Groupe EBRA : les limites de la mutualisation

Les délégués du Syndicat national des journalistes des quotidiens du groupe Ebra (Crédit-Mutuel) se sont réunis deux jours à Besançon avec le Premier secrétaire général Vincent Lanier (photo). Fragilité financière, mutualisations au pas de charge, dialogue social tendu... Les motifs d'inquiétude ne manquent pas.

Vincent Lanier, Premier secrétaire général du SNJ : «  Quand tu ne respectes pas les gens, ils ne te respectent plus, ne te passent plus rien ». Photo Daniel Bordur

Six mille salariés dont près de 1500 journalistes travaillaient il y a dix ans pour neuf quotidiens régionaux couvrant un gros quart du pays allant de Metz à Avignon, en passant par Strasbourg et Mulhouse, Epinal et Dijon, Besançon et Lyon, Grenoble et l'Ardèche, Saint-Étienne et les Hautes-Alpes, le Jura et les Savoies... Dans les décennies précédentes, tous avaient connu des restructurations au gré des mutations technologiques : abandon du plomb, passage à l'offset, informatisation des maquettes, déferlante du numérique à toutes les étapes de la fabrication de ce qui reste un produit industriel, irruption du multimédia. Au tournant des années 1990, L'Est républicain employait 1300 personnes, il est aujourd'hui à moins de 700.

 
L'évolution des quotidiens papiers depuis la Libération. Source : ministère de la Culture et de la Communication.

Aux dramatiques effets économiques et sociaux, s'ajoute une plus grave crise qui affecte la fabrication de l'information, mais aussi sa conception et sa perception. Des groupes de résistants avaient, à la Libération, investi les imprimeries et les rédactions. Ils ont cédé au fil du temps la place à des industriels d'autres secteurs d'activité : luxe, armement, travaux publics, et plus récemment banque. Tous ne se sont pas appuyés sur des projets rédactionnels, beaucoup cherchant avant tout à capter un marché publicitaire qui a longtemps donné le ton, parfois au détriment du travail journalistique.

L'Élysée et le Crédit Mutuel

Il y a dix ans, le journal de Nancy était à la tête d'un petit groupe comprenant les DNA (Strasbourg) et La Liberté de l'Est (Épinal). Malgré un endettement de 18 mois de chiffre d'affaires et des investissements techniques programmés, il se porta acquéreur du pôle Rhône-Alpes-Bourgogne de la Socpresse dont Serge Dassault voulait se séparer : en rachetant la Socpresse après la mort de Robert Hersant, le fabriquant d'avions et député n'avait pas caché que seul Le Figaro l'intéressait. A la mise en vente de ce groupe de journaux comprenant Le Progrès (Lyon), le Dauphiné libéré (Grenoble), le Bien public (Dijon) et le Journal de Saône-et-Loire, deux candidats s'étaient présentés : le groupe espagnol Vocento et l'irlandais Mecom. Ils projetaient de restructurer à la hussarde, surtout le second, mais c'est L'Est républicain, candidat in-extremis pour sauver la patrie en danger à la demande de l'Élysée, qui l'emportait bien que moins disant, avec une avance financière du Crédit Mutuel, transformable en actions si elle n'était pas remboursée avant 2009.

Moins de trois ans après et quelques péripéties juridiques et administratives plus tard, la banque se retrouvait propriétaire de l'ensemble auquel il faut ajouter L'Alsace (Mulhouse), depuis des lustres dans son escarcelle, et le Républicain lorrain (Metz). Dix ans après ces grandes manœuvres capitalistiques, les neuf titres emploient aujourd'hui moins de quatre mille personnes dont 1280 journalistes, mais on ne sait toujours pas bien où ils se situent dans les comptes du groupe Crédit Mutuel. Toujours maître du jeu bien qu'ayant cédé la direction de la banque à Nicolas Théry, Michel Lucas a suggéré à des syndicalistes que les journaux seraient dans la filiale Capital Développement, mais nous ne les avons pas trouvés. On en trouve cependant deux à la rubrique communication du site de la banque...

« Ça va se passer comme à Belfort,
ils sont en train d'épuiser tout le monde » 

Lire aussi sur le sujet
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- La revue de presse de la Filpac-CGT
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Quoi qu'il en soit, la chute des effectifs n'est pas finie. Après la disparition du Pays de Franche-Comté, en fait les éditions comtoises de L'Alsace, une autre fusion s'annonce pour l'été entre Les DNA et L'Alsace. Les deux journaux sont encore en concurrence éditoriale sur le sud du Bas-Rhin et le Haut-Rhin, mais plus pour longtemps : l'Autorité de la concurrence avait interdit en juillet 2011 la suppression d'éditions pour cinq ans. Nous y sommes. « Ça va se passer comme à Belfort, ils sont en train d'épuiser tout le monde », témoigne une journaliste alsacienne. Tout le monde a en tête la perte de 50 millions d'euros de 2014, dont la moitié pour la Lorraine. Seul le Dauphiné libéré n'est pas dans le rouge.

