« Le fracas que fait un poète qu’on tue… »

Le dernier livre de Roger Martin, Il est des morts qu’il faut qu’on tue, va chercher très loin, dans l'écrasement de La Commune et l'Affaire Dreyfus, l'histoire d'une honte française, l'antisémitisme, qui passe par la haine de l'étranger et le meurtre de Zola déguisé en accident...

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Ce livre est dédié à la mémoire des victimes des massacres de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, à celle aussi des 123 journalistes et employés de presse algériens assassinés entre 1993 et 1997, dont mon ami Tahar Djaout, mathématicien, journaliste, écrivain, homme libre, que deux balles, tirées à bout portant le 26 mai 1993, crurent pouvoir réduire au silence…

En 1893 dans le roman, une scène au Ba-Ta-Clan, ouvert en 1865. Prémonition de l’auteur, que l’évocation de ce lieu qui connaitra, en 2015, le drame que l’on sait ?

Et la phrase en exergue est de Louis Aragon.

Dieu le fracas que fait un poète qu’on tue.

Les faits qui vont suivre, écrit Romain Delorme, le narrateur dont nous lisons les mémoires, ne remontent pas à l’époque de Richelieu. C’est d’hier que je vais vous entretenir, de cette dizaine d’années de souffre et de haine, à cheval sur deux siècles, celles de l’affaire Dreyfus, mais aussi de La Libre Parole, des duels de Morès, du fort Chabrol de Guérin et de l’assassinat d’Émile Zola, que je ne réussis pas à empêcher…

Il est des morts qu’il faut qu’on tue, un vers attribué au poète bohème Fernand Desnoyers, s’en prenant en 1858 au défunt Casimir Delavigne.

Et s’Il est des morts qu’il faut qu’on tue, il est des hommes, des romanciers, qu’il faut qu’on lise.

Un fils de flique témoin et fil conducteur

Dont Roger Martin. Un homme et un auteur engagé. Son dernier roman est à la hauteur de ceux de Victor Hugo, de Jules Vallès, d’autres encore évoqués dans ce roman politico-historique extrêmement bien documenté. S’il fait œuvre de romancier, Roger Martin fait également travail d’historien. Une fresque grandiose, au souffle puissant, de la Commune à la Libération. Hugo, Vallès… sans oublier Émile Zola, immense écrivain et ardent défenseur de Dreyfus, un Juif accusé à tort de trahison, parce que juif. De Zola, on nous a longtemps dit que sa mort était due aux émanations toxiques d’une cheminée mal ramonée et bouchée par on ne sait quels détritus.

Romain Delorme, un flic aux multiples casquettes (soldat dans les tranchées de Verdun, faux journaliste… qui se fera son propre mémorialiste, en 1915 et plus tard en 1934, avec quelques allers-retours dans l’histoire) fils de flique (c’est de cette façon qu’on l’écrivait) le témoin et le fil conducteur dans tout le récit, lève le voile d’une imposture longtemps vécue comme une vérité. Si Zola a été « enfumé », c’est volontairement et non par accident.

Il lève le voile également sur les dessous des multiples affaires qui ont agité la fin du 19ième siècle et le début du 20ième. Le scandale de Panama, l’affaire Dreyfus, le scandale de la viande soit disant avariée livrée à l’armée par des bouchers juifs, des duels, des procès. La presse aux ordres, celle plus libre …

Un bordel de luxe et de belles amours

Des lieux mythiques, dont un bordel « de luxe ». Des coups de griffes aux hypocrites de l’époque, tels les curés et autres « bien-pensants » qui après avoir dispensé des paroles d’une haute teneur morale et religieuse s’encanaillent au Chabanais ou dans d’autres lieux destinés à l’amour tarifé.

De véritables amours aussi. De belles amours bienvenues dans ce roman noir. Celles du narrateur tout particulièrement.

Le vocabulaire épouvantable que les antisémites employaient alors pour qualifier les juifs est décliné ad nauseam.

Mille détails sur l’armement des fliques, qu’ils soient identifiables ou camouflés en en-bourgeois, mais aussi sur celui des nationalistes. On manie l’épée, le revolver, la canne plombée…

Quasiment tous les personnages que nous fréquentons dans cette épopée, (Morès, Drumont, Guérin…) sont des personnes qui ont véritablement existé. Comme L’homme aux gants gris perle, Louis Andrieux, préfet de police. C’est lui qui favorisera l’infiltration de Romain Delorme dans les milieux antisémites, antidreyfusards et acharnés à détruire Zola. Andrieux, une sorte de deus ex machina. Dans l’ombre de tout le roman, très présent pourtant.

