« La montagne a ses volontés… »

Chronique montagnarde ? La grande peur dans la montagne est plus que cela. Ce roman de Charles Ferdinand Ramuz, un écrivain suisse (1878-1947) peu connu en France mais très heureusement réédité dans la Pléiade a une portée universelle.

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Chronique montagnarde ? La grande peur dans la montagne est plus que cela. Ce roman de Charles Ferdinand Ramuz, un écrivain suisse (1878-1947) peu connu en France mais très heureusement réédité dans la Pléiade a une portée universelle. Cette grande peur est propre aux hommes, à tous les hommes. Elle a pour cadre la montagne, elle pourrait envahir la ville. Elle est d’hier, elle est d’aujourd’hui également. La peur divise les hommes, les fait s’entre tuer. La peur assassine la raison.

Ce texte a été publié une première fois en 2009 sur Livres-Coeurs. Danièle Secrétant nous l'a proposé à l'orée de la saison montagnarde, parce que Charles-Ferdinand Ramuz, grand écrivain suisse à ses yeux, mérite d'être connu de ce côté de la frontière.
Les intertitres sont de la rédaction de Factuel.info

Ce roman parle aussi de cette mystérieuse alchimie qui lie la nature aux hommes. Une écriture magnifique, parfois déroutante, se fait le porte-parole du parler rude des montagnards, se fait la voix de la montagne, du glacier, du ciel et des nuages.

Ramuz utilise la ponctuation, le temps des verbes, la construction des phrases de façon à restituer les rigueurs et les aspérités de la vie. D’aucuns, parait-il, ont prétendu que Ramuz ne savait pas écrire !

Je ne peux que conseiller – avec enthousiasme, avec admiration – la lecture de La grande peur dans la montagne.

Débat au village : louer ou non le pâturage à 2300 mètres sous le glacier ?

Peut-on, ou ne peut-on pas louer le pâturage de haute montagne nommé Sasseneire, situé à 2300 mètres, et couvert d’une belle herbe grasse ?

La question divise le village. Non, répondent les vieux. Vingt ans, vous ne vous rappelez pas… Nous, au contraire, on se rappelle. 

Le débat est rude lors de la séance du conseil général présidé par Maurice Prâlong, mais le parti des jeunes l’emporte sur celui des vieux. Malgré ce qui s’est passé dans le pâturage de Sasseneire,  … le plus élevé de ceux que possède la commune… sous le glacier. Il arrive qu’à ces hauteurs-là il y ait encore, au mois de juin, des deux, des trois pieds de neige dans les parties mal exposées, on y conduira les bêtes, le moment venu.

Vingt ans auparavant, quelque chose s’est passé dans ce pâturage. Quoi ? Le lecteur l’ignore, les vieux seuls le savent, les jeunes veulent oublier, aller de l’avant.

C’est la jeunesse qui vient dehors, portant dehors du même coup les hommes de ses idées ; et les idées de la jeunesse sont qu’elle est seule à y voir clair, parce qu’on a de l’instruction, tandis que les vieilles gens savent tout juste lire et écrire.

Et puis, la commune a besoin d’argent. La location de Sasseneire en rapportera.

Les négociations commencèrent donc avec Pierre Crittin, l’amodiateur, qui était de la vallée.

C’était aussi le cousin du Président Prâlong.

Un peu avant le milieu de mai, une première expédition permet de faire un état des lieux.

c'est-à-dire le Président, Crittin et son neveu, Compondu et le garde communal. Ils sont partis à quatre heures du matin avec leurs lanternes et des provisions, sans oublier une ou deux bottilles de muscat (qui sont de petits barils plats en mélèze, de la contenance d’un pot, ou un litre et demi). … ; ici c’était encore le bon pays où le torrent était silencieux et tout tranquille dans les herbages, comme une bête en train de pâturer. … On a commencé à monter. … Mais voila que les bords de la vallée se sont rapprochés, en même temps qu’on a vu s’avancer à votre rencontre une espèce de nouvelle nuit plus noire, mise dans le bas de l’autre comme pour vous empêcher de passer. … , alors tout le noir vous croulait dessus. On était pris dedans, on l’avait qui vous pesait sur les épaules, on l’avait sur la tête, sur les cuisses, autour des mains, le long des bras, empêchant vos mouvements, vous entrant dans la bouche ; et on le mâchait, on le crachait, on le mâchait encore, on le recrachait, comme la terre de la forêt… ; et le mauvais pays était venu qui est vilain à voir et qui fait peur à voir. C’est au dessus des fleurs, de la chaleur, de l’herbe, des bonnes choses ; au dessus du chant des oiseaux, parce que ceux d’ici ne savent plus que crier …

Joseph et Victorine s'aiment, mais il n'a pas l'argent...

