Il était une fois « Notre France »

Raphaël Glucksmann revisite dans un essai quelques grandes dates fondatrices de ce qui fait ce qu'est être français : du très ancien droit du sol aux lois laïques prenant racines dans les guerres de religion...

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[…] Il est temps de redécouvrir la profondeur historique de ces mots et de ces principes ˗ universalisme, droits de l’homme, cosmopolitisme, égalité, solidarité ou république ˗ qui semblent aujourd’hui vides de sens et qui pourtant nous ont faits en tant que français. Il est temps de revisiter un passé de combats et de progrès qui nous aidera à surmonter notre peur de l’avenir. Il est temps de réciter l’Affiche rouge avec la voix de notre époque, de repenser la nuit du 4 août 1789, de soupirer avec Héloïse et de rire avec Rabelais, de douter avec Descartes et de croire en De Gaulle. Temps de dépasser l’aphasie posthistorique d’une gauche en apesanteur et les obsessions préhistoriques d’une nouvelle droite de plus en plus pesante, temps de réapprendre à aimer et à dire ce que nous sommes. Temps de retrouver notre France. Et surtout, temps de la faire vivre à nouveau.

Dans cet essai qui se lit avec le même plaisir qu’on lit un bon roman, Raphaël Glucksmann, d’une plume alerte et d’une pensée tout aussi alerte, redessine une France que l’on peut aimer. Il nous entraine loin, très loin du Suicide français d’Eric Zemmour, cette longue logorrhée haineuse qui n’offre comme perspective que le repli sur soi, la haine de l’autre…

Chez Glucksmann, il est plutôt question du renouveau de la France, en ce qu’elle a de grand et de généreux. Qu’on ne s’y trompe pas ! Il ne s’agit pas d’un essai bercé d’angélisme. Il s’agit de faire revivre avec force, les principes que la gauche a lamentablement laissé tomber.

Glucksmann écrit le roman de la France en faisant revivre, justement, les grands textes qui ont fabriqué notre identité française. Les grands textes, mais aussi les événements fondateurs de qui nous sommes aujourd’hui. De la royauté à la République, en passant par, entre autres, La Commune de Paris, la seconde guerre mondiale et L’Affiche Rouge, mai 68…. Son texte est ponctué de nous sommes en, qui nous balade dans le voyage de notre histoire et de notre Histoire.

Les textes fondateurs, que l’on peut dire en contrepoint de la Bible.

Du roman de Renart, au XIII siècle, en passant par Molière et son Tartuffe, par Michel de l’Hospital, par Montaigne, par le truculent Rabelais, par Pierre Larousse et son dictionnaire, par Victor Hugo bien entendu, par Descartes, par Voltaire, par Rousseau, par Zola et son « J’accuse »… Ils sont tous là, et d’autres, à souffler une pensée vive et revigorante.

Il s’agit de se donner les moyens de gagner la bataille des idées.

Il s’agit de faire un retour en arrière sur notre histoire politique, littéraire, philosophique, géographique… afin de remettre les pièces du puzzle à la bonne place, et de bâtir l’image et la réalité de ce que nous sommes aujourd’hui et de ce que nous pouvons être demain.

Nous sommes en…

Nous sommes le 26 avril 2014, au palais Chigi de Rome. Fraichement nommé Premier ministre, Manuel Valls rencontre le président du Conseil Matteo Renzi.

[…]

« Pour que les réformes soient acceptées par l’opinion, il faut commencer par s’attaquer aux élites, aux privilèges des hauts fonctionnaires et des élus, réduire ostensiblement leur train de vie. Pour que le peuple accepte les remèdes qu’on lui propose. Pour que les gens perçoivent une forme d’équité dans les changements. Pour satisfaire enfin les passions révolutionnaires et égalitaires de nos concitoyens ». Manuel Valls repart à Paris le lendemain, ne touche pas aux privilèges des grands corps de l’État et ne reproduit aucune des diatribes que Renzi a multipliées contre les élites italiennes. Il a droit aux grandes grèves que son homologue transalpin a repoussées. La loi El Khomri, pourtant moins radicale que le « Jobs Act » romain, scinde la gauche en deux et bloque le pays.

[…]

Gagner la bataille des idées permet d’imposer sa vision du monde à des adversaires et leur faire adopter les mesures qui en découlent. La partie gauche de l’Assemblée le faisait en 1789, elle fait exactement l’inverse en 2016.