Les « frères trois points », les francs-maçons habitent aussi l’époque, et le récit.

La fureur antisémite

Les Juifs. Tout au long du roman, l’implacable démonstration de la fureur antisémite qui régnait alors en France.

C’est ce qui me pousse à apporter mon témoignage sur ces années de haine où je plongeai, non sans complaisance ni confusion parfois, au cœur du marigot antisémite. Un monde où la violence verbale cédait le pas à la violence des armes, préjugés et calomnies remplaçaient l’argumentation raisonnée, tuer un ennemi en duel signifiait que Dieu avait guidé votre épée.

Fort Chabrol.

Une affaire qui tiendra Paris en haleine pendant 40 jours, alors que se tient le procès en révision de Dreyfus. Fort Chabrol, vécu intra-muros, où sont calfeutrés Guérin et ses séides, tous antidreyfusards, antisémites forcenés et antimaçonniques. Des scènes rocambolesques dont celle de l’approvisionnement des retranchés grâce à des sacs jetés de toits en toits. Le 51 de la rue de Chabrol est le siège du GOF, le Grand Occident de France. Aux trois points des francs-maçons, le GOF de Guérin opposait en effet deux …poings, le premier dans la gueule des juifs, le second dans celle des francs-maçons.

C’est aussi le siège du journal, l’Antijuif.

Les mots ont du poids, ils forgent des idées qui conduisent à des actes. On sait aujourd’hui où a conduit l’antisémitisme. À jeter des hommes dans des fours et à les bruler vifs.

Un passé avec lequel il n’en a pas terminé

Et aujourd’hui ?

En attendant d’arriver à aujourd’hui, hier, dans le roman.

D’emblée, l’enfer. Celui des tranchées de Verdun, pendant la guerre de 14-18.

Raconté par Romain Delorme, que nous ne quitterons plus. Il a alors un peu plus de quarante ans, un passé compliqué derrière lui sur lequel il reviendra, avec lequel il n’en a pas terminé.

ce que l’on appelle depuis un mois ou deux le ‟no man’s land”, est jonché de cadavres et de corps qui se contorsionnent comme des vers de terre hachés par la bêche du paysan, d’où s’échappent inlassablement des cris déchirants et des plaintes insupportables qui vous donnent envie de braquer votre arme et de tirer pour y mettre un terme, sauf que des bouffées de pestilence se mêlent aux odeurs âpres de la poudre et du métal chauffé à blanc, que l’on suffoquerait si la seule volonté de sauver sa peau n’habitait chacun des hommes qui se trouvent là.

Malgré l’horreur, de belles rencontres.

Celle avec Louis Pergaud, l’écrivain pacifiste mais bien décidé à se battre pour son pays, puisqu’il est contraint à le faire, et qui mourra sous la mitraille française.

Celle avec Serge Levy, à qui Delorme devra la vie, et dont le courage fera en partie tomber ses préventions contre les Juifs.

« Le lieutenant Pergaud avait pris les choses en main »

Le sol était jonché de corps dont certains remuaient. Il avait soulevé la tête, malgré la douleur, découvrant une dizaine de survivants, au milieu d’autant de cadavres, certains mutilés. Le lieutenant Pergaud avait pris les choses en main.

[…]

Des années durant, Romain Delorme, revenu à la vie civile, chercherait en vain les détails sur les derniers instants de Louis Pergaud et Serge Levy. Jusqu’à sa mort, il poursuivrait cette quête, mais la seule certitude qu’il acquerrait jamais, c’est que le jeudi 8 avril 1915, vers deux heures de l’après-midi, le lieutenant Pergaud et le caporal Levy avaient trouvé la mort sous le bombardement des canons de 75 de leur propre armée.

1915. Delorme, blessé, est rapatrié à Paris.-

La gare était une fourmilière sillonnée par des colonnes de civils et de militaires, en quête d’un train dont on ne savait pas s’il arriverait si même il partait ou arrivait un jour. Partout des brancards, des civières, des lits à roulettes, sur lesquels reposaient, gisaient plutôt, des hommes dont les plus chanceux n’avaient perdu qu’une main ou une jambe, d’autres amputés de deux ou trois membres, culs de jatte dont se devinaient les manques sous les draps aplatis, gueules cassées dont la moitié de la tête avait été emportée par un éclat d’obus, orbites dont le seul occupant n’était qu’un trou béant auquel la lumière ou l’ombre donnait parfois un semblant de consistance.

