La vie chaotique et flamboyante d’Henri Kerguelen

L'écrivain et journaliste franc-comtois Mario Morisi publie sous le pseudonyme Mario Absentès son cinquième roman et dix-neuvième livre, Kerguelen peintre soldat. Un géant qui rentre de la guerre à moto, explore la peinture et les peintres, boit beaucoup, cherche le tableau parfait...

mariomorisi

 Étrange roman, dont le titre laisse à penser qu’il s’agit d’une biographie.

Kerguelen, dit Double-mètre ou Chéri Bibi ou Rabbouni, ou L’homme-éléphant, ou Le Yéti au bonnet à rabat, ou le colosse à la démarche de buffle… Un type qui devrait expulser le « margouillat » qui lui mange la tête, lui conseille Emmanuelle, une imprévisible coach, mandatée par une obscure officine pour remettre Kerguelen sur pied.

Étrange roman, dont les premières lignes laissent à penser qu’il s’agit d’un polar.

Le flic de la DST s’appuya contre le stop qui faisait face au Café de la Rotonde et écrasa sa cigarette. La balance des blancs faite, il déplaça le pied de sa Steadycam. La rue de Bayeux apparut dans son viseur : le ciel était brun fauve, gris clair et marron foncé.

Une masse sombre se détacha de la grisaille. On distinguait un guidon, des jerricans et un bonnet à rabats.

 Le suspect portait un manteau de l’armée allemande. … Le motard était une montagne qui grossissait à vue d’œil. Un rayon de soleil décomposa les reflets de l’asphalte dans la vitrine, transformant sa BMW-T-75 en aéronef de science fiction.

Le flic recula à la manière d’un judoka, les genoux pliés.

Qui est Kerguelen ? Un peintre ? Un soldat ?

… : d’où sortait cette montagne de chair et sa BMW immatriculée WY-104-1972 ? Une ombrelle se détacha de la falaise, réminiscence du « Camille sur la plage à Trouville » par Monet.

La référence à Monet, une première indication ?

L’homme vêtu d’un manteau de l’armée allemande, chevauchant un side-car de la Wermarcht et d’un autre âge, serait-il un descendant de Monet ?

Henri Kerguelen rentre chez lui, dans la maison de sa mère, à Port. D’où vient-il ? Pourquoi cet accoutrement bizarre sur ce corps de géant ?

Lorsqu’il fut arrivé devant la maison de feu sa mère, Henri se mit à empiler son fatras : il y avait une paire de chaussures de marche, un rouleau de toile de jute maintenu par un sparadrap, un ballot kaki, du linge sale dans un sac en plastique, une lampe torche, une poignée de tubes de gouache, trois toiles roulées, une douzaine de blocs-notes, un zippo…

La clé rouillée que le fils Porcher lui avait envoyée en Guyane glissa dans la serrure comme un couteau dans du beurre…

Il va de soi que le coucou de sa mère était en panne. À Saint-Laurent-du-Maroni, il savait l’heure à la manière dont les sons se propageaient dans la forêt, mais là…

Guyane. Saint-Laurent-du Maroni. Kerguelen, un ancien bagnard de retour au pays ? Quel rapport avec la peinture ?

Henri avait des problèmes avec les couleurs. Le pavé de la rue Halley hésitait entre le mercure fondu et l’orpiment, effet renforcé par la réfraction du coucher sur l’ardoise gris souris des toits. Plombant d’un ciel à la Mallord Wil Turner, le rouge sang du crépuscule était presque terrifiant.

Après Monet, Turner. Il sera aussi question de Marin Marie, et de Morel-Fatio, les peintres de l’Amirauté. De Salutiano Dumouchel. De Ravanne. Pissaro. Berthe Morisot. Théodore Earl Butler. Rembrandt. Jacopo Robusti (dit le Tintoret). Saint-Delis…

La réminiscence visuelle d’un tableau

Et chaque événement, chaque scène de rue, de mer ou de ciel provoque la réminiscence visuelle d’un tableau, d’un peintre… Le cerveau bien ramolli par l’alcool de Kerguelen est pourtant un musée à lui tout seul, dans lequel il a engrangé les toiles qui lui ont plu.