 

Le Roman de Renart (début du XIII siècle) écrit Glucksmann, passionne la France et, pour la première fois, lui donne un imaginaire commun, un imaginaire national qui dépasse les frontières régionales et transcende les fractures sociales.

C’est le début du fil d’Ariane que l’essayiste nous convie à suivre dans le labyrinthe des idées, mais aussi des faits.

Récité en langue vulgaire ou romane (d’où le nom de roman), il rassemble dans une même écoute et des éclats de rire similaires un pays morcelé aux frontières mouvantes. Il s’agit d’une première : la Bible, partagée en latin par toute la chrétienté, et les contes traditionnels, chantés en dialecte et trop ancrés dans le terroir local ne parlaient pas aux français de la France. Renart, lui, est français. Plus que cela : il rend français. Par-delà les ancrages régionaux et les dépendances féodales, les sujets du royaume se découvrent appartenir à un même univers mental, social, culturel en s’identifiant collectivement à lui. En écoutant ensemble ses aventures, ils se forgent une personnalité commue.

Qui est Renart ?

une bête à poils roux bafouant les rites, profanant les autels, se moquant de tout et de tous, parfois en anglais, parfois en flamand […] Renart ne respecte rien ni personne. Il a déclaré la guerre à tous les animaux établis. Il « déçoit », « engeigne », « abete » tour à tour son grand rival Ysengrin, loup sûr de son statut qu’il rend cocu, le roi Noble dont il usurpe le trône, les aristocrates Grimbert le blaireau et Brun l’ours, les membres du clergé Tiecelin le corbeau, Bernard l’âne ou Musart le chameau, les paysans Couard le lièvre, Belin le mouton ou Tardif le limaçon… Pas une bête n’échappe à ses ruses qui enthousiasment les français de tout âge et de toute classe sociale pendant plus de deux cents ans.

[…]

« Renart est mort, Renart est vif… Renart règne » écrit le poète Rutebeuf, l’un des auteurs du Roman. Qu’on l’exalte ou qu’on l’exècre, qu’on le considère comme la source de notre vitalité ou la cause de notre mort prochaine, son spectre hante notre Histoire.

 

Quand Tartuffe parait être la seule réponse possible aux maux qui secouent notre époque, comme d’autres maux ont secouées celles d’avant, ne nous y trompons pas.

Qui est Tartuffe ?

La comédie de Molière est une formidable machine de guerre contre la bigoterie. Mais, au-delà de l’Église et des jésuites, elle vise tous ceux qui qui condamnent l’impureté de la société et des individus qui la composent au nom d’une idée monolithique de de l’identité, tous ceux qui proscrivent le trouble de l’existence du haut de leurs certitudes essentielles.

Il nous faut prendre Tartuffe au sérieux, ne pas le limiter à une mauvaise foi grossière… […]

Il porte une idéologie, développe une vision claire de l’obscurité des choses, propose une explication cohérente des incohérences du monde. Il offre des réponses. Il est efficace. Il nous hante tout autant que Renart. Il est son meilleur ennemi, la part de nous-même qui entre en réaction face au « trouble » dans lequel nous évoluons, la part réactionnaire – au sens étymologique du terme – de notre être.

Aujourd’hui, Tartuffe s’appelle Le Pen, La manif pour tous, Zemmour…

Si Tartuffe a tort, encore faut-il le prouver. Et, pour cela, il faut prendre au sérieux ce qu’il nous dit.

Qu’est-ce que le Renart que certains d’entre nous sont restés, ou veulent redevenir, peut-répondre aux Tartuffe d’aujourd’hui.

D’abord, accepter la complexité du monde, des hommes…

Et redonner de la vitalité à nos principes républicains, et peut-être même révolutionnaires.

Comment ?

Déjà, en se réappropriant notre Histoire.

Glucksmann se penche sur la question du lien du sang, sur celle du lien de la terre, le jus soli, sur celle du lien religieux, sur celle du lien de la langue, sur celle du lien politique.

Et il développe en quoi la France est cosmopolite, qu’elle est universaliste, qu’elle est révolutionnaire, qu’elle est européenne, qu’elle est existentialiste, qu’elle est rabelaisienne, cartésienne, voltairienne : philosophique !

En un mot, qu’elle est complexe. Sans doute ce qui crée ce que Glucksmann appelle, Le trouble français.

