La leçon de centenaire du professeur Jean-Noël Jeanneney

Pour l'historien, qui présida la mission du bicentenaire de la Révolution de 1789, Radio-France et la Bibliothèque nationale de France, le centenaire de la Grande guerre est l'occasion de réfléchir à la république qui « a tenu » ou à l'absence de fatalité historique.

Jean-Noël Jeanneney

« On a tort de croire que ce qui est arrivé devait forcément arriver. » En citant Pierre Renouvin, l'un de ses maîtres qui perdit un bras au Chemin des Dames, Jean-Noël Jeanneney met le doigt sur une dimension importante que doit appréhender l'historien. Une dimension que le sociologue Edgar Morin aime à rappeler lorsqu'il dit « le pire n'est jamais sûr », soulignant qu'on ne donnait pas cher d'une victoire contre le nazisme en 1941... Une dimension qu'on ne peut balayer d'un définitif « avec des si on mettrait Paris en bouteille ».

En fait, explique Jean-Noël Jeanneney, « l'important n'est pas de savoir qui est responsable [de la guerre 14-18] mais comment on en est arrivé là : il y avait le sentiment, dans chaque pays, d'être assiégé... Si l'Allemagne abandonnait l'Autriche-Hongrie, c'était un coup porté à ses intérêts. Les Anglais avaient le sentiment que s'ils ne faisaient rien, la France serait écrasée et cela entraînerait la domination d'une seule nation sur le continent, ce qu'ils n'ont jamais accepté... On s'est trompé ici et là sur les intentions de l'autre : les Allemands ont cru que s'ils entraient par la Belgique, les Anglais ne feraient rien... »

« Il n'y a pas de fatalité en histoire »

Bref, et c'est la première leçon de cette dimension : « il n'y a pas de fatalité en histoire, l'essentiel est de comprendre l'enchaînement des faits ». Et accessoirement d'imaginer autre chose, « l'uchronie, un temps qui n'a pas eu lieu, qui permet de restituer la diversité des possibles : et si le chauffeur de Sarajevo ne s'était pas trompé... ». Qui sait si l'archiduc aurait été assassiné plus tard, ailleurs, ou jamais... « L'essentiel, poursuit Jean-Noël Jeanneney, est de se dire que les choses auraient pu être autrement. Cela justifie l'action. C'est à cela que peut servir un centenaire, à faire réfléchir à cela. A faire réfléchir à la patrie qu'il faut, plus que jamais, distinguer du nationalisme qui est le refus des autres, l'esprit de conquête, l'agressivité ».

La notion de patrie lui permet de « comprendre comment les Poilus ont tenu cinq ans, comment ils ont résisté, comment on a tenu à l'arrière, comment le pays a tenu... » Il sait les divergences entre historiens. Certains de ses collègues disent : « s'ils ne tenaient pas, ils étaient fusillés ». Il est persuadé que la « défense de la patrie était le ressort principal : ils n'étaient pas partis la fleur au fusil, mais avec une détermination désolée ». Jeanneney évoque les nombreuses citations de manuels scolaires dans les lettres des Poilus, fait le « parallèle entre patriotisme et école républicaine ».

« La République a tenu »

Outre la patrie, c'est enfin la république qui « a tenu », n'en déplaise au socialiste Marcel Sembat, député pacifiste puis ministre des Travaux publics en 1914, qui écrivit : « Faites un roi sinon la paix » : « il a été détrompé car la République a tenu bon... Et le régime parlementaire a eu le talent de Raymond Poincarré, a fait surgir Clémenceau : pour gagner la guerre, il fallait s'en prendre aux pacifistes ». Ce régime parlementaire et républicain qui a su, à l'inverse de l'Allemagne, comme le nota plus tard De Gaulle dans La Discorde chez l'ennemi, faire en sorte que « les armes cèdent à la toge », autrement dit que les militaires soient subordonnés au pouvoir civil. 

En France, ajoute Jean-Noël Jeanneney, « les civils ont pris la main en 1915, encore plus fort en 1917 quand Clémenceau a imposé Foch, alors qu'en 1916 il y eut une délégation du pouvoir civil allemand à l'état-major qui a mal réagi par rapport au blocus : les sous-marins allemands ont naufragé des navires américains et britaniques. Ce fut cette erreur qui a fait entrer les Américains en guerre... »

« L'unification de la mémoire »

La guerre de 14 porte aussi en elle, selon l'historien, la fin de l'unification « à coups de hache » de la France par la Révolution de 1789 : « la mémoire s'est unifiée, il n'y a jamais eu une telle unité nationale qu'en août 1914, mais elle s'est fracturée depuis entre ceux qui pensaient la guerre inévitable et les autres... Le regard a changé avec la Révolution d'Octobre : la guerre est devenue industrielle, idéologique, ce n'était pas prévu... Et puis le pacifisme a conduit à ce qu'on regarde l'histoire autrement ».

Quand la paix revint, « il y eut une division entre deux attitudes vis à vis de l'Allemagne : « tenir le chien enragé en laisse ou jouer une Allemagne démocratique... Ce qui conduit à une réflexion sur l'Europe... Mais en 1950, les conditions étaient meilleures, les données différentes : la France avait été battue en 1940, l'Allemagne envahie et détruite... ».

Les ratés des droits des femmes en 1919

 Pourquoi ne sommes-nous pas allés, en 1918, au-delà du Rhin ?, demande un auditeur. « Cela a divisé les élites. Clémenceau avait dit : pas un mort de plus, ne faisons pas une Alsace-Lorraine à l'envers... Il aurait fallu empêcher la violation du Traité de Versailles et la remilitarisation de la Ruhr par Hitler ».

La France rate aussi l'occasion d'instaurer le suffrage universel avec le refus du Sénat - l'Assemblée nationale était d'accord - d'accorder le droit de vote aux femmes sous prétexte qu'elles seraient sous la coup de l'église... Elles avaient pourtant fait fonctionner le pays, ses usines, son agriculture, ses écoles... « 1917 voit la grève des Midinettes revendiquant la semaine anglaise, ne pas travailler les samedi et dimanche, dans une atmosphère festive annonçant 1936 », s'enthousiasme Jean-Noël Jeanneney. « Même les bourgeoises s'étaient mises au travail... En 1919, quand les hommes rentrent, cela a créé des mouvements divers, des couples ont explosé, des femmes n'ont pas supporté que les hommes veuillent que les choses redeviennent "comme avant"... Leurs droits civils ont un peu progressé... » Il fallu en effet attendre 1944, longtemps après la plupart des pays européens pour que les Françaises puissent voter...

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