La dissimulation et le prix à payer

Les Grand-mères, de Doris Lessing, parle de la famille, de l’amour, de la liberté de choisir, ou de ne pas choisir d’emprunter les routes bien tracées de ce que doivent être la famille, l’amour…

Les grands-mères. Un tout petit roman, ou une grosse nouvelle.

Qui parle de la famille, de l’amour, de la liberté de choisir, ou de ne pas choisir d’emprunter les routes bien tracées de ce que doivent être la famille, l’amour…

Un roman qui parle également du prix qu’il y a payer, par soi, par les autres, pour les choix que l’on fait, ou que l’on ne fait pas, d’être soi-même.

Certains n’en ont retenu que le côté peut-être scandaleux, peut-être incestueux. Rien de tout cela. Doris Lessing raconte comment deux femmes glissent d’un statut à l’autre avec une certaine légèreté, presque de l’insouciance. Amies depuis l’enfance, puis mariées, puis veuve pour l’une, divorcée pour l’autre, amantes chacune du fils de l’autre, belles-mères et grand-mères. Amies. Tout cela sans rien perdre de leur lucidité. Elles savent ce qu’elles font, ce qu’elles font est constitutif de ce qu’elles sont. Elles assument tout. Même le soupçon qui pèse sur elles.

La proximité qu’elles affichent, ne serait-ce pas de l’homosexualité ?

Ces grand-mères là n’ont rien de conventionnel.

Elles ne participeraient certainement pas à La Manif pour tous.

Pourtant la façon dont Doris Lessing a construit et écrit ce roman fait de Roz et de Lil deux personnes presque ordinaires. Nous pourrions les côtoyer et qui sait, nous pourrions être semblables à elles.

En pensée sinon en actes.

L’écriture est légère, presque factuelle. Pas de lyrisme, pas de scènes sexuelles, et pourtant, le style épuré de Doris Lessing creuse la profondeur de ce récit iconoclaste.

On se rappelle les vers du grand Victor Hugo qui pratiquait, lui, l’art d’être grand-père :

Jeanne était au pain sec dans le cabinet noir,
Pour un crime quelconque, et, manquant au devoir,

J’allai voir la proscrite en pleine forfaiture,
Et lui glissai dans l’ombre un pot de confiture.

Dans l’ombre des maisons au bord de la mer, Roz rejoint le fils de Lil et Lil celui de Roz.

On le sait, les véritables amours, les grandes amitiés et l’exercice de la liberté réclament que l’on en paye le prix. Ce sont des choses rares et précieuses. Et chacun des personnages en paie le prix. Ici, c’est l’amour qui ne saurait se dupliquer à l’infini. Il y a une histoire originelle, les autres ne sont que répliques affadies.

Des réponses à une contrainte sociale qui n’empêchent pas une forme de bonheur.

Le roman est construit comme une boucle. Les personnages en sont donc Lil et Roz, amies depuis l’enfance, Ian, le fils de Lil, Tom, le fils de Roz. Puis viennent Mary, l’épouse de Tom, et Hannah, celle d’Ian. Les petites filles ainsi que quelques autres personnages dont les maris, un « soupirant » éconduit, jouent un rôle secondaire. Ils ne sont que les faire-valoir de ce quatuor resserré sur lui-même.

Au début du roman, Lil et Roz, toujours belles malgré leur âge – celui d’être les grand-mères de deux petites filles, et les mères de deux hommes de plus de trente ans, – sont à la plage, accompagnées de leurs fils, de leurs brus et de leurs petites filles. Theresa, une étudiante qui est serveuse au Baxter’s, le restaurant au bord de plage est un témoin émerveillé.

Une image de la somnolence repue. Aux tables voisines, sous les grands arbres, lézardaient des gens aussi heureux qu’eux…

Ce qui emplissait ses yeux de larmes, c’était de les voir tous là, de les regarder, comme à ce moment. Derrière elle, à une table proche du bar se tenait Derek, un jeune agriculteur, qui voulait l’épouser. Elle n’avait rien contre lui, il lui plaisait même assez, mais elle savait que sa vraie passion, c’étaient eux : la Famille.

L’image est idyllique mais notre témoin observe qu’arrive Mary, la femme de Tom. Et quelque chose de cette atmosphère paisible et gentiment familiale se casse.

