La fabrique de l’être humain, ange ou démon…

Poursuivant sa réflexion sur le passage à l'acte terroriste, l'anthropologue Jean-Michel Bessette décrit le rôle fondamental du langage, et donc des symboles transmis par l'entourage et la culture, dans l'édification des individus. S'interrogeant sur ce qui fabrique le crime, il se demande, nous demande, « quel type d’homme est-il celui qui a été ''produit'' dans la démesure ou dans la violence, en dehors des normes et du sens susceptibles de fonder en lui des raisons de vivre ? » Et souligne le parallèle entre les dynamiques construisant les héros et les gangsters...

πολλὰ τὰ δεινὰ κοὐδὲν ἀνθρώπου δεινότερον πέλει : Il existe bien des choses prodigieuses, mais rien n’est plus prodigieux que l’homme… SOPHOCLE (Antigone)

Deinon, prodigieux, c'est-à-dire tout à la fois merveilleux et monstrueux, tel est l’homme qui se dessine dans les vers du chœur de l’Antigone de Sophocle.

Est deinon, celui qui provoque la terreur, la peur, la frayeur mais aussi qui est extraordinaire, étonnant, étrange, admirable… Prodigieux et formidable au sens premier de ces termes. L’homme est l’être tel qu’il n’en existe pas de plus prodigieux parce que rien de ce qu’il fait ne peut être attribué à un don « naturel ». Finalement, l’homme se crée lui-même comme créateur. Déterminé à l’indétermination, il est fondamentalement ouvert… Cette puissance créatrice qui l’habite détermine chez l’homme une réalité double : elle le fait marcher tantôt vers le bien, tantôt vers le mal (ange/démon, sapiens/démens).

Comme Aristote l’a souligné,  l’homme est un animal politique. De fait, isolé, abandonné à lui-même, l’individu humain est incapable d’actualiser les prodigieuses potentialités qu’il recèle. Pour ce faire, il a besoin du politique, de la société. C’est la société, à travers « toutes les croyances et tous les modes de conduites instituées par la collectivité »1, qui lui insuffle les ingrédients nécessaires à la production de lui-même. « Cet être, cette espèce radicalement inapte à la vie aurait sans doute disparu si elle n’avait pas pu créer une forme nouvelle, cette forme inouïe dans l’échelle des êtres, qu’est la société ; la société comme institution, incarnant des significations et capable de dresser des spécimens singuliers de l’espèce homo sapiens de telle sorte qu’ils puissent vivre, et vivre, tant bien que mal, ensemble ».2

« L’infans peut mourir ; mais le plus souvent, il est socialisé. La socialisation s’étaye sur le besoin biologique (faim), mais aussi, beaucoup plus fortement, sur le besoin psychique de sens... Le besoin psychique de sens doit être satisfait par l’environnement de l’infans, - environnement fait d’individus déjà socialisés (parents, camarades, maîtres, etc.) qui ne peuvent transmettre que le sens qu’ils ont déjà absorbé et investi eux-mêmes -... De telles significations imaginaires sont : les dieux, les esprits, les mythes, les totems, les tabous, la parenté, la souveraineté, la loi, le citoyen, l’Etat, la justice, la marchandise, le capital, l’intérêt, la réalité, etc. ». 3 La réalité que vit l’individu est ainsi socialement construite, et sa coloration – particulière pour chaque société – est fonction des significations qui sont reconnues par sa parentèle, son groupe, sa société.

Le langage... A travers la mise en mots des situations, l’enfant se distancie de ses pulsions

Le langage est le vecteur principal de la constitution de l’individu (du sujet). Lorsqu’on s’interroge sur les processus d’inclusion de l’enfant dans le monde, on est de fait conduit à ménager une place prépondérante à la question du langage. L’animal parlant, on l’a dit, est un être de symbole, et c’est à travers des processus de symbolisation (ayant principalement le langage comme véhicule – même s’il y a d’autres modalités d’expression : physique, rythmique, prosodique, mimique, etc.) qu’il est produit et qu’il se produit. C’est principalement par le biais du langage que le sens est donné à l’enfant. A travers la mise en mots des situations, l’enfant se distancie de ses pulsions – le nourrisson qui pleure et qu’on laisse pleurer se trouve contraint de différer la satisfaction de ses besoins (et c’est déjà une pose de limite) – un écart se crée entre soi et ses pulsions. Cet écart, est rempli par la parole (ou laissé vide par l’absence de parole), faisant accéder le petit d’homme à la dimension du sens (ou du non-sens). Ainsi, l’édifice langagier (porté par la mère, le père, les proches, le groupe, la société…) contribue à l’institution du sujet.

C’est donc à travers la symbolisation que l’enfant s’arrache à sa propre opacité et à la gangue du monde, qu’il se différencie des êtres et des choses, passant du fantasme (principe de plaisir ou empathie) au réel (principe de réalité), pour se rencontrer, conquérir ou asseoir une certaine autonomie. Ce travail de différenciation par la symbolisation, lui permet de s’accorder aux images du monde et de lui-même qui lui sont transmises par ses pairs, et l’introduisent aussi imperceptiblement à une certaine « légalité » des signes.4 « …Apprendre le langage n’est pas s’initier à associer des signes conventionnels (les mots) à des idées représentatives intérieures : c’est se voir enseigner la technique qui permet de rentrer pratiquement dans la modalité conditionnelle caractéristique du monde humain de la règle. »5 En ce sens, le langage recèle un caractère normatif : il sépare et fait émerger le sujet de l’inconscient anomique. Platon l’avait pressenti lorsque, par la bouche de Socrate il désigne l’onomaturge – le faiseur de noms – comme un législateur. C’est un « nomothétès » – littéralement un poseur de loi – qui « invente », fabrique, s’approprie et définit l’ordre du monde à travers ce même mécanisme (du langage) par lequel le monde lui a été donné6.

