“… et il pleura de honte, se sentant indigne, avili…”

Hommage à Luis Sepulveda.

Amazonie. El Idilio, un village au bord du Nangaritza. Un vieil homme, Antonio José Bolivar Proaño. S'il ne sait pas écrire, il sait lire. Il aime les romans qui parlent de l'amour, le vrai, celui qui fait souffrit. La forêt Amazonienne, ses animaux. Les Shuars, des indiens au cœur de cette nature sauvage dont ils connaissent les codes, les pièges… Une ocelote assoiffée de vengeance parce qu'un gringo lui a tué ses petits… Un duel entre le vieil homme et l'animal, qui se comprennent si bien...  

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Au moment même où, à Oviedo, les jurés qui allaient décerner à ce livre le prix Tigre Juan étaient en train de le lire, à des milliers de kilomètres de distance et d’ignominie une bande d’assassins armés et payés par de plus grands criminels, de ceux qui ont tailleur et manucure et qui disent agir au nom du “progrès” mettaient fin à la vie de l’homme qui fut l’un des plus ardents défenseurs de l’Amazonie et l’une des figures les plus illustres et les plus conséquentes du mouvement écologique universel.

Tu ne liras pas ce roman, Chico Mendes, ami très cher qui parlait peu et agissait beaucoup, mais ce prix Tigre est aussi le tiens, comme il est celui de tous les hommes qui continueront sur le chemin que tu as tracé, notre chemin collectif pour défendre ce monde, notre monde, qui est unique.

L’introduction est signée L.S. Luis Sepulvda, mort le 16 avril 2020, victime du Covid 19.

 Les pauvres pardonnent tout, sauf l’échec

Le vieux qui lisait des romans d’amour, c’est Antonio José Bolivar Proaño, âgé approximativement de 70 ans. Il ne sait pas écrire, mais un jour, il a découvert qu’il sait lire. Il a été marié. Sa femme, stérile se consumait de désespoir. Qui était « coupable » ? Elle ? Lui ? Si c’est lui, on lui a suggéré de faire faire à sa femme, un enfant de carnaval, lors de la grande saoulerie collective des fêtes de San Luis. Le couple refuse et fuit en Amazonie. Ils arrivent à El Idilio, où ils s’installent. La vie est rude, le combat contre une nature hostile, contre les pluies diluviennes, contre les fièvres l’est plus encore. Malgré une lutte incessante, malgré le courage dont ils font preuve, malgré l’aide des Shuars, Dolorès Encarnación del Santísimo Sacramento Estupíñan Otavalo ne résista pas à la deuxième année et s’en fut, emportée par une fièvre ardente, consumée jusqu’aux os par la malaria.

Antonio José Bolivar Proano comprit qu’il ne pouvait retourner à son village de la Cordillère. Les pauvres pardonnent tout, sauf l’échec.

[…]

Il apprit la langue des Shuars en participant à leurs chasses. Ils chassaient des tapirs, des pacas, des cabiais, des pécaris à collier, qui sont de petits sangliers à la chair savoureuse, des singes, des oiseaux et des reptiles. Il apprit à se servir de la sarbacane, silencieuse et efficace pour tuer les animaux, et la lance pour capturer les poissons rapides.

[…]

Antonio José Bolivar qui ne pensait jamais au mot liberté jouissait dans la forêt d’une liberté infinie.

Il devient un Shuar, enfin presque. On nait Shuar, ou on ne l’est pas. D’eux, celui qui va devenir un vieil homme, il apprend tout. Et tant qu’il vit avec eux, nul besoin de romans pour connaître l’amour. Quand il doit quitter les Shuars, il revient à El Idilio.

Un dentiste qui hait le gouvernement, n’importe quel gouvernement

Le ciel était une panse d’âne gonflée qui pendait très bas, menaçante, au-dessus des têtes. Le vent tiède et poisseux balayait les feuilles éparses et secouait violemment les bananiers rachitiques qui ornaient la façade de la mairie.

Les quelques habitants d’El Idilio, auxquels s’étaient joints une poignée d’aventuriers venus des environs, attendaient sur le quai leur tour de s’asseoir dans le fauteuil mobile du dentiste, le docteur Rubincondo Loachamín, qui pratiquait une étrange anesthésie verbale pour atténuer les douleurs de ses clients.

Un dentiste qui engueule ses patients et prétend que s’ils ont mal, c’est de la faute du gouvernement. Un dentiste qui hait le gouvernement, n’importe quel gouvernement, et dont les diatribes anarchisantes n’étaient plus qu’une sorte de verrue morale qui le rendait sympathique. S’il engueule ses patients, il les délivre aussi de leurs chicots. Cela fait, il leur propose d’essayer un lot de dentiers, jusqu’à trouver le bon. Il ne refuse pas non plus de participer à un pari stupide. Celui qu’a fait l’homme de Manta : se faire arracher toutes les dents, afin de faire la preuve de son courage devant une vingtaine de chercheurs d’or, dont l’intellect ne brille pas comme les pépites qu’ils déterrent. Il faut dire que le dentiste n’a pas le choix. S’il refuse, on lui coupera la tête. Voilà un pays où l’on ne plaisante pas avec l’honneur…

Des Jivaros et des Shuars

Les seuls personnages à garder le sourire, autour de la consultation, c’étaient les Jivaros qui observaient, accroupis.