Une révélation bouleversante

Quand l’histoire personnelle rencontre un épisode de la grande histoire.

Delorme, blessé dans les tranchées, va l’être encore plus quand Séverine, une femme troublante qui sait tout à son sujet, va lui faire une révélation bouleversante. Il est question, entre autres, de l’origine de la cicatrice qu’il a au cou.

Pour comprendre, retour à une période antérieure, celle de la fin de la Commune et de sa répression sanglante.

Les Versaillais n’eurent guère de mal à s’emparer de la position. Plusieurs centaines de soldats bien équipés, bien nourris, contre moins de cinquante ennemis en déroute… Andrieux ne fut guère ému de voir Rodolphe et Delorme (le père de Romain) récupérer des armes et monter à l’assaut… Le futur préfet n’oublierait jamais ce qui suivit. Un bain, une mer de sang. Il ruisselait sur les uniformes et les blouses des communards, entre les pavés du sol, en dégouttait des sabres et des mains des soldats. […] Ce n’était pas une bataille mais une boucherie.

Parmi les victimes de la répression, Augustine Dohen et Frédéric Tillier… Deux communards.

Une souillon, mais jeune encore, la physionomie épargnée par l’alcoolisme habituel de ces mégères. […] À en juger par l’état de son ventre, elle avait reçu un coup de baïonnette. [ …] Il (Rodolphe, le compagnon d’arme du père de Romain, qui n’est pas encore né) avait étendu sa redingote sur les tommettes du couloir. Tout alla très vite. Quand l’enfant sortit, un garçon de belle taille, il remarqua aussitôt la blessure dans le cou.

[…]

Monsieur Thiers triomphait. La Semaine sanglante se terminait en apothéose. Dans Paris libéré, il rentrerait incessamment en vainqueur. Et il mettrait alors son projet en œuvre. Une République sans républicains.

Le marigot des bouchers de la Villette

Le marigot antisémite. Celui des bouchers de la Villette et celui d’un journal, Le Petit Journal, dans lequel Romain Delorme est infiltré.

Les abattoirs de la Villette, un des temples de l’antisémitisme le plus brutal, le plus vulgaire, le plus arrogant.

Si je connaissais de réputation ce que le peuple parisien appelle communément la Cité du sang, je n’avais aucune idée de la véritable ville que constituait cet empire de la viande au cœur de la capitale. Je n’allais pas être déçu.

Une plongée dans un univers dantesque, sous la conduite du marquis de Morès, redoutable duelliste. Son mot d’ordre : Mort aux Juifs !

Les descriptions du lieu et des propos qui s’y tiennent sont épouvantables et criantes de vérité. Cela a existé, cela a été proclamé.

[…,] la tête levée, il contemple avec une jubilation non dissimulée une fresque impressionnante rivée dans des montants de bois au dessus de l’échaudoir. Difficile d’échapper au spectacle. Une scène d’abattage, qui n’aurait rien eu de déplacé en ces lieux si le bœuf, ou le mouton, habituel n’avait été remplacé par une créature, je n’ose écrire humaine tant elle est repoussante, dont les attributs et la physionomie sont ceux qu’on attribue aux juifs. Et, pour qui douterait encore qu’il s’agit bien d’un enfant d’Israël que le tueur en blouse et casquette est en train d’égorger, ou plus exactement de saigner, l’inscription MORT AUX JUIFS ! tracée sous la fresque aux couleurs criardes se chargerait de le renseigner…

La presse est une autre place forte de l’antisémitisme. Le Petit Journal, La Libre Parole, l’Antijuif

Judet (directeur du Petit Journal) n’aime personne. Il hait la moitié de ses collaborateurs et méprise les autres. De ses haines, trois frisent l’obsession. La première vise Clemenceau et les « panamalandrins ». De la seconde un homme seul est la cible, le romancier Zola. La troisième englobe une race entière : les juifs.

 Zola, l’Italianasse, le bâtard vénitien...

Il faut fumer Zola !

