Fabrice Lançon et les treize chansons exhumées

Elles ont été publiées entre 1896 et 1910, chantées pour certaines dans les guinguettes dès 1830 et les manifestations ouvrières du Haut-Jura.

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Le peuple est vieux, aussi vieux que le monde
A ses côtés souffle un vent généreux,

Mais l’ignorance est chez lui trop profonde,
Et c’est pourquoi le peuple est malheureux.

Debout, debout, peuple, c’est toi la force…

Dimanche 19 octobre, à Saint-Claude, au café de La Maison du Peuple, La Fraternelle, Fabrice Lançon fêtait et chantait la sortie du deuxième volume de Chansons de mémoires ouvrières, dont ce premier texte de Charles d'Avray. Ce fut un grand moment, à la hauteur des traditions de cette petite ville qui a connu et pratiqué la belle idée des coopératives ouvrières. Il y avait du monde, et du beau monde !

Parmi ceux qui racontent cette histoire d’humanité et de fraternité, des archivistes de la mémoire, des forts en gueule au langage truculent, des amoureux du mot, des adeptes de la phrase bien tournée, des susceptibles qui se fâchent tout rouge devant les idéologies polluantes, des soucieux de transmission, des athées, des anarchistes, des libertaires, des frères du Grand Architecte… Forts en gueule pour certains, mais tous, d’une élégance du comportement et de la pensée, rare. Gens de conviction pour qui le mot fraternité n’est pas un vain mot.

Les tripes sur la scène

Saint-Claude entre rouge et noir

Entre 1896 et 1910, le Jura socialiste, journal de la fédération socialiste du Haut-Jura, publia environ trois cent chansons, dont les deux tiers étaient des chansons révolutionnaires de tendance libertaires ou anarchistes. Ce disque « encore plus noir » prend donc naturellement la suite du premier et s’alimente aux mêmes sources.

La plupart des chansons qu’il contient peuvent être retrouvées dans l’Almanach illustré de la Chanson pour le Peuple ou encore d’un groupe de chansonniers révolutionnaires qui éditait une revue, La Muse Rouge, revue de propagande révolutionnaire par les arts (1901-1939). Ces revues puisaient elles-mêmes dans un même fonds de chansons des « goguettes » ouvrières des années 1830-1900. Les goguettes (cafés ouvriers où l’on chantait), interdites sous le Second Empire et après la Commune de 1871, semblent s’être multipliées à nouveau à partir des années 1880 et jusqu’au début des années 1900.

Lire la suite de cet éclairage de l'historien Roger Bergeret ici

Lorsque Fabrice Lançon, seul sur scène avec ses deux guitares et son harmonica s’est mis à chanter, le silence s’est fait. Ses amis qui l’ont entendu lors d’autres concerts, disent que ce soir là, il a mis toutes ses tripes sur la scène. C’est vrai. Parfois, le silence fut quasiment… religieux ? Le terme n’est pas approprié ni à l’esprit, ni à la lettre de ce qui s’est passé en cette fin d’après-midi du 19 octobre.

Le silence fut donc parfois de ceux dans lesquels des émotions fortes, des larmes, se contiennent, ou ne se contiennent pas mais restent muettes. Chacun retient son souffle, ne bouge plus, entre à l’intérieur de lui-même à la recherche et à la rencontre de l’écho de ce qui se chante sur la scène. Jusqu’à l’éclatement des applaudissements, à la fin de chaque chanson.

En particulier trois d’entre elles.

L’engrossée

Portant le crime en l’abdomen
Du fruit conçu hors de l’hymen,
Le code en fait une damnée
De l’engrossée.

Cette chanson de Jack Sivral date de 1908. Comment ne pas penser à ceux qui, aujourd’hui, remettent en cause le droit à l’avortement ?

« Pour deux francs, ça fait la culbute »

Filles d’ouvriers figure sur le volume I.
Pâle ou vermeilles, brunes ou blondes,
Bébé mignon,
Dans les larmes ça vient au monde,
Chair à quignon.

Ça tombe encore : de chute en chute,
Honteuse un soir,
Pour deux francs, ça fait la culbute,
Chair à trottoir.