Les Jivaros. Des indigènes rejetés par leur propre peuple, le peuple des Shuars, qui les considérait comme des êtres avilis et dégénérés par les habitudes des “Apaches”, autrement dit les Blancs.

Les Jivaros, habillés avec les guenilles des Blancs, acceptaient sans protester ce nom dont les avaient affublés les conquérants espagnols.

Une note en bas de page indique que Jivaro, ou plus exactement jíbaro, veut dire “sauvage” en espagnol.

La différence était immense entre un Shuar hautain et orgueilleux, qui connaissait les régions secrètes de l’Amazonie, et un Jivaro tel que ceux qui se réunissaient sur le quai d’El Idilio dans l’espoir d’un peu d’alcool.

Un vieil homme

Le dentiste a pour ami Antonio José Bolivar Proaňo, un vieil homme au corps toujours nerveux, qui ne semblait pas accorder d’importance au fait de porter un nom aussi illustre. Muni lui aussi d’un dentier qu’il laisse au fond de sa poche, ou qu’il ajuste dans sa bouche en cas de besoin. Un personnage qui n’a pas sa langue dans sa poche, un vieil homme qui lit des romans d’amour. Alors qu'en pleine traque de l'ocelote, il lit, un de ses compagnons lui demande :

– De quoi ça parle ?

– De l’amour.

A cette réponse du vieux, il se rapprocha, très intéressé.

– Sans blague ? Avec des bonnes femmes riches, chaudes et tout ?

Le vieux ferma le livre d’un coup sec qui fit trembler la flamme de la lampe.

– Non. Ça parle de l’autre amour. Celui qui fait souffrir.

Un maire, détestable

Il y a le maire. Ils murmuraient aussi qu’avant d’échouer à El Idilio, il était en poste dans une grande ville de la montagne et qu’il avait été expédié dans ce coin perdu de l’Est en punition d’un détournement de fonds.

A part la transpiration, sa grande occupation consistait à gérer son stock de bière.

Un homme détestable et détesté, qui bat sa femme. Tout le monde attend qu’elle le tue. Elle fait des provisions de haine, mais elle n’en a pas encore assez. Ces choses-là demandent du temps. Le maire est gros, il pue. Dans son dos, on l’appelle la Limace.

Un cadavre et des coupables tout trouvés

Il y a aussi un cadavre dont le corps vient d’arriver, porté par des Shuars.

Il s’agissait d’un homme jeune, pas plus de quarante ans, blond et fort.

Le maire accuse immédiatement les Shuars, José Antonio Bolivar intervient. Il en est certain, l’homme n’a pas été tué par un homme, mais par un animal, sans doute un ocelot.

Le vieux reprit son examen du cadavre.

– Il a été tué par une femelle. Le mâle doit rôder près de là, peut-être blessé. La femelle l’a tué et ensuite elle l’a marqué en pissant dessus, pour que les autres ne le mangent pas pendant qu’elle cherchait le mâle.

L’hypothèse ne plait pas au maire. C’est tellement plus conforme à ce qu’il est que d’accuser les Shuars !

– Des contes de bonnes femmes. Ces sauvages l’ont tué et ensuite ils l’ont arrosé avec de la pisse de chat. Ou avec une de leurs saloperies de mixtures.

[…]

Une ocelote folle de douleur est plus dangereuse que vingt assassins réunis

Réfléchissez, excellence. Toutes ces années que vous avez passées ici, et vous n’avez rien appris ? Réfléchissez. Ce fils de pute de gringo a tué les petits et il a sûrement blessé le mâle. Regardez le ciel, vous verrez bien que les pluies arrivent. Maintenant représentez-vous la scène. La femelle a dû partir à la chasse pour se remplir la panse et pouvoir allaiter tranquillement pendant les premières semaines de pluie. Les petits n’étaient pas sevrés et le mâle est resté les garder. C’est comme ça, chez les bêtes, et c’est à ce moment que le gringo a dû les surprendre. Maintenant, la femelle rôde, folle de douleur. C’est l’homme qu’elle chasse. Elle n’a certainement pas eu de mal à suivre la piste du gringo. Elle n’avait qu’à flairer l’odeur de lait qui collait au malheureux. Elle a déjà tué un homme. Elle a senti et goûté le sang humain, et pour sa petite cervelle d’animal, tous les hommes sont les assassins de sa portée : pour elle, nous avons tous la même odeur.

[…]

…laissez-les filer et demandez-leur de prévenir les chercheurs qui campent sur la rive. Une ocelote folle de douleur est plus dangereuse que vingt assassins réunis.

Le vieil homme, s’il a une passion pour les romans d’amour, se lance dans l’enquête

Le vent se faisait toujours plus chaud et plus lourd. Poisseux, il collait à la peau et apportait de la forêt le silence qui précède la tempête. Les écluses du ciel étaient prêtes à s’ouvrir d’un moment à l’autre.

