La mémoire de Germaine Tillion aux Glières

Le Théâtre de la Petite Montagne présente le 30 mai au rassemblement Paroles de résistance en Glières « Une Opérette à Ravensbrück », la pièce que l'anthropologue déportée a écrite cachée dans une caisse. Comédienne bisontine installée dans le Jura, Roselyne Sarazin en a cosigné la mise en scène avec Christelle Tarry. Elle revient pour Factuel.info sur sa carrière et explique comment elle en est venue à travailler sur ce texte qu'elle a déjà joué 120 fois...

roseoperette

Quand et comment a commencé votre aventure avec le théâtre ?

J'ai commencé à 17 ans par le théâtre amateur, à Besançon. Mais j'ai été séduite petite fille, vers 8 ans, quand j'ai vu une pièce amateur au Lux... Je me suis dit : c'est ça que je veux faire !

Vos parents vous ont-ils dit « passe ton bac d'abord » ?

Ma mère m'a dit : « tu es folle, ça te passera... » Quand j'avais 13 ans, une amie de ma mère m'avait demandé ce que je voulais faire plus tard, j'avais répondu « comédienne » ! « Vous avez entendu ? », avait-elle dit à ma mère qui avait répondu : « elle est folle... »

Cela vous avait-il choqué ?

Je m'en souviens encore 50 ans après, mais je n'ai pas dévié mon désir ! Quand je suis venue de Roche-lez-Beaupré à Besançon pour travailler comme secrétaire, je me suis inscrite au conservatoire, au cours de Paul Lera qui est décédé en 2009, le jour où j'ai acheté le livre de Germaine Tillion Une Opérette à Ravensbrück... Parallèlement à mon travail, j'ai suivi les années de cours de soir, week-end et stages au programme du conservatoire à l'époque. Il y avait aussi un spectacle de fin d'année.

Vous souvenez-vous de votre première fois sur scène ?

Une Opérette à Ravensbrück : une pièce écrite dans des circonstances très particulières
« J’ai écrit une opérette, une chose comique, car je pense que le rire, même dans les situations les plus tragiques, est un élément revivifiant », disait Germaine Tillion.
Voir la présentation du spectacle créé par le Théâtre de la Petite montagne, et des critiques sur le site de la compagnie ici

C'était à l'école primaire, une chansonnette minée, j'ai adoré faire ça. Mon second souvenir, c'est en colonie de vacances à l'île d'Yeu - la fameuse colo Saint-Claude devenue Juratlantique. Mon équipe n'avait rien préparé pour une soirée, mais m'a habillée en loup de mer et j'ai fait ma première improvisation, avec le trac et un immense plaisir.

Et au conservatoire ?

On y a plaisir à travailler la poésie. J'ai souvenir d'avoir joué une pièce de Jean-Claude Grumbert sur les femmes dans les ateliers de couture... A la fin, on a été quatre à obtenir le Premier prix de conservatoire...

Comment êtes-vous devenue professionnelle ?

Je l'ai été presque tout le temps dans ma vie. J'ai travaillé comme comédienne avec des metteurs en scène, mais aussi dans d'autres secteurs parce que j'étais comédienne, comme le tourisme. Dans les années 1980, j'ai fait des spectacles sur des bateaux de croisière, du Bosphore aux fjords de la Mer du nord, je suis allée au Spitzberg... Ensuite, j'ai créé la Ligue d'improvisation de Franche-Comté avec Bernard Emonire. Cela a duré 6 ans, on organisait des matchs d'impro, c'était le retour du côté improvisation de mon adolescence...

Des matchs ? Que vient faire le sport, la compétition, dans un spectacle artistique ?

Je ne faisais pas ça pour la compétition mais pour le spectacle. Un match d'impro n'est pas une compétition...

Ne s'agit-il pas de vaincre ?