Sur le terrain, les mutualisations ont de toute façon déjà commencé. A Saint-Louis (Haut-Rhin), les deux rédactions en principe concurrentes travaillent dans le même bureau open-space. A Mulhouse, les faits-divers sont concurrentiels cinq jours sur sept, mais mutualisés quand les journalistes spécialisés sont en repos ! « Michel Lucas dit qu'il peut fermer un journal, mais ne donne aucune information sur lequel. Et il tient des discours différents dans les deux journaux pour que tout le monde soit en insécurité », explique une déléguée des DNA.

L'attribution des sujets en fonction de la docilité 

Les mutualisations, ce sont aussi des organisations du travail éditorial qui tiennent davantage compte de la soumission aux règles imposées qu'aux compétences. Autrement dit, les journalistes qui n'acceptent pas que leurs articles soient repris par les autres titres du groupe sans rémunération supplémentaire comme le prévoit le droit d'auteur, sont écartés des sujets mutualisables. Un journaliste de sports pourra être privé du suivi d'équipes de haut niveau ou de championnats d'Europe, voire de Jeux olympiques s'il ne mutualise pas. Un rubricard agricole n'ira pas au salon de l'agriculture s'il est dans les mêmes dispositions. La profession n'étant ni masochiste ni sensible à la rhétorique des rapports de force, ceux qui refusent de mutualiser sont très peu nombreux, à peine une dizaine par titre... Il serait intéressant de faire le bilan, en terme d'emplois perdus, de cette gestion comptable de l'attribution des sujets...

Il y a aussi le BIG, le bureau des informations générales, situé à Paris. Fort d'une quinzaine de journalistes issus des différents journaux, bientôt le double, il fournit les sujets généraux aux journaux qui avaient, pour la plupart, déjà commencé à sérieusement réduire leurs effectifs de leurs services enquêtes-reportages avant de carrément les supprimer. Le grand reporter est désormais une denrée rare dans les rédactions où les perspectives d'évolution professionnelle se sont réduites. D'abord composé de journalistes encore attachés à leur journal d'origine, le BIG est devenu une agence de presse juridiquement indépendante des titres. Une  véritable arme de destruction de ce qui reste de l'identité éditoriale. La banque envisage de vendre sa production, non seulement aux journaux du groupe, mais aussi aux autres. Le projet originel de Michel Lucas de tenter de sortir du quasi monopole de l'AFP est incontestablement une réussite dont le revers est une contribution à la fragilisation de l'AFP qui vit d'abonnements de moins en moins nombreux.

Mutualisation de l'impression et passage au tabloïd

Les mutualisations concernent également les fonctions supports : DRH et paie, mais aussi techniques, avec un sens certain des affaires : Euro-Information, filiale informatique du Crédit Mutuel, loue ses services logiciels ou de stockage à tous les journaux. La poursuite de la location serait même une condition en cas de vente d'un titre. 

Entamée avant l'arrivée de la banque, en Bourgogne ou dans les Vosges, la mutualisation de l'impression doit se poursuivre. L'imprimerie de Metz devrait fermer en 2017, entraînant le tirage du Républicain lorrain sur les rotatives de L'Est républicain à Nancy. Les deux titres devraient passer au format tabloïd, mais ce qui inquiète imprimeurs comme journalistes, c'est la révision à la baisse de la pagination prévisionnelle : « On est aujourd'hui à 40 pages, passer au tabloïd devait les doubler, or on nous a annoncé 68 pages, puis 48 », dit un élu SNJ. Cela va en tout cas dans le même sens que la restructuration à la hache des réseaux de correspondants locaux de presse expérimentée au Progrès, déjà passé au tabloïd.

Les réseaux sociaux ont remplacé nombre de chroniques villageoises

Officiellement travailleurs indépendants, les CLP, comme on les appelle, n'ont aucune des protections attachées au salariat. Ils voient leurs articles de petites locales réduits à la portion congrue ou passer à la trappe faute de place. Pas de quoi susciter les vocations, d'autant que les émoluments sont très faibles. Il est question de les rémunérer pour alerter les rédactions, plus pour écrire, ce qui leur enlèvera une part de plaisir et de prestige local. Car on a compris que les réseaux sociaux ont remplacé nombre de chroniques villageoises.

Mis bout à bout et côte à côte, ces témoignages constituent un drôle de tableau. Celui d'une presse quotidienne régionale dont la dérive s'accélère au gré des improvisations et des urgences proclamées au doigt mouillé. Des expérimentations contradictoires, on retiendra peut-être celle(s) qui marche(nt), hasardent les militants SNJ des neuf titres qui viennent de se réunir deux jours à Besançon. « On se voyait une demi-heure dans les congrès, c'est trop peu », dit Eric Barbier, reporter à Besançon et délégué syndical à L'Est républicain. « On ne va surtout pas demander une amélioration des mutualisations alors qu'on se bat pour l'identité des titres », ironise le Premier secrétaire général du syndicat, Vincent Lanier, reporter au Progrès à Bourg-en-Bresse.