Antonio José Bolivar connait la forêt par cœur. Il en connait les codes. Qui mieux que lui pourra trouver l’ocelote, le moment venu ? Il a également une passion pour les romans d’amour bien tristes, avec des souffrances terribles et un happy end. Son ami dentiste le fournit en livres que lui conseille Josefina, une prostituée noire.

A dater de cette soirée, Josefina avait fait alterner ses devoirs de dame de compagnie et ses talents de critique littéraire. Tous les six mois, elle sélectionnait deux romans particulièrement riches en souffrances indicibles. Et, plus tard, Antonio José Bolivar Proaño les lisait dans la solitude de sa cabane, face au Nangaritza.

Un deuxième mort

C’était Napoléon Salinas, un chercheur d’or qui s’était fait soigner la veille par le dentiste. Sa pirogue dans laquelle il a trouvé refuge l’a transporté jusqu’à El Idilio. Une fois encore, Antonio José Bolivar décrypte ce qui s’est sans doute passé. Il prévient le maire que l’ocelot est sans doute du côté de la rive d’El Idilio. Puis il revient à la lecture de son roman d’amour.

Le roman commençait bien.

“Paul lui donna un baiser ardent pendant que le gondolier complice des aventures de son ami faisait semblant de regarder ailleurs et que la gondole, garnie de coussins moelleux, glissait paisiblement sur les canaux vénitiens.”

Il lut la phrase à voix haute et plusieurs fois.

– Qu’est-ce que ça peut bien être, des gondoles ?

Ça glissait sur des canaux. Il devait s’agir de barques ou de pirogues.

Il y a trop de choses que vous ne comprenez pas

Sa lecture de son roman d’amour est interrompue par le maire. Un groupe de gringos est revenu d’une expédition, affolés.

J’ai pas tout compris, parce qu’ils sont complètement hystériques et qu’ils causent tous les trois à la fois. Ils disent que les singes ont tué le colon et un des leurs. J’arrive pas à y croire.

[…]

Il y a trop de choses que vous ne comprenez pas. Moi, j’ai des années de jungle. Écoutez. Vous savez comment font les Shuars quand ils entrent sur le territoire des singes ? D’abord ils ôtent toutes leurs parures, ils ne portent rien qui puisse attirer leur curiosité et ils noircissent leur machette avec de la suie de palme brulée. Vous vous rendez compte : avec leurs appareils photos, leurs montres, leurs chaînes en argent, leurs boucles de ceinture, leurs couteaux, les gringos ont tout fait pour provoquer la curiosité des singes. Je connais la région et je connais leur comportement. Je peux vous dire que si vous oubliez un détail, si vous avez sur vous la moindre chose qui attire la curiosité d’un ouistiti et s’il descend pour vous le prendre, vous avez intérêt à le laisser faire. Si vous résistez, le ouistiti se met à hurler et en quelques secondes des centaines, de milliers de petits démons poilus et furieux vous dégringolent du ciel.

Le vieil homme accepte de quitter son roman d’amour. Il ramènera les restes à El Idilio.

La femelle ocelot n’a pas donné son dernier coup de griffes

Et voilà que la paix était de nouveau menacée par le maire qui l’obligeait à participer à son expédition et par des griffes acérées qui se cachaient quelque part dans les profondeurs de la forêt.

Le vieil homme arraché à son roman d’amour, et la femelle ocelote se comprennent, enracinés qu’ils sont dans l’esprit de la forêt. Le final du drame se joue entre eux-deux, seulement. Intelligence contre intelligence. Une intelligence raffinée, pour l’ocelote. Chacun devine la stratégie de l’autre.

Quelque chose lui disait que la bête n’était pas loin. Peut-être même qu’en ce moment précis elle était en train de les observer. En outre, depuis quelque temps, il se demandait pourquoi toutes ces victimes le laissaient indifférent. C’était probablement sa vie passée chez le Shuars qui lui faisait voir ces morts comme un acte de justice. Un acte sanglant, mais inéluctable, œil pour œil.

Ce fauve, le gringo lui avait assassiné ses petits et peut-être aussi son mâle.

Privée de ses petits, l’ocelote veut en finir avec la vie, le vieux l’a bien compris. Il sera l’outil qui donnera la mort. Avant d’en terminer, elle le conduit vers le mâle agonisant. À lui d’abréger ses souffrances.

Et après qu’il a dû la tuer, elle, Le vieux la caressa, oubliant la douleur de son pied blessé, et il pleura de honte, se sentant indigne, avili, et en aucun cas vainqueur dans cette bataille.

[…]

Antonio José Bolivar ôta son dentier, le rangea dans son mouchoir et sans cesser de maudire le gringo, responsable de la tragédie, le maire, les chercheurs d’or, tous ceux qui souillaient la virginité de son Amazonie, il coupa une grosse branche d’un coup de machette, s’y appuya, et prit la direction d’El Idilio, de sa cabane et de ses romans qui parlaient d’amour avec des mots si beaux que, parfois, ils lui faisaient oublier la barbarie des hommes.

 

 

 

 

 

 

 

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