Un éditorialiste allemand et un psy new-yorkais débarquent à Paris en 2016. Voyant un peuple frappé par des attentats, miné par le chômage de masse et la stagnation économique s’écharper pour savoir s’il descend de Clovis ou de Voltaire, leur diagnostic est sans appel : les français souffrent d’un sérieux « trouble de la personnalité ».

[…]

Nous sommes le 18 mai 2007, Nicolas Sarkozy vient de poser ses valises à l’Élysée lorsqu’il charge une nouvelle bureaucratie de définir ce qu’être français veut dire. Il consacre ce jour-là la revanche des franges les plus réactionnaires de la droite française.

À trop croire que des petites mains jaunes et des concerts de hip hop suffisaient à former un récit commun, la gauche a laissé s’inverser les rapports de force culturels.

[…]

« La France restera-t-elle la France ? C’est cela le premier défi. Le plus grand, le plus fondamental. » Quelle est donc cette France qui menace de disparaitre et doit à tout prix « rester elle-même » ?

 

C’était mieux avant ! proclament les déclinistes.

Avant quoi ? Avant qui ? interroge Glucksmann.

 

Nous sommes en…1315, 1483, 1515, 1560, 1789, 1968 … jusqu’à nos jours.

Nous sommes le 3 juillet 1315. Louis X proclame dans un édit royal que « le sol de France affranchit celui qui le touche ». « Notre royaume est dit et nommé royaume des francs, et voulant que la chose soit accordant au nom et à la condition des gens… » : donnant au nom de « Franc » un sens tout autre qu’une origine ethnique, le roi instaure ce jour-là le primat de l’étendue politique sur la profondeur généalogique, la prééminence du sol sur le sang.

[…]

Nous sommes désormais le 23 février 1515. Alors que François Ier construit notre État moderne, le parlement français établit que tout individu né en France est français : le jus soli voit le jour. L’ « avant » des contempteurs du droit du sol en 2016, c’est donc avant 1315 ou avant 1515 ?

[…]

Nous sommes le 30 août 1483. Louis XI, roi à la légende sombre et au rôle prépondérant dans notre histoire se meurt. Il n’a eu, sa vie durant, qu’une seule obsession : unifier un territoire français qu’il a parcouru du nord au sud et d’est en ouest.

[…]

notre géographie ne sera plus fondamentalement bouleversée. Tartuffe peut se réjouir : à défaut d’un arbre généalogique, il peut désormais tendre à Renart une carte de l’Hexagone comme miroir identitaire.

[…]

S’il est stupide de nier la dimension terrienne, paysanne, continentale de la France, il est tout aussi aberrant d’oblitérer sa dimension maritime, son goût pour le commerce, son attirance pour le large, son culte des navigateurs et des explorateurs, depuis Bougainville jusqu’à Tabarly.

[…]

Fille de Rome et de Clovis, de Charlemagne et de Napoléon, océanique et continentale, notre nation n’est pas plus assignable à résidence identitaire par la géographie que par la généalogie.

[…]

Nous sommes en 1560. Dans nos régions, nos villes et nos villages, papistes et huguenots fourbissent leurs armes.

[…]

Nous sommes plus précisément le 13 décembre 1560, le jour de l’ouverture des états généraux à Orléans.

[…]

Un homme s’avance alors face à eux, un magistrat qui a voué sa vie au droit et à l’État : le chancelier Michel de l’Hospital. Toisant les députés, il déclare : « Tu me dis que ta religion est la meilleure. Je défends la mienne. Lequel est le plus raisonnable, que je suive ton opinion ou toi la mienne ?

[…]

Michel de l’Hospital, « le plus grand homme de France » selon Voltaire, appelle, pour éviter le pire, à remplacer la politique des religions qui mène à la guerre civile, par la religion du politique, condition de la paix sociale.

[…]

La survie de la nation française passe par la mise au pas des bigots : Michel de l’Hospital y consacrera son existence.

[…]

Nous sommes le 3 juillet 1905, l’Assemblée nationale discute de la loi de séparation de l’Église et de l’État.

