Et si les naufragés mutaient en poissons ?

C'est l'argument, fantastique, de la pièce d'Angelica Liddell Et les Poissons partirent combattre les hommes, dont la version mise en scène par Julien Barbazin et jouée par Benjamin Mba revient en seconde année au Festival de caves. Ecrite il y a près de vingt ans, elle est d'une actuité aussi vive que son actualité. A voir !

poissons

Quand le public descend les marches de la cave, il voit d'emblée la scène. Au fond, un pupitre derrière lequel trône un drapeau européen. Au premier plan une table avec un sceau à champagne, des verres et un vieux phonographe. Entre les deux un no man's land où attend, accueille, avec une attitude autant ironique que faussement affable, un personnage drapé de velours rouge, à la tête passée à l'argile blanche et aux avant-bras gantés de blanc jusqu'aux coudes...

Quand tout le monde est installé, le spectacle peut vraiment commencer. Le spectacle du spectacle du spectacle ! Le spectacle d'une conversation - ignoble et spectaculaire - entre touristes en villégiature relatant le spectacle horrible de la mort en direct d'une migrante africaine accouchant sur la plage de Gibraltar. Le ton est donné. C'est une longue indignation face à la mise à distance des noirs et des pauvres, des noirs migrants donc des pauvres, de l'humanité des blancs et des bourgeois. Qui, ce faisant, montrent – par leur inaction, par le spectacle de cette inaction – leur inhumanité et leur abjection.

Publiée en 2003 en espagnol, traduite en français en 2008, la pièce est un long poème lugubre et fantastique, sarcastique et obsédant. Et les Poissons partirent combattre les hommes use de la métaphore et de la mythologie pour suggérer que les poissons deviennent des hybrides d'humains à force de manger des naufragés. A moins que ce ne soit la chair des naufragés – noirs – qui ne ressemble à la chair – blanche – des poissons... mais « les cannibales ne mangent pas les cannibales », n'est-ce pas !

Théâtre et politique

Initialement écrite par Angelica Liddell pour deux personnages, la pièce fait partie de la Trilogie des actes de résistance contre la mort. Elle a été revue par le metteur en scène bourguignon Julien Barbazin et le comédien Benjamin Mba qui la porte seul durant près de 50 minutes. Reprise de l'édition 2016 du festival de caves après laquelle elle a bien marché, elle revient cette année et son acuité n'a d'égale que son actualité. Elle interpelle la nature même de notre civilisation, et, de ce fait, contribue à redonner au théâtre une place qu'il avait perdue ces vingt ou trente dernières années : celle de dire le politique et la politique, de les montrer et de montrer les politiques.

Dans la version initiale, un des personnages est un homme blanc maquillé en noir revêtu du drapeau espagnol. Dans la proposition de Barbazin et Mba, le drapeau européen surplombe un pupitre derrière lequel personne ne se montre. Comme le symbole de l'absence de l'Union dans la crise des réfugiés. Le comédien s'adresse à Monsieur Lapute, minaude, ironise, s'insurge, se révolte. Il offre du champagne au public, permettant de permettre à chacun de jouer, ou non, un rôle dans cette farce tragique.

Lors d'un échange après le spectacle, Benjamin Mba explique en riant que cette offrande est la sienne, pas celle de son personnage. On n'est pas vraiment de cet avis, mais qu'importe si elle atténue le long coup de poing à l'estomac d'une pièce qui va à l'essentiel et ne tergiverse pas sur ses intentions.

« L'économie est l'une des formes
du crime »

En 2014, dans un entretien au site Théâtre contemporain qui l'interroge sur des spectacles qu'elle donnait au festival d'Avignon, Angelica Liddell expliquait : « L'économie est une perversion, c'est l'une des formes du crime »... Elle entendait « révéler les limites de l'humain, le niveau de dégradation auquel nous sommes capables de parvenir ».

Comédienne engagée, dramaturge radicale, cette Catalane de 50 ans née dans la ville de Dali, est la fille d'un militaire franquiste... « Je parle de la nécessité de transformer la violence réelle en violence poétique », disait-elle à l'AFP en 2016 à propos de La Vie sexuelle des poulpes : « sur scène, je fais ce que je déteste, pas ce que je veux faire. C'est exactement ce qui arrive aux assassins... »

Pas étonnant qu'elle en appelle à la puissance de Shakespeare : « Quand on le lit, on se rend compte que les méchants disent aussi la vérité », dit-elle dans un entretien au site Théâtre-Contemporain.net. Elle a aussi un credo : « J'ai besoin de transformer l'horreur pour survivre ».

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