Romain Delorme, bien infiltré dans les milieux nationalistes a vécu Fort Chabrol de l’intérieur. D’où la truculence du récit qu’il en fait, dans les détails. Un peu plus tard, il rencontre un certain Buronfosse. Ce dernier avait lâché une phrase qui, à défaut de m’inquiéter, n’avait pas manqué de m’intriguer. « Voilà que le ‟Doux Géant” se prend pour l’Italianasse ! »

Le ‟Doux Géant”, c’est Guérin, emprisonné à Clairvaux. Il décline. On découvre que des émanations de gaz de carbone s’infiltrent depuis les cuisines de la prison situées en dessous de sa cellule.

L’Italianasse, c’est Zola. Que ses détracteurs, des gens raffinés, on a pu le constater, on le constatera encore plus loin, appellent aussi, l’insulteur de la France, le métèque vénitien ou le bâtard vénitien.

L’auteur de J’accuse n’en a pas fini avec les antisémites. La Libre parole et La Croix

ont lancé un appel à souscrire pour la veuve du colonel Henry, suicidé. Une incitation pure et simple au meurtre. Vingt-cinq mille souscripteurs, des milliers de lettres signées de noms authentiques ou de pseudonymes vengeurs, militaires, prêtres, notables, aristocrates parisiens, petits-bourgeois de province rivalisent dans l’abjection. Elles visent Dreyfus, Labori, les juifs en général. Et Zola. L’une d’elle, effroyable, qui émane de « bons Français lorrains », propose d’en finir une bonne fois pour toutes avec la juiverie en « jetant tous les youpins, les youpines et les youpinots de Baccarat dans les immenses fours de la cristallerie »…

À Paris, de nos jours, en juillet 2013, le cri Mort aux Juifs ! a de nouveau été entendu. Des actes de mort avaient précédé, d’autres actes ont suivi.

Delorme sait que Zola a été assassiné par Buronfosse, qui a obturé la cheminée de la maison de l’écrivain à Médan. Il donne tous les détails de l’opération dans ses mémoires.

Andrieux, encore lui, le convainc de ne pas les rendre publics, au nom de la raison d’état. Il ne faudrait pas qu’une affaire Zola succède à l’affaire Dreyfus.

En 1907, j’ai été convoqué dans le bureau du président du Conseil, ministre de l’Intérieur, Georges Clemenceau. J’en suis ressorti une heure plus tard, commissaire d’une des douze Brigades régionales de police mobile fraîchement créées. On ne les appelait pas encore Brigades du Tigre, mais cela ne tarderait pas…

Paris, 3 octobre 1945

Je m’appelle Augustine Tillier…

Je suis la fille de Romain Delorme…

Dans moins d’une heure, j’ai rendez vous avec un homme dont je n’ai appris qu’il y a peu qu’il est le fils naturel de ce Louis Andrieux qui joua un rôle si important, néfaste ou bénéfique au gré des circonstances, dans la vie de mon père.

L’homme qu’Augustine va rencontrer, c’est Louis Aragon.

Il a témoigné d’un intérêt sincère lorsque j’ai évoqué le manuscrit de mon père et m’a conviée à dîner au Moulin de Saint-Arnould en sa compagnie et celle d’Elsa Triolet…

Augustine se souvient du 3 octobre 1940. Elle dîne avec son père, qu’une nouvelle donnée à la radio va tuer.

Car ce qui allait suivre, qu’aucun effet d’éloquence ne venait souligner, n’était rien moins qu’une démonstration glaçante d’une monstruosité en marche. L’annonce quasi technique d’une nouvelle loi, après tant d’autres en ce moment où Vichy remodelait à l’envie la Constitution de la France. Signée du maréchal Pétain et de Pierre Laval, son texte intégral figurerait au Journal officiel du 18 octobre…

« Ça ne finira donc jamais… »

Les mots tombaient, parfaitement articulés, tranchants comme une hache…

« Loi portant sur le statut des juifs… »

[…]

J’ai vu mon père blêmir, […]

J’ai néanmoins réussi à discerner ses derniers mots…

« Ça ne finira donc jamais… »

Merci à Roger Martin d’ouvrir grand les portes sur cette partie de notre passé collectif, après nous avoir ouvert les portes d’un passé plus proche encore dans son roman Dernier convoi pour Buchenwald.

Roger Martin, à la suite de son engagement sans faille contre l’extrême droite a été plusieurs fois menacé.

Zola est mort, assassiné, à la suite de son engagement sans faille en faveur de Dreyfus.

Il est des moments où écrire est un acte politique qui n’est pas sans danger.

Et la prédiction de Brecht, au final de La Résistible Ascension d'Arturo Ui, est toujours d’actualité.

Le ventre est encore fécond, d'où a surgi la bête immonde.

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