuit est douce, en ce début de d’automne caressé par le
ponentino, la brise marine qui, selon la tradition romaine, est propice aux amours, mais aussi aux plus folles violences.

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Crissement discret du gravier de l’allée : tous phares éteints, avance une fiat 127 blanche, avec deux jeunes hommes assis à l’avant. Quelques instants plus tard, le garçon à côté du chauffeur descend de la voiture et, après avoir regardé autour de lui, invite son ami à se garer.

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L’individu est bientôt rejoint par son ami : un grand brun, très mince, aux longues mèches bien coiffées, à l’élégance sobre qui caractérise les Pariolini, les jeunes gens issus des beaux quartiers romains.

La scène a été vue par Stefano Fabris. Plus tard dans la nuit, sa mère le réveille : elle entend des coups sourds provenant d’une des voitures garées dans l’allée. [] : le coffre de la 127 est violemment poussé vers le haut, de l’intérieur, d’où surgissent des cris rauques, presque des râles.

« Maman, vite, appelle la police ! »

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Pour extraire la prisonnière, les policiers doivent d’abord enlever l’obstacle : déposée par terre, la couverture s’ouvre sur un sac en cellophane, dans lequel gît le cadavre d’une très jeune fille dont la beauté fragile a été anéantie par la violence des coups reçus sur le visage et partout sur le corps, notamment sur le ventre, boursouflé. Ses longues mèches noires l’enveloppent comme des algues. Avec beaucoup de précautions, les policiers libèrent la survivante, en état confusionnel. Les forces de l’ordre cherchent à la questionner, mais ils se désistent dès que les flashes du reporter éclaboussent un masque sanglant, tuméfié, aux yeux écarquillés dans une terreur sans nom – comme s’ils avaient plongé dans la dantesque vallée d’abîme nébuleuse.

L’Enfer

Flash-back, avant le massacre. Jeudi 25 septembre, Viale Regina Margherita, 18h30.

Deux jeunes filles, Donatella et Nadia sortent d’un cinéma. Elles sont déçues, elles n’ont pas aimé le film de Carlo Di Palma, Ici commence l’aventure. La tête remplie de rêves de midinettes, elles s’apprêtent à rentrer dans leur quartier de la Montagnola. Un quartier prolétaire dont elles aimeraient bien s’échapper. Elles rêvent d’une autre vie que celle à laquelle leurs origines les prédestinent. Elles rêvent de rencontrer un prince charmant, capable de leur offrir la vie à laquelle elles aspirent. Elles sont un peu sottes, il faut le dire. Et voilà que le prince charmant se présente, alors que, moroses, elles vont retourner à leur vie terne et sans espoir.

Déterminée, enjouée, la meneuse – une grande adolescente, à la noire chevelure rebelle, aux yeux verts, au profil anguleux de princesse archaïque – se campe, pieds écartés, pouce à l’assaut, sur ce trottoir d’ordinaire livré au charme discret des mocassins voire des escarpins bourgeois, et ce défi ne tarde pas à payer : une belle voiture s’arrête en douceur.

« Où allez-vous signorine ?»

Le piège est posé

Carlo, c’est ainsi qu’il s’est présenté, les dépose là ou elles veulent aller. Il les quitte avec la promesse de les rappeler.

L’imagination de Donatella s’emballe… beau mariage… vie sans soucis d’argent… Nadia est plus prudente.

Pendant ce temps, dans le quartier chic du Parioli, Gian Pietro (alias Carlo) téléphone à ses complices.

« Angelo, c’est Gian-Pietro ! Hier, j’en ai ferré deux encore plus pouilleuses que nos dernières, tu n’y croiras pas, moi non plus je n’en croyais pas mes yeux mais… »

« Abrège. Baisables ? »

« Gros culs, nichons moyens. Jeans achetés à la fripe de la Montagnola… »

« As-tu un numéro de téléphone ? »

« Oui, de celle qui m’a l’air d’être la plus conne. »

« Tu la laisse mijoter jusqu’à demain, début d’après-midi. »

« Veux-tu que je prévienne Gianni ? Andrea ?

« Non, je m’en charge. À demain.

Le piège se resserre. Nous sommes le 27 septembre. Enfin, le coup de téléphone tant attendu par Donatella…

« On avait parlé d’aller boire un verre, avec certains amis que j’aimerais vous présenter, à toutes les deux. »

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Donatella n’arrive pas à se séparer du combiné : elle serre dans ses mains ce morceau de bakélite devenu la passerelle entre la grisaille de son entourage et la splendeur d’un univers rêvé.

Gian-Petro Parboni-Arquati, Gianni Guido, Angelo Izzo, le trio maudit est rassemblé, rêvant à la façon dont ils boufferont leurs proies, dans le bar où ils leur font boire du Prosecco. Rosaria a remplacé Nadia qui n’a pas voulu donner suite à la rencontre.

« … la tête de ton Carlo ne me revient pas. »

Sans qu’elle le sache encore, cette intuition qu’elle a eue va sauver Nadia du pire. Bien qu’elle n’ait plus de place dans ce qui va suivre, son ombre plane au-dessus de l’histoire. Un destin se joue en un rien…

Plus tard, Gian-Petro sera remplacé par Andrea Ghira. Drôle de jeux de chaise musicale…

Les trois jeunes bourgeois, fils de bonnes famille, proches des milieux néonazis, proposent de convier Rosaria et Donatella à une fête qui aura lieu deux jours plus tard. Elles acceptent.