Henri comprit qu’il rechutait le jour où « La crucifixion » de Jacopo Robusti lui apparut entre la Mie de Pain et le Crédit mutuel, suivi d’une procession de Saint-Delis avec sa gabegie d’oriflammes et ses délires au-dessous du volcan.

De Saint-Delis à Andy Warhol, il n’y eut qu’un pas : la boite de haricots qu’il avait abandonnée sur le rebord de sa fenêtre passa du vert olive au fuchsia et de l’azur au bleu pétrole : un coup des soupes Campbell.

Dans les personnes que rencontre Kerguelen, il y a même un Gachet : …sachez que je n’ai aucun lien avec le Gachet qui séquestra Van Gogh et s’enrichit sur son dos. Ce Gachet là, marchand de vêtements et féru de peinture, connait tout sur les Pissaro, sur Camille Pissaro, le peintre et sur ses cinq fils. … Vient Paulémile, le plus doué

Henri, qui avait étudié la vie des peintres normands à la Centrale de Cayenne, ne l’aimait pas du tout, ce Pissaro là…

Kerguelen n’avait pas une grande opinion de Seurat, de Signac mais « surtout » de Renoir qui était son ennemi intime. À ce sujet, comment pouvait-on aimer les impressionnistes, leurs mares de virgules écrasées au couteau et leurs plans d’eau pullulant de nénuphars d’inspiration japonaise ?

C’est par un beau matin d’automne qu’une femme aux cheveux argentés fit son irruption dans la vie d’H.K.

Disparition des flics, mais apparition de personnages étranges. D’abord, Léon.

Kerguelen répondit que oui, effectivement, il cherchait un plombier qui fût aussi un électricien, un carreleur, un maçon et un architecte d’intérieur.

- Je m’appelle Marie Viaud mais on m’appelle aussi Léon. Nous faisons le ménage de Mme Hugo au Pollet. Plomberie, électricité, carrelage, cuisine, massage californien, sophrologie, nous sommes à votre disposition.

Léon, une femme aussi fantasque que Kerguelen, pour ne pas écrire aussi cinglée que lui. Ces deux là vont bien s’entendre.

, Léon n’avait jamais fait de mal à personne. Sauf après la disparition de son fiancé la veille de leurs noces. À ce moment là, elle avait perdu la boule et elle s’était mise à jeter des pierres sur les chaluts à la Débarque. D’autres disaient qu’elle s’était enrôlée dans une secte bizarre…

« Maintenant, redressez-vous,
c’est l’heure de votre bain de siège »

Lorsque Kerguelen est victime d’une agression, (on l’a quand même retrouvé avec 3,5 grammes d’alcool dans le sang), c’est Léon qui le soigne comme une mère soignerait son enfant.

L’état d’Henri finit par s’améliorer et Marie n’y était pas pour rien, qui s’occupait de tout et lui faisait parfois la lecture, comme ce matin où elle tenait entre ses mains écorchées la « Correspondance de Vincent et Théo Van Gogh ».

« Ici, à Arles, j’ai aperçu de magnifiques terrains rouges, plantés de vignes, avec des fonds de montagnes du plus fin lilas ; et les paysages sous la neige, avec les cimes blanches contre le ciel aussi lumineux que la neige elle-même, étaient bien comme les paysages d’hiver qu’on faits les Japonais. »

Henri buvait les paroles de Marie :
- À la bonne heure, vous allez mieux. Maintenant, redressez-vous, c’est l’heure de votre bain de siège.

En réalité, Marie Viaud, dite Léon, croit en Dieu la Mère, et elle est persuadée que Kerguelen est L’Envoyé, qu’elle et ses drôles de Sœurs de Marie-Madeleine attendent. Lorsqu’elle fini par se rendre compte qu’il ne l’est pas, elle s’en va.

- Kerguelen n’est pas celui qu’on cherche. Il ne croit en rien et il n’a plus toute sa tête.

