L’art du mensonge, une « qualité humaine » à géométrie variable ?

Un colloque réunissait début décembre à l’Université de Franche-Comté des enseignants chercheurs autour des « figurations littéraires du mensonge ». Avec en cadeau un conte d'Anouk Filippini.

roland

« On n’a jamais autant menti que de nos jours. Ni menti d’une manière aussi éhontée, systématique et constante », rappelle Fabrice Wilhelm en citant Alexandre Koyré pour l'ouverture du colloque Figurations littéraires du mensonges qu'il a organisé les 2 et 3 décembre à l'université de Franche-Comté à Besançon.

L’actualité politique des derniers mois, des dernières années… – jusqu’à quand peut-on et doit-on remonter pour trouver une époque où les pratiques politiques ne seraient pas entachées de mensonges ? – montre que cette citation reste cruellement d’actualité.

L’homme ment. Depuis qu’il maitrise le langage ? Fait étonnant, le mensonge ne fait pas partie des sept péchés capitaux, répertoriés par Thomas d’Aquin. Ils sont l’acédie (ou la paresse), l’avarice, la colère, l’envie, la gourmandise, la luxure et l’orgueil.

« La littérature n’est pas née le jour où un jeune garçon criant Au loup ! Au loup ! a jailli d’une vallée néanderthalienne, un grand loup gris sur ses talons : la littérature est née le jour où un jeune garçon a crié Au loup ! Au loup ! alors qu’il n’y avait aucun loup derrière lui. Que ce pauvre petit, victime de ses mensonges répétés, ait fini par se faire dévorer par un loup en chair et en os est ici relativement accessoire. Voici ce qui est important : c’est qu’entre le loup au coin d’un bois et le loup au coin d’une page, il y a comme un chatoyant maillon. Ce maillon, ce prisme, c’est l’art littéraire ». Vladimir Nabokov.

Alors ? Le mensonge, une nécessité ? Pourtant, l’interdiction du mensonge est le neuvième commandement : Tu ne porteras point de faux témoignage contre ton prochain.

Mythes et mensonges fondateurs

Le mensonge, une « qualité humaine » à géométrie variable ?

Notre ère ne s’ouvre-t-elle pas sur une double mystification ? Celle de la date de la naissance de Jésus, fixée à une date pourtant incertaine et celle de sa naissance miraculeuse due à une femme réputée vierge ?

Double imposture ? Certains mythes, certains mensonges sont fondateurs d’une réalité. Ils organisent la vie des hommes.

Auteur de L’Envie, une passion démocratique au XIX siècle, Fabrice Wilhelm (sur le site des Presses universitaires de la Sorbonne ici et de France Culture ) l’a rappelé dans son introduction au colloque. « Il en va du mensonge comme de l’ensemble des notions héritées de la théologie et de la philosophie morale qui furent vulgarisées par l’ancienne critique pour caractériser la psychologie des personnages, puis abandonnées au profit d’instruments d’analyse empruntés aux sciences humaines vers la fin des années soixante. La visée positiviste de la nouvelle critique s’accompagnait d’indifférence, voire d’hostilité ou de mépris à l’égard de la morale. On lisait Sade, Masoch, Bataille, on se passionnait pour les stratégies et les tactiques libertines. L’heure était à la transgression et dans cette atmosphère intellectuelle, le menteur ou l’imposteur auraient plutôt fait figure de personnages sympathiques.

Or l’étude du mensonge ne saurait s’abstraire d’une problématique morale. »

Il semblerait qu’aujourd’hui, trop de mensonges ont tué l’éventuel charme du mensonge, plongeant, (si l’on en revient au registre politique, économique, social, moral…), le citoyen dans, au minimum, la perplexité, au pire le dégout.

« Je hais comme les portes d’Hadès celui qui cache une chose dans son âme, et en dit une autre », dit Achille à Ulysse.

«  Ne mens pas, toi qui sait dire la vérité », dit Sthénélos à Agamemnon.

Secrets, impostures et mensonges sont-ils une nécessité sociale, morale, poétique et littéraire ?

Une vie sans mensonges serait-elle insipide ?

Le mensonge dans Ulysse. Ulysse est-il un menteur, ou ne met-il que le faux à la place du vrai ? Il ne veut pas tromper, il veut charmer.

Pas de charme sans mensonges ?

En cadeau, un conte de Noël
Blups n’avait aucun secret à révéler ! Il devait trouver une idée ! Tout de suite ! Alors il inventa un mensonge, un énorme mensonge...
Lire Le Gros mensonge de Blups, d'Anouk Filippini, en cliquant ici.

Dans la littérature courtoise avec le bel mentir. La simulation, la dissimulation et l’imposture sont très présentes dans ce genre de littérature. Elles pimentent des histoires qui sans cela seraient bien fades.

Alors, une vie sans mensonges serait-elle affreusement insipide ?