Mary, oui, c’était elle. Un petit bout de brune remuante, qui n’avait rien de l’assurance et du style de « la Famille ».

Elle montait lentement. Elle s’arrêtait, le regard fixe, se remettait en marche, s’arrêtait encore, avec une absence de hâte qui était calculée.

« Eh bien, je me demande ce qui la mine ainsi, songea-t-elle, abandonnant enfin sa fenêtre pour porter son plateau à des clients sûrement impatients.

Dans la main de Marie, des lettres. Une en particulier dont le lecteur découvre le contenu à la fin du roman. Une lettre qui dévoile ce que tout le monde pressentait peut être mais refusait de regarder en face. Roz a été la maîtresse de Ian, Lil celle de Tom. Et les belles-filles vont devoir faire avec cela. Elles refuseront à Lil et à Roz de continuer à exercer l’art d’être grand-mère. Le prix à payer.

Avant d’arriver à ce final, que s’est-il passé ?

Rien que de très ordinaire. Deux fillettes, Liliane et Roseanne se lient d’amitié à l’école. Elles ne se quitteront plus. Elles grandissent ensemble, se marient,…Les hommes sympathisèrent, les femmes y avaient veillé – et on célébra un double mariage.

Jusqu’ici, tout allait bien.

Les deux familles habitent dans des maisons proches, et bientôt, naissent deux garçons.

Liliane et Theo Western annoncèrent la naissance d’Ian. Et moins d’une semaine après, Roseanne et Harold Struthers suivaient avec Thomas.

La vie continue de rouler, les deux familles de se mêler l’une à l’autre et les garçons de grandir. Le mari de Lil meurt, celui de Roz demande le divorce puis se remarie.

Ces deux femmes superbes, de nouveau réunies comme si les hommes n’étaient jamais entrés dans leur équation, allaient et venaient avec, à leurs côtés, les deux beaux adolescents : l’un plutôt délicat avec ses boucles décolorées qui lui retombaient sur le front, l’autre robuste et athlétique, inséparables comme l’avaient été leurs mères au même âge.

Des blessures pour les deux garçons qui n’ont plus que leurs mères pour refuge et l’amie de leur mère pour confidente. Le quatuor se forme, se renforce et se referme sur lui-même.

Et ce qui devait arriver arriva.

Il y a un âge, un âge éphémère, vers seize, dix-sept ans, où ils ont une aura poétique. On dirait de jeunes dieux. Il arrive que leur famille où leurs amis soient intimidés par ces êtres qui ont l’air de visiteurs venus d’une atmosphère plus pure. Ils n’en ont souvent pas conscience, se faisant d’avantage l’effet de paquets mal ficelés qu’ils essaient d’empêcher de se défaire.

Vient alors le temps de la dissimulation. Toujours cette question du prix à payer.

Un voisin, Saul Butler, aimerait se marier avec Lil. Les deux femmes en conviennent :

Roz et Lil étaient tombées d’accord pour dire qu’il aurait fait un bon mari si l’une ou l’autre en avait cherché un.

Quand il fut reparti, Roz téléphona à Lil :
- Nous devons nous montrer un peu plus à la plage.

Lil confia à Roz qu’elle était si heureuse que cela l’effrayait.
- Comment est-il possible qu’il puisse exister quelque chose d’aussi magnifique ?chuchotait-elle, de peur d’être entendue…

- C’est absurde, la rabroua Roz. Ne t’inquiète pas. Ils ne tarderont pas à se lasser des vieilles et à courir après des filles de leur âge.

Les garçons deviennent de jeunes hommes.

Ian entra à la fac pour s’initier au commerce, à la finance et à l’informatique…

Tom, lui, décida de s’orienter vers la gestion de spectacles.

La suite et fin de ce roman, vous l’avez lue au début de la chronique. Qu’écrivait Tom, dans la lettre découverte par Mary ?

Et puis il y avait eu l’autre lettre, celle de Tom à Lil, qui n’avait pas été postée.

« Pourquoi ne devrais-je pas t’écrire, Lil ? Pourquoi non ? Il le faut au contraire, je pense à toi tout le temps, oh mon Dieu ! Lil, je t’aime tant ? Je rêve de toi, je ne peux pas supporter d’être séparé de toi, je t’aime, je t’aime… »

Newsletter

Lisez la Lettre de Factuel

ABONNEZ-VOUS À LA NEWSLETTER !