Exit Léon, place à Singh, et à Emmanuelle.

- H.K, tu es là, fit l’intrus en poussant la porte-fenêtre d’où se dégageait une odeur de peinture à l’huile et d’excréments…

Le spectacle qui attendait les visiteurs était peu banal. Les chambranles et deux des quatre murs avaient été badigeonnés de laque et le ménage n’avait pas été fait depuis des lustres : « Bon Dieu, fit l’homme au complet vert. Il a repiqué au truc ! »

Hisser l’homme-éléphant sur son sommier ne fut pas une partie de plaisir. Eléazar Singh, puisqu’il s’agissait de lui, le bourrait au milieu du dos pendant qu’Emmanuelle le tirait par les bras : lorsqu’ils furent parvenus à le stabiliser sur son lit, ils constatèrent que ses draps, tout comme deux des quatre murs, le rebord de la fenêtre et les chambranles, avaient été maculés de toutes sortes de pigments.

Emmanuelle prend le relai de Léon. Mais pour quelle raison ? Dans quel but ?

- Monsieur Singh était avec moi le jour de mon arrivée, je ne le nie pas. Je peux même vous dire que sans lui je ne serais pas devant vous.
- On en reparlera plus tard. Juste une petite question… Vous a-t-il parlé du petit boulot que je devais faire pour lui et du prix qu’il voulait y mettre ?

« H.K veut peindre un tableau.
Pas n’importe lequel.
LE tableau. »

En réalité, Kerguelen se fiche totalement de toute l’agitation autour de lui. Celle qui trouve son origine dans son passé on ne peut plus mystérieux et compliqué, celle qu’il crée dans sa ville natale où il est revenu.

En vérité, seul l’intéresse son projet à lui, un projet aussi dément que lui, et pourtant …

H.K veut peindre un tableau. Pas n’importe lequel. LE tableau.

- Vous commencez à me fatiguer, Henri Kerguelen ! Je n’ai qu’un seul objectif : vous remettre en selle et vous aider à réaliser votre projet qui, je crois le savoir maintenant, est de produire une peinture de toute beauté ; c’est en tout cas ce que m’ont dit le marchand de duffle-coat et votre ami l’Irlandais aux allures de Sherlock-Holmes. Un énergumène, celui là.
- Pourquoi me parlez-vous de peinture ? La peinture, c’est mon problème, je refuse que vous vous en mêliez, c’est ma consolation et mon refuge, alors pas touche s’il vous plaît !

De cuites en bagarres, d’hospitalisations en délires flamboyants, entouré d’une bande d’individus hauts en couleurs, Kerguelen va le peindre, son chef d’œuvre ! Avant de terminer victime d’un naufrage insensé, écrit un de ses amis à Emma. Avec la lettre qui annonce le décès, un rouleau, un tube. À l’intérieur du tube, le tableau en héritage.

Un tel chef d’œuvre ne pouvait pas survivre à la mort de son créateur sans subir, lui aussi, quelques turbulences. Il arrivera quand même à New-York, au 59e étage du Met Life Building, 200, Park Avenue après avoir suivi un itinéraire on ne peut plus compliqué.

- Je crois que je l’aime bien, celui là. Regarde comme il est terrifiant, fit-elle, regarde cette lumière en bas à gauche, on dirait une petite fille qui pleure et qui appelle au secours…
-Tu as bon goût, Linda, même si ça me donne plutôt l’impression d’une échographie…

L’ami d’enfance de Quentin Tarantino et de Sandra Bullock se pencha pour mieux lire la plaque en cuivre qui disait : « Oceano Lux – Technique mixte sable, fruits de mer et secrétions organiques. Par H.K, peintre soldat »

- « Peintre soldat » ? Comme c’est curieux ! Dis, chéri, ça va chercher dans les combien, un machin comme ça ?

Des dialogues, des personnages, une construction du récit à l’image du chaos, ordonné pourtant, de la vie et de l’esprit de Kerguelen.

Newsletter

Lisez la Lettre de Factuel

ABONNEZ-VOUS À LA NEWSLETTER !