Enfin ayant vidé la coupe,
Bu tout le fiel,
Quand c’est crevé, ça se découpe,
Chair à scalpel.

Chair à quignon, chair à pavé, chair à travail, chair à patron, chair à client, chair à trottoir, chair à roussin, chair à prison, chair à savant, chair à scalpel. Des destins de femmes.

Enfin, toujours d’actualité, Les gueux, (Alphonse Gensse, 1912) nos SDF d’aujourd’hui.
Les gueux sont des humains qui peuplent
Notre terre.
C’est eux le bataillon de la noire misère
Résignés, sans mot dire, ils acceptent leur sort,
Aveuglés jusqu’au bout, ils espèrent encore.
Le mal a cependant trahi leur endurance,
Ils sentent s’affaiblir leurs pauvres doigts rugueux…

Une exhortation : se pendre en charge !

Le volume II des Chansons de mémoires ouvrières est noir, il n’est pas désespéré. Une exhortation : se pendre en charge !
Bâtis un monde au seuil de leur caveau,
Peuple, apparais sur un globe nouveau !
(Le peuple est vieux.)

O gueux ! N’attendez rien de la voix
des apôtres.
Votre sort ne dépend, hélas, que de vous
autres !
(Les gueux.)

Révoltons nous devant le maître,
Devant Crésus, devant le prêtre,
Devant le riche aux airs tranchants.
(Les chiens couchants, Frédéric Mouret, 1907)

Debout ! ceux des champs, de la mine !
Serfs de bureaux, parias d’usine !

En route alors, vers le progrès,
L’Effort implique le succès.
Debout ! ceux des champs, de la mine !
Serfs de bureaux, parias d’usine !
Assez de sombres désespoirs !
Papillons noirs !
(Papillons, collectif 1907)

Treize chansons. Toutes publiées entre 1896 et 1910 par Le Jura socialiste, journal de la Fédération socialiste du Haut-Jura. Ces chansons circulaient de la main à la main, étaient chantées dans les guinguettes et surtout, lors des manifestations ouvrières. Roger Bergeret qui se définit comme un cueilleur de chansons en a exhumées 350, des archives du journal. Il les a scannées, de façon artisanale dit-il, au début de sa récolte.

Où trouver le disque
Le peuple est vieux, volume II, des Chansons de mémoires ouvrières. CD+DVD édités par l’association Chansons de mémoires ouvrières (« La loceresse », chemin de la vie neuve 39310 Septmoncel) et La Maison du Peuple/La Fraternelle (boutique 12 rue de La Poyat. 39200 Saint-Claude).
Fabrice Lançon, quand il ne met pas en musique les chansons de mémoires ouvrières, et quand il ne les interprète pas sur scène, est une sorte de “pompier” dans certaines institutions du médico-social. On fait appel à lui pour aider à trouver des solutions, en cas de crise, quand “il y a le feu”. C'est une forme de cohérence entre sa vie professionnelle et sa vie d’artiste.
Extraits et interview en 6 minutes sur You Tube
Contact 06 79 89 91 26

À la suite de ces trouvailles, des rencontres fraternelles, militantes et festives, ont donné naissance à un projet. Si les textes des chansons avaient été sauvés de l’oubli, beaucoup des musiques avaient disparu. Il fallait les réinventer. Le projet s’est concrétisé sous la forme de deux CD de mémoire, de sauvegarde d’un patrimoine, de transmission d’une partie de notre histoire. Celle d’une classe ouvrière malheureuse, opprimée, mais aussi celle d’une classe ouvrière qui redresse la tête. Tout cela, en chansons. À les écouter, comment ne pas établir des passerelles entre la fin du 19ième siècle, et les problèmes de notre époque ?

On trouvera les noms de ces gens de bien qui ont œuvré à la réalisation du projet, à l’intérieur de la très belle pochette du volume II. Pochette qui contient aussi un DVD du concert donné par Fabrice Lançon, lors de la fête du 1er mai, à Fourmies, dans le Nord. Mieux vaut acheter vite le volume II. Le volume I est épuisé.

 

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