Aristide Briand dit : « La vérité, c’est que dans ce pays, dans toutes les circonstances graves, difficiles, aux heures critiques ou son existence a été menacée, la République a vu le clergé se dresser contre elle en ennemi. …

[…]

Une nation est une mémoire longue. Son passé, même lointain, infuse son présent, conditionne ses réflexes. Le souvenir, conscient ou non, des guerres de Religion explique notre méfiance radicale ˗ il s’agit là d’une singularité française ˗ vis-à-vis de tout empiètement religieux ou communautaire sur la « chose commune » ou res publica. La France a frôlé la dissolution dans la guerre civile du XVI siècle et cela l’a rendue consubstantiellement, « identitairement » laïque.

[…]

L’Église catholique a fini par l’admettre après des siècles de résistance. Les religions minoritaires doivent le faire aussi.

 

L’Affiche rouge.

Nous sommes le 21 février 1944 à 15 heures, au mont Valérien.

Face au peloton d’exécution, ceux d’entre vous qui ne sont pas ligotés lèvent le poing.

Tous des étrangers, qui sont entrés en résistance contre l’occupant nazi, et pour sauver la France.

Ces hommes et cette femme font partie de notre roman. Gluksmann nous redonne leurs noms et pour certains, ce qu’ils ont dit avant de mourir…pour la France.

« Ils refusaient les yeux ouverts ce que d’autres acceptent les yeux fermés » écrit René Char.

Vingt-deux hommes vont tomber sous les balles. La vingt-troisième héroïne, une femme, aura la tête coupée.

Les nazis ne fusillent pas les femmes, ils leur coupent la tête. C’est le paragraphe 103 de l’article 3 de leur règlement.

On peut écouter, ou réécouter L’affiche Rouge, chantée par Ferré, ou Lavilliers…Une partie de notre roman mis en musique.

 

Nous sommes le 26 aout 1789, à Versailles. La toute jeune Assemblée nationale adopte la « Déclaration de l’homme et du citoyen ».

Et du citoyen ! On l’oublie trop souvent !

Le 26 août 1789, le peuple français s’invente dans un geste prométhéen un destin global.

[…]

Le message est limpide : Dieu a écrit les dix commandements, la Raison en a produit 17, tout aussi sacrés.

 

Nous revenons à aujourd’hui.

Pendant des décennies, nos dirigeants ont considéré que la république, les droits de l’homme, l’universalisme, le cosmopolitisme, la laïcité, la justice sociale, la construction européenne étaient acquis, qu’ils étaient aussi naturels que l’air qu’on respire.

[…]

Or rien ne va jamais de soi. La république est un combat à toujours recommencer.

[…]

Une génération, celle de 1968, a déconstruit des mythes dont le poids et la rigidité étouffaient la société. Elle a libéré l’individu. C’était vital. Mais elle a oublié le commun. Ce fut fatal. Elle eut raison de détruire ce qui ne fonctionnait plus, elle eut tort de ne rien reconstruire.

On se trompe en lui reprochant ses supposées trahisons et ses théoriques retournement de veste : jamais génération ne fut aussi cohérente.

[…]

La génération Sarkozi/ Hollande.

Cette génération a pris l’Élisée, Matignon, les entreprises du CAC 40 et les médias, mais elle n’a rien reconstruit. Elle n’a ni détruit, ni bâti. Elle a imaginé qu’on pouvait vivre heureux dans le néant, sans rêve collectif ni récit commun.

[…]

Et elle répond à la crise (financière, sécuritaire, identitaire) comme on lui a appris à le faire : par de la com’.

[…]

Cet horizon, c’est celui du repli identitaire, du national-souverainiste, du rejet de tout ce qui fit notre France : rejet de l’identité complexe de Renart, rejet de l’universalisme de 1789, rejet de l’Europe de Hugo et de Monnet, rejet du droit du sol légué par la monarchie et de la vision cosmopolite consubstantielle à la République.

[…]

Et cette fois-ci, scander « F comme fasciste, N comme nazi » ne suffira pas.

[…]

Contre ces rejets, la solution est de faire vivre à nouveau nos principes, sans inhibition ni couardise. De retrouver l’esprit du 4 et du 26 août 1789, de renouer avec un récit français qui est tout sauf un catalogue de musée : un appel à transformer le réel et à changer le monde.

[…]

La plongée dans le récit français que nous venons d’effectuer n’avait d’autre but que de nous préparer à la longue lutte qui s’annonce. En reprenant possession de notre passé, nous redécouvrons les mots, les gestes, l’attitude que le présent et l’avenir exigent de nous.

 

 

 

 

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