Le chalet de Sasseneire est remis en état, qui devra abriter les bergers. Il faut constituer une équipe, on ne se bouscule pas.

… ; puis arriva Clou,… ; il avait le nez de travers, il avait la partie gauche de la figure plus petite que la partie droite ;

Clou n’a pas bonne réputation, et le Président hésite à l’engager.

Le deuxième à proposer ses services, c’est Joseph. Il est amoureux de Victorine, voudrait se marier, mais voila, il n’a pas d’argent. Trois mois dans le pâturage de Sasseneire lui permettraient d’acheter le lit, le linge, tout ce qui nous manque encore…

Ensuite il y a Ernest, un gamin de treize ans présenté par sa mère … (mais on a besoin dans les montagnes de ce qu’ils appellent le « boûbe » pour les petits travaux, et un enfant de cet âge y suffit).

Ce fut le tour de Barthélémy qui allait être obligé de quitter sa place.

« Et si vous voulez bien de moi je retourne à Sasseneire. J’y étais il y a vingt ans. »

Barthélemy ne craint pas de remonter à Sasseneire. Il est protégé par une sorte de talisman, un papier qu’il a trempé Trois fois dans le bénitier à Saint-Maurice-du-Lac. Le dimanche après la fête de Saint-Maurice. Et c’est ce que j’ai fait.

 

… ; alors s’était présenté encore Romain Reynier, un grand garçon de dix-huit ans, qui voulait bien venir aussi,…

 

Clou, Ernest le Boûbe, le vieux Barthélémy, Joseph, Romain Reygnier, les deux Crittin (oncle et neveu) monteront au pâturage.

Viendra ensuite Pont, le vétérinaire, lorsque la maladie commencera à décimer le troupeau.

Une histoire étrange, inquiétante, envoutante

Ils ne sont pas les seuls personnages à traverser cette histoire étrange, inquiétante, envoutante.

Il y a le monde d’en bas, et celui d’en haut. Il y a les éléments de la nature, les animaux, les pierres, le ciel, les nuages, les couleurs, le glacier. Il y a aussi « Il », jamais nommé. Dieu, ou Diable ?

Il faisait rose. Il faisait rose dans le ciel du côté du couchant. Quand on était au pied de l’église, on voyait que sa croix de fer était noire dans ce rose.

En haut du grand clocher de pierre, il y avait la croix de fer ; d’abord elle a été noire dans le rose, ce qui fait qu’on la voyait très bien, puis elle s’est mise à descendre.

On voyait la croix descendre, à mesure qu’on montait ; on l’a vue venir contre les rochers, le long desquels elle glissait de haut en bas ; elle est venue, ensuite, se mettre devant les forêts noires comme elle, et elle n’a plus été vue.

On voyait que les parois qui entouraient le pâturage étaient couvertes de taches noires.

Joseph ne pouvait pas s’empêcher de se retourner de temps en temps, puis il portait ses regards à ces parois. On n’entendait toujours rien, puis voila qu’une pierre dégringole.

Il y a eu cette première journée plutôt courte quand au soleil qui est vite caché pour nous. Vers les cinq heures déjà, on l’a vu qui commençait à être attaqué et à être mordu dans sa partie d’en bas.

Ce jour là, c’était une sorte de corne surmontant une des arrêtes ; elle est entrée en coin dans le bas du soleil, comme quand on veut fendre une souche.

Le soleil fut fendu, en effet, d’un bord à l’autre … .

Il n’y avait plus que cette grand ombre qui a été sur nous, …

 

… : c’était la paroi même de la montagne, c'est-à-dire un ouvrage de la nature, et non de l’homme, mais de Dieu.

On n’entendait rien. On avait beau écouter, on n’entendait rien du tout : c’était comme au commencement du monde avant les hommes ou bien comme à la fin du monde, après que les hommes auront été retirés de dessus la terre, - plus rien ne bouge nulle part, il n’y a plus personne, rien que l’air, la pierre et l’eau, les choses qui ne sentent pas, les choses qui ne pensent pas, les choses qui ne parlent pas.

 

… ; là haut, le ciel faisait ses arrangements à lui. Il se couvrait, il devenait gris, avec une disposition de petits nuages,…Il y avait que le ciel allait de son côté, nous, on est trop petits pour qu’il puisse s’occuper de nous, pour qu’il puisse seulement se douter qu’on est là, quand il regarde du haut de ses montagnes.

 

Parlant sans doute de la montagne :

« Il y a des places qu’elle se réserve, il y a des places où elle ne permet pas qu’on vienne… »

La vie d'en haut, la vie d'en bas

Pendant que mère nature vit sa vie, les hommes vivent la leur. Il y a la vie d’en haut, il y a la vie d’en bas.