Non ! C'est créer ensemble, partager. La beauté de l'impro, c'est quand on arrive à créer une belle histoire, à amener le spectateur dans une histoire. Pour ça, il n'y a pas de secret, il faut écouter l'autre, aller dans son sens... Ça ne marche pas à tous les coups. Beaucoup réduisent l'impro à des sketches qui font rire, j'aime ce qui emmène dans le rêve, la poésie... Ce n'est pas évident, tous les comédiens n'ont pas le même état d'esprit.

Et au bout de ces six années ?

J'ai quitté Besançon et me suis installée en Petite Montagne, à Cezia, pour des raisons familiales. J'y ai fondé le Théâtre de la Petite Montagne en 1997. J'étais arrivée dans cette région que je ne connaissais pas, j'y ai découvert un endroit magique. Il n'y avait pas de compagnie professionnelle dans le secteur, j'ai démarré avec des collègues bisontins ou lyonnais pour faire du théâtre en milieu rural. Les gens d'ici ne savaient pas ce qu'était le théâtre professionnel, mais ils allaient voir les troupes amateur du coin une fois par an. Les gens sont venus nous voir et on s'est constitué un public, je proposais une programmation régionale, des animations, des stages, des interventions dans les écoles...

Qu'avez-vous créé ?

Les Exercices de style de Raymond Queneau, Orgasmes adultes échappé du zoo de Dario Fo et Franca Rame : on a joué trois monologues de ce livre sous le titre Des Talons hauts comme ça, dans l'est du pays... Dans cet univers agricole et ouvrier, très vite on repère les gens qui créent, des musiciens qui ont choisi de quitter la ville. Très vite, on a eu un réseau. Un jour en faisant une balade, j'ai eu le coup de foudre pour la caborne de Saint-Hymetière. J'y ai créé en 2004 un spectacle sur une légende jurassienne et le personnage de la Fée bûcheronne.

Qui est-ce ?

Cette légende évoque une dame verte qui habitait la forêt : la fée bûcheronne ou Dame Blouissia. Elle est toute verte avec un petit panier, discrète, mais quand les habitants du village font des bêtises, elle frappe de grands coups sur le tronc d'un poirier... Quand Nicolas Sarkozy a eu 65% des voix en 2007 dans mon village, j'ai frappé très fort sur un grand arbre derrière chez moi... La Fée bûcheronne continue en Haute Saône, dans le Jura, les offices de tourisme donnent rendez-vous dans telle ou telle forêt et je raconte la légende. Je raconte aussi la Vouivre...

La Fée bûcheronne serait une vouivre des montagnes ?

Non, elle ne rencontre pas la richesse ou la tentation...

Et puis de la Petite montagne, vous voilà au Biolopin...

Le Théâtre de la Petite montagne y a déménagé en 2007. Le lieu est plus pratique pour répéter. Et puis le Biolopin est connu, mais quand j'y suis arrivée, il ne s'y passait plus grand chose depuis plusieurs années. Dès 2008, on a mis en place une programmation avec quelque chose au moins deux fois par mois : conférence, café philo, concert, première théâtrale... Dans la grande salle, il peut y avoir 50 spectateurs, parfois on fait des choses dehors pour 80 personnes...

Parallèlement, vous avez monté Une Opérette à Ravensbrück, de Germaine Tillion. C'est une grande affaire !

Je vous raconte une anecdote. Le 8 février 2009, le jour de la mort de Paul Lera, je suis à Paris avec Martine Froment et Dominique Gaillot au Maghreb des livres, un salon annuel. Sur un étal, je vois tous les livres de Germaine Tillion, mais je n'ai que 5 euros en poche. Alors j'ai pris un petit livre édité en 2005 que je ne connaissais pas : Une Opérette à Ravensbrück...

Vous connaissiez Germaine Tillion l'anthropologue ?

Non, je connaissais surtout l'humaniste pour qui j'avais de l'admiration. J'avais envie depuis quelques années de la faire connaître. J'ai lu le soir même ce document écrit en camp de concentration, c'était la première fois que j'arrivais à finir un livre sur la déportation...