Le piège s’est refermé sur elles

Dans la villa Moresca, à Circeo, entre des séances de viols, de torture physique et mentale… Angelo Izzo se laisse aller à son délire de sadien à la manque. Il n’en est pas à son premier méfait, et, sorti de prison des années plus tard, il tuera de nouveau une mère et sa fille de quatorze ans.

« Leçon numéro un : sachez que l’humanité se divise en trois catégories, les dominants, les pauvres bougres et les pouilleux. Théoriquement, vous pourriez appartenir au deuxième groupe, mais, en tant que femelles de la Montagnola, vous êtes et resterez irrémédiablement pouilleuses, des jouets vouées au viol… » []

Ce que vont vivre les deux jeunes filles est aussi épouvantable à lire sous la plume de Serena Gentilhomme – une retranscription un peu édulcorée, dit-elle – que les images de Pier Paolo Pasolini, dans son film Salò ou les 120 Journées de Sodome, sont à regarder. Sauf que dans le cas des jeunes filles, il ne s’agit pas de cinéma.

Le rapt des jeunes filles aura lieu le lundi 29 septembre 1975, à 15h45, la découverte de leurs corps dans le coffre, se fera le 30 septembre, vers 23 heures. Entre temps elles ont été violées à de multiples reprises, elles ont été battues, elles ont été humiliées, elles ont vécu un véritable calvaire. Et c’est miracle que Donatella s’en soit sortie vivante. Grâce à son témoignage, on sait ce qui s’est passé… dans le détail.

Tout de suite, sont émis trois mandats de capture pour Izzo, Guido e Ghira, avec les chefs d’accusation suivants : meurtre et tentative de meurtre avec actes de barbarie, de violence charnelle réitérée, d’enlèvement et de séquestration, d’occultation de cadavre, de détention et de port d’arme illégale. Le quatrième mandat concerne Gian Pietro « Carlo » Parboni-Arquati, accusé de substitution de personne et de concours dans le crime.

Ils n’en sont pas à leur premier méfait. Grâce à la puissance de leurs familles, ils ont échappé, ils échappent, et ils échapperont à l’emprisonnement à perpétuité.

Dans son roman/essai, bien documenté, Serena Gentilhomme déroule la suite. Les procès… l’instrumentalisation de ce fait divers terrible par les féministes, entre-autres, en qui Donatella ne se reconnaît pas du tout… En fin de l’ouvrage, elle consacre un chapitre à chacun.e des protagonistes de cette tragédie.

Destins

Une biographie succincte mais éclairante de Andrea Ghira, de Gianni Guido, d’Angelo Izzo.

Savez-vous ce qu’est un citoyen ordinaire ? disait Pasolini dans son film La Ricotta, C’est un monstre. Un dangereux criminel. Conformiste ! Colonialiste ! Poujadiste ! Raciste ! Esclavagiste !

On y retrouve aussi Donatella Colasanti. Le 30 décembre 2005, elle décède d’un cancer qui se sera déclenché quand elle aura appris qu’Izzo est sorti de prison.

Le retentissement du massacre fut immense.

On en parla partout, dans les journaux télévisés comme dans les quotidiens, dans les moyens de transport comme dans les bars, mais ses modalités et, surtout, ses actants, donnent une dimension politique à cette Italie écrasée sous la cape des ses années de plomb, déchirée par les manifestations violentes et les attentats terroristes.

D’un côté, nous avons les pariolini, des représentants de la bourgeoisie fasciste, sexiste et arrogante, ayant sévi sur deux jeunes prolétaires : …

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Les intellectuels s’en mêlent

Pasolini déstabilisa l’intelligentzia de gauche, la provoquant par une « lettre luthérienne » extrême, adressée à son illustre collègue Italo Calvino, en réponse à ses réflexions sur le massacre, parues dans le Corriere della Serra, du 8 octobre 1975.

Dans son article, Calvino avait dénoncé « les monstrueux exploits de ces bravaches de bistrot, sûrs qu’ils pourront toujours s’en sortir grâce à leur appartenance sociale, grâce à laquelle tout a toujours été facile… Un aplomb, une désinvolture qui les fait passer, sans transition, du racket à la sortie des écoles aux carnages dans leurs villas du week-end.

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Prenant tout le monde à contre-pied – son destinataire en premier – PPP – affirme que :

«… les « pauvres » des borgate romaines et les « pauvres » immigrés, c’est-à-dire les jeunes gens des classes populaires peuvent faire et font en effet les mêmes choses qu’ont faites les jeunes des Parioli, et dans le même état d’esprit (…) Chaque soir, les jeunes des borgate romaines font des centaines d’orgies – qu’ils appellent “tournantes” (c’est ainsi que Serena Gentilhomme traduit le mot italien Batterie) – semblables à celles du Circeo. En plus ils se droguent, eux aussi (…) Chaque soir, ces centaines de tournantes imposent un même et fruste cérémonial sadique. L’impunité des délinquants bourgeois n’a rien à envier à l’impunité des criminels des banlieues. »

Paru le 30 octobre 1975 dans la revue hebdomadaire Il Mondo, ce pavé dans la mare fut le dernier que Pasolini lança : quarante-huit heures plus tard, son cadavre massacré fut retrouvé dans la désolation d’un terrain vague, à l’aube du Jour des Morts.

Le sexe est-il politique ?

 

 

 

 

 

 

 

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