Laurence De Cock et le roman national

L'historienne critique une conception de l'enseignement de l'histoire qui « invisibilise les acteurs sociaux, les femmes et ceux qui viennent d'ailleurs... » Auteure d'un livre sur le sujet, elle a tenu dans une librairie de Besançon une conférence suivie par cinquante personnes avec qui le débat a été intellectuellement vivifiant.

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« L'histoire est la discipline scolaire qui a le plus les faveurs des médias, pour le pire ou le meilleur... » Assis, serrés les uns contre les autres dans la libraire Les Sandales d'Empédocles où les présentoirs ont été poussés, une cinquantaine d'auditeurs écoutent l'historienne Laurence De Cock venue à l'occasion de la sortie de son dernier livre Sur l'enseignement de l'histoire. Un temps présidente du Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire, elle aurait pu dire les médias et les politiciens, car elle embraye aussitôt sur ces « usages politiques » qui font tant de mal au caractère scientifique de l'histoire, en particulier ceux qui lui assignent la tâche d'enseigner le « roman national ».

De l'injonction sarkozyste aux naturalisés, d'où qu'ils viennent, à prendre pour ancêtres les Gaulois, à François Fillon insistant sur les aspects positifs de la colonisation, en passant par la captation de Jeanne d'Arc par l'extrême-droite ou la promotion sur les grandes chaines de télé des ouvrages de stars médiatiques, Laurence De Cock a de quoi râler : « nous, les profs du secondaire, on a des choses à dire sur ces débats hors sol, et on disparaît des écrans... Après avoir vu un JT de TF1, on pense que l'enseignement de l'histoire est à la dérive... »

D'accord, elle n'est pas que prof de lycée, elle enseigne aussi en fac. Ceci étant, la question du comment sont reçus, perçus, les cours par les lycéens, et même les élèves plus jeunes, est selon elle centrale. Ne serait-ce parce que les discours familiaux entrent pour près de la moitié des connaissances historiques des 11-19 ans si l'on suit la grande enquête Le Récit du commun sur l'histoire racontée par les élèves à laquelle De Cock a participé.

Une querelle vieille comme l'école

« Le récit dominant est national et l'essentiel des savoirs sont construits hors de l'école. Ils n'évoquent pas l'immigration ni l'histoire coloniale », répondra-t-elle à une question de son collègue bisontin Fabrice Riceputi, enseignant de collège à Palente.

En fait, la querelle autour de ce que transmet l'école est aussi vieille que l'école. Et comme « l'histoire de l'histoire est méconnue », elle propose pour éclairer le sujet de revenir à la source, aux enjeux de la 3e République naissance, pour réaliser que le rôle idéologique demandé aux enseignants n'est pas nouveau. « La matrice première de l'histoire scolaire » repose en gros sur le schéma selon lequel « il y a 2000 ans il y avait la Gaule. On a ensuite avancé vers toujours mieux en s'appuyant sur de grands personnages masculins, y compris Jeanne d'Arc, montrés comme les moteurs principaux de la marche de l'histoire. Les grands événements étant le pendant de décisions de grands personnages... »

Quant au « roman national, il a été écrit pour fabriquer un récit commun à tous les enfants d'une France qui, au 19e siècle, était multiculturelle, pour qu'ils se disent : nous partageons une histoire ». C'est l'époque où se tricotent le « sentiment national et l'esprit de revanche après la défaite de 1871 », où se tissent « le sentiment républicain et la loyauté à l'égard du pouvoir ». Ainsi donc s'est instaurée une dimension « identitaire et civique » de l'enseignement de l'histoire pour tous, laissant à la petite élite scolaire allant à cette époque au lycée « la finalité intellectuelle et critique ».

« Un enseignement saturé de finalités identitaires et civiques »

Cette conception de l'enseignement a sans doute contribué à homogénéiser les esprits, elle n'en présente pas moins un angle mort insidieux : « elle invisibilise les acteurs sociaux, les femmes, ceux qui viennent d'ailleurs... »

Aujourd'hui, le contexte n'est plus le même que lorsque l'adhésion à la république se construisait dans les écoles sous la houlette des hussards noirs, les instituteurs. Mais on est toujours à « un enseignement de l'histoire saturé de finalités identitaires et civiques », assure Laurence De Cock. Exemples à l'appui : « l'enseignement de la Shoah est présenté comme une lutte contre l'antisémitisme, avec l'idée d'une articulation très forte dans les "territoires perdus de la république" et de leur reconquête par les profs d'histoire. L'idée qu'on n'enseignerait plus la Shoah, comme le suggère un dessin de Plantu dans Le Monde, est fausse ! »

Ce fantasme, ajouté à l'enseignement du « fait colonial » et du « fait religieux », s'ajoute à la « culturalisation de l'immigration ». En témoigne l'évolution, en trente ans, de la dénomination des travailleurs immigrés, ainsi qu'on les appelait dans les années 1960-1970. Ils sont devenus par la grâce du vocabulaire « immigrés musulmans » puis « musulmans » tout court...

Nommer autrement, ou plutôt dénommer, c'est une des manières d'effacer le social...

Deux orientations qui dialoguaient jusqu'alors ne le font plus...

Un drame selon Laurence De Cock, c'est que deux orientations qui dialoguaient jusqu'alors ne le font plus. D'un côté une ligne « nationale-républicaine » incarnée par Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'Éducation nationale en 1985, de l'autre « des familles ne se retrouvant pas dans le roman national et demandant un récit plus inclusif afin de savoir pourquoi ils sont là... Nous sommes encore traversés par cette double problématique, mais le dialogue est devenu impossible. Des gens se traitant de communautaristes, d'islamo-gauchistes... Mais revenir au roman national pour lutter contre la radicalisation islamiste est irrationnel. Ma proposition est celle d'une histoire émancipatrice... »

Un projet ambitieux mais difficile à atteindre, surtout quand la vulgarisation est « laissée aux mains de gens qui ne sont pas historiens ». Suivez son regard vers Stéphane Bern ou Lorànt Deutsch... Certes, ils peuvent donner le goût de l'histoire, mais donnent-ils celui de la connaissance et de la critique ?

C'était l'obsession de Martine Chevillard qui fut prof d'histoire dans le secondaire : « Ce qui me hantait, témoigne-t-elle, c'est comment je vais donner le goût des savoirs tous les jours à mes élèves qui sont des êtres de chair et de questions ». Elle dit avoir touché la réponse quand « on a cassé les hiérarchies, mutualisé les recherches entre profs lors des changements de programme... »

Un jeune père s'interroge sur son rôle de parent. Songeant notamment aux migrants, un Occitan demande si on enseigne en fonction de l'actualité. « Le lien passé-présent quand on enseigne l'histoire existe depuis le début », répond la conférencière. Un jeune « ancien cancre » s'est passionné pour l'histoire de la Shoah mais regrette qu'on « ne parle plus yiddish ». Laurence De Cock répond en pédagogue : « cette question peut être posée avec de nombreuses autres thématiques. Mais tu es allé lire des livres... L'enseignement de l'histoire, c'est interroger le désir de poursuivre la connaissance... »

  • On peut voir ou revoir en vidéo cette conférence et les échanges qui l'ont suivie sur le compte Facebook de Média25 (Radio Bip) ici.

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