Vous n'aviez pas lu Si c'est un homme, de Primo Levi ?

Je ne l'avais pas fini, je préfère Robert Antelme...

Imre Kertész ?

Non.

Charlotte Delbo ?

J'aime beaucoup... J'aimerais travailler La Mesure de nos jours...

Revenons à Germaine Tillion...

J'ai lu L'Opérette d'une traite le soir-même dans mon lit, et en éteignant je me suis dit : je vais le monter. C'était une évidence. C'était ça que je pouvais utiliser pour faire connaître Germaine Tillion. Ça avait été joué au théâtre du Chatelet pour ses 100 ans, mais je ne l'avais pas su... L'original du texte est au musée de la Résistance de Besançon, comme tous les documents originaux de Germaine Tillion, grâce à Anise Postel-Vinay (née au Bélieu, près de Morteau) qui était avec elle à Ravensbrück et qui traduisait l'allemand [son témoignage ici]...

Cette opérette, c'était pour tenir le coup...

Oui. Quand elle l'a écrite à l'automne 1944, elle était à Ravensbrück depuis un an. Elle voyait les femmes mourir, savait que les Américains avaient débarqué. La France était libre, mais dans les camps, on  mourrait de faim, de froid, sous les coups... Germaine se dit il faut qu'on tienne le coup, on n'en a plus pour longtemps. Les nazis étaient de plus en plus odieux, il fallait trouver les moyens de se changer les idées et de faire rire : ce sera notre ultime sabotage. Elle ne savait pas qu'il y en avait encore pour six mois... Elle était affectée au betrieb, le hangar où se faisait le tri du butin. Elle a trouvé du papier et des crayons grâce à la complicité de prisonnières affectées dans les bureaux. Elle s'est cachée deux semaines dans une caisse pour écrire. C'était un risque inouï.

Vous l'avez joué 120 fois. Pourquoi aller au rassemblement des Citoyens résistants des Glières ?

Il y a longtemps que je rêve d'aller à ce rassemblement pour lequel je n'ai jamais été disponible. Je connais un Jurassien membre des Citoyens résistants des Glières dont certains ont vu la pièce à Paris. Ils étaient allés au Salon de l'Agriculture et en avaient profité pour aller au théâtre. En 2010, l'année de la création du spectacle, j'étais à l'île de Groix pour une manifestation, et je me suis retrouvée avec des Citoyens résistants à qui j'en ai parlé... On était juste en face de la maison de Germaine Tillion...

A quoi résistez-vous aujourd'hui ?

J'essaie de résister à la pollution aux pesticides épandus dans les champs par là autour...

Le rassemblement des Citoyens résistants a une connotation anti Sarkozy !

C'est un événement anti-Sarko ! Il peut revenir et je n'y tiens pas. Au-delà, je vois le phénomène du rassemblement des Glières comme la mobilisation contre l'aéroport de Notre Dame des Landes. C'est le rassemblement de ceux qui n'ont pas envie de se soumettre au capitalisme. Ces grands rassemblements ont un sens, ils consistent à passer ce message : vous manipulez le peuple, mais attention, nous ne sommes pas tous des marionnettes ! Quand on regarde ce qu'était être résistant en 42, en 43, en 44, j'insiste sur les trois années car c'était de pire en pire, et ce qu'on voit aujourd'hui, la résistance à Sarkozy, c'est de la rigolade. Quand on lui dit notre désaccord, il répond casse toi pauvre con. A l'époque, on était fusillé dans l'instant...

Peut-on vraiment faire un parallèle entre l'oppression nazie et la pression du capitalisme actuel ?

Des gens se disent résistants aujourd'hui... Je suis partagée. Plus je lis de témoignages de résistants sous l'Occupation, plus je me dis que c'est un mot sérieux. Il ne faut pas l'utiliser n'importe comment.

 

 

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