L’impact de l’influence des cadres sociaux

Le langage fait donc loi et donne forme au petit d’homme… C’est ainsi que chacun – en tant que sujet « normal » (normé, normalisé) – se trouve étalonné, socialisé, littéralement mis à l’équerre7

L’enfant ne naît pas tout armé d’une individualité propre qui le précéderait dans sa course. « Tout au contraire, on souligne que la façon dont l’individu raisonne (et agit) est indissociable de sa personnalité singulière et que celle-ci n’est pas donnée, mais se construit au cours de l’enfance et que cette construction passe par toutes les dimensions – pulsionnelles, affectives, morales, mentales – des relations que l’enfant noue à ces autrui si particuliers que sont ses parents. »8 On conçoit dès lors l’impact de l’influence des cadres sociaux – groupe familial, groupe de pairs, groupe social – dans lesquels l’enfant et l’adolescent sont socialisés comme vecteurs d’intégration (ou non) aux normes dominantes de la société globale.

Le cerveau humain, effecteur de l'histoire... L’agressivité instinctive de l’hypothalamus s’est trouvée contrôlée jusqu’à l’homme par des automatismes acquis

Chez l’homme, avec le néocortex – siège, en particulier, de la fonction du langage – la réponse à une situation d’attaque, de malaise ou de frustration sera susceptible de modulations variées, en fonction des apprentissages socioculturels incorporés. « Le comportement du cerveau reptilien s’est trouvé contrôlé dans le phylum par le cerveau limbique. Plus tard, le cortex a contrôlé l’activité fonctionnelle des deux précédents et, chez l’homme, le lobe orbitofrontal et les systèmes associatifs – avec le langage – ont encore transformé l’activité des formations antérieures. La variabilité des comportements humains est ainsi colorée par la variabilité des cultures... L’agressivité instinctive de l’hypothalamus s’est trouvée contrôlée jusqu’à l’homme par des automatismes acquis, les apprentissages engrammés dans le système limbique »9 déterminés en particulier par l’appartenance sociale de l’individu. Enfin, ayant la faculté de manier des symboles – singulièrement avec le langage –, l’homme est sensible à une très grande diversité de stimuli pouvant favoriser ou inhiber son comportement « agressif », de même qu’il peut varier à l’infini ses types de réponse à une situation conflictuelle. Ainsi, on peut dire que les mêmes pulsions hypothalamiques, selon qu’elles sont soumises aux modulations de tel ou tel code langagier (idéologie), ainsi qu’à la grille de tel ou tel Code pénal, préside aussi bien à un destin de « gangster » qu’à celui d’un « héros »...

ASSASSIN

« étymologie — provenç. assassin, ansessi;

anc. catal. assessi ; espagn. asesino ; juil. assassino ; bas lat. assasini, assessini, assisini, assassi, hassatuti, heissesin ; χασίσι, en grec moderne ; de l’arabe haschisch, nom de la poudre de feuilles de chanvre, avec laquelle on prépare le haschisch lié. Le Prince des assassins ou Scheik ou Vieux de la montagne faisait prendre du haschisch à certains hommes qu’on nommait feidawi; ces hommes avaient des visions qui les transportaient et qu’on leur représentait comme un avant-goût du Paradis. À ce point ils se trouvaient déterminés à tout faire, et le prince les employait à tuer des personnages ennemis. C’est ainsi qu’une plante enivrante a fini par donner son nom à l’assassinat. » (Emile Littré)

On peut voir résumé dans cette étymologie le processus qui conduit à un comportement libéré du contrôle cortical.

Comment survient la démesure ?

Pour accéder à l’humanité, on a vu que le petit d’homme devait être nourri de symboles, de significations, de sens. Mais ces proches, comment eux-mêmes sont-ils ancrés dans le monde ? Quels sont leur propre systèmes de valeurs, de croyance, d’idéologie ? Quelle image du monde pourront-ils bien transmettre?

Quel type d’homme est-il celui qui a été « produit » dans la démesure (hubris) – sans limites – ou dans la violence, en dehors des balises normatives et signifiantes susceptibles de fonder en lui des raisons de vivre ? En écho à la casse subie par les enfants-adolescents construits de bric et de broc, auxquels bien peu de limites ont été données – abandonnés à l’anomie – répond alors la geste des « casseurs », « racailles » et autres « sauvageons », étranges « outsiders » d’un monde qui ne les reconnaît pas et se refuse à eux.

« Enfants meurtriers, adolescents statufiés en déchets sociaux,
jeunesse bafouée dans son droit de recevoir la limite,
votre solitude nue témoigne des sacrifices humains ultramodernes. »10


1 E. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, PUF, 1967.

2 C. Castoriadis, Les significations imaginaires, in Une société à la dérive, Seuil, 2005, p.86.

3 C. Castoriadis, Figures du pensable, Les carrefours du labyrinthe 6, Seuil, Points essais, 1999, p.226. Cf. aussi pp.240 et suiv ; Psyché et éducation.

4 Cf. J. Lacan : « La loi de l’homme est la loi du langage », Ecrits I, Seuil, 1966, p.150.

5 I. Théry, La distinction de sexe ; O. Jacob, 2007, p.p.477-478.

6 P. Legendre, La 901è conclusion ; Fayard, 1998, p.p. 124-125 et 251.

7 Le terme latin norma désigne d’abord l’équerre, puis au sens figuré : la règle, la ligne de conduite.

8 I. Théry, op. cit. p.326.

9 H. Laborit, La Nouvelle grille, Laffont, 1974.

10 P. Legendre, La fabrique de l’homme occidental, Arte éditions, Mille et une nuits, 1996, p.23

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