Dans la Chanson de geste, avec la Chanson de Roland. Ganelon, un personnage complexe, est-il vraiment un menteur ? Lors d’un combat contre les Sarrazins, Roland sonne du cor pour appeler Charlemagne à l’aide. Usant d’arguments discutables, Ganelon dissuade Charlemagne de partir au secours de Roland. À l’issue d’une démonstration brillante, il semblerait que Ganelon soit plus un homme de l’erreur, qu’un menteur. Qu’il est un traitre sincère.

Peut-on trouver une forme de sincérité dans le mensonge ? Et qu’est-ce que la vérité ? Vivons-nous tous dans la même réalité ?

A la fin du 11eme siècle, début du 12eme, on a recours à la pratique de l’ordalie, (une pratique barbare, au nom de Dieu…déjà !) afin de trancher la question du droit. Qui dit vrai, qui dit faux ? Que Dieu éclaire le droit !

La comédie ne dit pas le vrai mais le vraisemblable

Dans la comédie française de la fin de la Renaissance, il y a une poétique du mensonge. La comédie ne dit pas le vrai mais le vraisemblable. Le plaisant, sans doute.

Chez Diderot avec sa Religieuse, une histoire fausse qui s’appuie sur une histoire vraie. Pris au piège de son jeu, de son récit, Diderot doit faire mourir sa religieuse. Il en pleure la fin dramatique, tant le mensonge a pris la force d’une vérité. «Je me désole d’un conte», se lamente-t-il.

Dans le récit de la vie d’une autre religieuse, celle de Rosset. L’auteur s’appuie là aussi sur une histoire vraie, écrite et réécrite. Au final, tout le fait littéraire est dans le mentir vrai.

Chez Chateaubriand, dont Proust disait de lui qu’il disait vrai. Pourtant Chateaubriand était mythomane, menteur et probablement hystérique. Mais il était aussi et surtout un menteur magnifique.

Chez Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin se travestit en homme afin d’en découvrir les secrets. Ou, le mensonge comme vêtement de l’âme et comme instrument de la recherche de la vérité.

Dans les Chroniques italiennes, Stendhal mêle vérité et mensonges, il invente une partie de ses « matériaux historiques ». Il brode à partir de manuscrits qui n’existent pas tous. Il use de fausses citations et de discours en italiques pour rendre crédibles des propos fictifs. Tout l’art littéraire ne se trouve-t-il pas dans cette démarche ?

Dans la Comédie humaine, lue avec le prisme du mensonge et de la logique monétaire, Balzac décrit des notaires véreux, des banquiers impitoyables, des journalistes sans scrupules, il met à jour des affaires immobilières douteuses… des figures (parmi les quatre à six mille personnages de la Comédie humaine) qui annonçaient certains personnages et certaines pratiques d’aujourd’hui ?

Le mensonge ne dit-il pas parfois la vérité ?

Dans Le Chat botté ou dans Notre agent à La Havane, le mensonge ne dit-il pas parfois la vérité ? N’y aurait-il pas une fécondité du mensonge dans le clair-obscur ? Qu’est-ce qu’aiment les hommes ? Plutôt que de savoir, ne préfèrent-ils pas osciller entre deux mondes ? Ou se réfugier dans le mensonge ?

Si le mensonge peut devenir vérité, que reste-t-il du savoir ?

Richard Millet, écrivain sulfureux (il dénonce la démocratie, l’égalité et le multiculturalisme), prétend savoir encore le prix de la littérature, il milite contre son déclin. Un mentir vrai qui a pour nom, littérature. L’écrivain ayant alors le panache d’un faux monnayeur.

Dans L’école des femmes, d’André Gide et dans La main passe de Raymond Guérin, on trouve des personnages qui se mentent à eux-mêmes, introduisant une tension entre le vrai et le faux, entre le Moi réel, et le Moi idéal. Et pour se tromper soi-même, il faut être en capacité de tromper autrui.

Comment ne pas s’arrêter un instant sur ce qu’il est convenu d’appeler le Bovarysme, depuis le roman de Flaubert ?

Madame Bovary « crée en elle, en contradiction avec son être réel, un être d’imagination, fait de toutes ses rêveries et de ses enthousiasmes égarés dans un lyrisme frelaté. D’une entière bonne foi, elle s’incarne en ce fantôme, lui prête des passions et des désirs et met à son service pour les satisfaire toute la tension des ses nerfs, toute l’énergie de son âme ; … abusée par le faux idéal qu’elle s’est formé d’elle-même, la pauvre femme devient cet être hybride voué au mensonge nécessaire et aboutissant au suicide, qui seul met fin à sa terrible dualité. » (Jules de Gaultier, Le Bovarysme. La psychologie dans l’œuvre de Flaubert)

Sans oublier la communication qui a été faite sur l’écriture Célinienne de la Grande Guerre. Céline, un « artiste » du mensonge. « Le mensonge, ce rêve pris sur le fait », écrit-il, dans Voyage au bout de la nuit.

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