A Sasseneire, le premier à être envahi par la peur, c’est le petit Ernest, le boûbe. Il a si peur que Crittin le chasse du pâturage. On marchait sur le toit, prétend-t-il. Le boûbe a froid, il a mal à la tête, personne n’arrive à le réchauffer.

c’était Barthélémy qui avait parlé le premier,…

Ça va être comme il y a vingt ans… Il ne doit plus être bien loin…

Il prit une poignée de branches qu’il jeta dans le feu, puis une deuxième … ; et c’était moins pour la chaleur que pour la lumière, parce qu’on prétend qu’Il n’aime pas la lumière.

Au village, Victorine écrit à Joseph, son amoureux. Elle doit confier sa lettre à Romain qui descend de Sasseneire pour faire des provisions au village, mais Romain n’arrive pas à Sasseneire, Le mulet s’est décroché. … Une pierre qui lui est arrivée dessus.

Et quand Romain finit par atteindre le pâturage avec un autre mulet, c’est pour apprendre que la maladie, commence à décimer le troupeau.

Une vache est malade, puis une autre encore. Est-ce vraiment la maladie ? Si oui, il faudra mettre les hommes de Sasseneire en quarantaine, les empêcher d’entrer au village, (avec des fusils) et avec eux la maladie.

Pont se rend au pâturage.

C’était un homme qui se connaissait particulièrement aux maladies des bêtes, et à cette maladie là, ce Pont ;…

Ainsi ils ont vu Pont venir un peu, puis Pont s’est assis. Arrivé à une petite distance du chalet, Pont s’assied ; il ôte ses souliers. …

Ceux du chalet regardaient de devant le chalet ; ils voient Pont sortir de son sac un pantalon de toile tout rapiécé qu’il passe par-dessus le sien ;… Pont s’est mis debout. Pont s’était mis debout, il passe par-dessus sa veste une blouse. Et ce n’est pas tout encore, car, à l’instant d’avant, il était nu tête ; mais maintenant ceux du chalet ont senti leur cœur faiblir, tandis qu’ils sont devenus gris, à cause du sang qui se retirait de leurs visages à la peau cuite.

C’est que Pont venait de nouveau, et eux se retenaient difficilement de prendre la fuite ; car, au lieu de chapeau, c’est sous un voile noir que Pont venait, l’ayant fixé soigneusement sous son visage et par derrière ; et le voile lui tombait plus bas que la taille, de sorte que seules les mains en sortaient, couvertes de gros gants de cuir.

Le verdict de Pont tombe, comme tombera la hache à long manche dont ils se servaient pour fendre les troncs : la maladie est bien là, il faut abattre les bêtes.

Et voila, à présent, que le bétail aussi était frappé, comme quand il y a eu les plaies d’Egypte dans la Bible, et il y avait eu dix plaies, et la cinquième fut la mortalité sur le bétail.

Le ciel tout entier était immobile, en même temps qu’il descendait de plus en plus … Il y avait dessous l’odeur de la mort qui venait ; il y avait dessous le meuglement des bêtes. … - alors meuglaient aussi et alors appelaient, parce que, quand la bête a peur, elle cherche l’homme, et l’appelle. …

L’odeur de la mort continuait à vous venir, et le silence de la mort à régner autour de vous.

Au village, Victorine est désespérée. Elle décide de braver l’interdit, de rejoindre Joseph à Sasseneire. Elle y laissera la vie.

A Sasseneire, Joseph décide de braver l’interdit, de rejoindre Victorine au village. Il ignore encore que Victorine est morte. Les pages de ce qu’il ignore être sa descente en enfer dans un corps à corps terrible avec la montagne, avec le glacier sont sublimes.

On venait toujours cependant. Joseph a lâché son troisième coup à bout portant ; néanmoins on venait toujours, comme il a eu le temps de voir, puis il a fermé les yeux, pendant qu’il a senti le sol lui manquer sous les pieds et il est tombé à la renverse.

Tout va aller de mal en pis. À la fin du roman, nous apprenons que l’on n’a jamais revu Joseph. Clou ?

- On n’a plus entendu parler de lui.

- Et le maitre du chalet ?

- Mort. Il avait reçu deux balles.

- Barthélémy ?

- Mort.

- Et celui du mulet ?

- Mort… Mort de la gangrène.

- le petit Ernest ?

- Mort aussi.

- Le président ?

- Mort.

- Compondu ?

- Mort.

Les nouvelles qu’on en a eues ont été apportées plus tard par des personnes pas du pays, - on veut dire par ces gens qui courent les glaciers pour leur plaisir avec des piolets et des cordes ; c’est par eux qu’on a su plus tard que le pâturage avait disparu.

Plus trace d’herbe, plus trace de chalet. Tout avait été recouvert par les pierres.

Et jamais plus, depuis ce temps là, on a entendu là-haut le bruit des sonnailles ; c’est que la montagne a ses idées à elle, c’est que la montagne a ses volontés.

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