« On n'a pas respecté les lecteurs
quand on leur a mis à la une
des faits-divers trash comme dans Détective »

En charge de la rubrique judiciaire et des faits-divers – il n'y a pas de permanent au SNJ –, il est bien placé pour apprécier la perte de crédit des journaux qu'entraîne l'absence de politique éditoriale, ou plutôt son inflexion douteuse : « Quand je demande à un maire rural des informations sur un événement, il me répond : il n'y a plus de correspondant, plus de reportage sur la commune, et vous m'appelez pour un faits-divers ? Je ne veux pas qu'on parle de ma commune seulement quand il y a un problème, je ne vous dirai donc rien... C'est vrai, il y a aussi des mauvaises raisons de refuser, du genre : je n'étais pas en photo dans votre journal pour les 30 ans de la communauté de communes... On a fait une page pour l'intervention des pompiers pour sauver un chien pendu sur une barre rocheuse ! On n'a pas respecté les lecteurs quand on leur a mis à la une des faits-divers trash comme dans Détective... Et le web a amplifié le mouvement. Quand tu ne respectes pas les gens, ils ne te respectent plus, ne te passent plus rien ».

Le respect qui se perd, ce n'est pas qu'entre lecteurs et journalistes. C'est aussi entre patron et salariés. « Quand on leur parle de culture d'entreprise, ils ne comprennent pas. Pour eux, critiquer le Crédit mutuel dans un compte-rendu de comité d'entreprise, ça ne se fait pas », dit un élu du personnel. En fait, la dureté de la direction de la banque à l'égard des syndicalistes pourrait entretenir une chronique : « Quand les salariés d'Euro-Information ont manifesté devant le siège des DNA, ils ont muté les meneurs quelques mois plus tard », dit une déléguée du personnel.

Des anciens accords dénoncés et une victoire judiciaire

A entendre les militants du SNJ, les procédures de licenciements et les entretiens préalables n'ont jamais été aussi nombreux. De très anciens accords d'entreprises, instaurant par exemple des règles relatives à la mobilité, ont été dénoncés. A L'Est républicain, c'est le contrat d'entreprise instaurant, par exemple, le primat de la rédaction sur la publicité, qui a été dénoncé. Du coup, les relations sociales se tendent, se judiciairisent.

Vincent Lanier vient de remporter une bataille judiciaire de plusieurs années démontrant que la presse n'est pas épargnée par le blocage du dialogue social : « Ils nous retiraient une journée de salaire quand on allait en négociation nationale de branche ! On a eu des dommages et intérêts et ils ont été condamnés pour délit d'entrave, mais je ne sable pas le champagne tant que le délai pour qu'ils se pourvoient en cassation n'est pas épuisé... »

De toutes façons, les négociations de branche, le Crédit Mutuel s'en lave désormais les mains puisqu'il a ordonné à ses journaux de quitter le syndicat des éditeurs de quotidiens régionaux. Du coup, il ne sera plus engagé par le résultat des négociations qui s'y tiennent...

Reconfiguration du secteur à la mode financière

Le sera-t-il longtemps ? La question se pose en raison du passage de témoin de Michel Lucas. Lui dit qu'il sera encore à la manœuvre dans les journaux pour trois ans. Mais qu'est-ce à dire ? A part le BIG, personne n'a vu le début d'un projet éditorial. Reste qu'il symbolise la perte de substance des rédactions qui ont été amputées de leur service d'informations générales. Que vaudrait alors un journal qui serait vendu ? Et ne serait-il pas encore dépendant du BIG pour ces informations générales ? Ou d'Euro-Information pour les prestations techniques ?

On voit se dessiner en creux le projet d'une reconfiguration d'un secteur à la mode financière : les activités lucratives (tuyaux, contenus, archives) exfiltrées des vieux journaux et externalisées vers la banque qui les leur fournirait. Les journaux garderaient quelques journalistes manageant une armée de correspondants locaux sans statut. Le temps joue pour les organisateurs de cette mutation : la pyramide des âges des quotidiens régionaux fait apparaître une sur-représentation massive des plus de 55 ans.

En toile de fond, il y a aussi la mutation du lectorat qui passe du papier à l'écran. Une seule chose manque à la réflexion des décideurs : le désir d'éthique ne leur est pas favorable. Tant parmi les journalistes que chez les citoyens, la méfiance est grande vis-à-vis des partenariats qui obligent, des renvois d'ascenseur qui acoquinent, des connivences qui fatiguent. Ces enjeux sont aussi vieux que la presse, qu'elle soit imprimée, radio, télé ou web...

 

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