Entendre ou refuser d’entendre, voir ou ne pas voir…

Pierre Gemme signe avec une ancienne élève de maternelle devenue lycéenne un livre poignant et délicat sur l'enfance maltraitée : « L'Instit et l'enfant ». Ou comment écrire aide à se sauver après que la question de comment se souvenir a réussi à émerger...

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« Nous entrâmes dans un bois où nul sentier n’était tracé. Ses feuilles n’étaient pas vertes, elles étaient sombres ; ses branches n’étaient pas droites, mais nouées et tordues ; il n’y avait pas de fruits, mais des épines empoisonnées », écrivait Dante dans sa Divine Comédie.

Le bois où Lhéa m’entrainait était empuanti par le vice et la folie.

Il était une fois… un instit et une enfant.

L’instit, dans cet essai/témoignage/roman, se prénomme Claude. L’enfant, c’est Lhéa B. Lhéa, avec un h, pour ne pas que mon père me retrouve sur les réseaux sociaux.

Ce livre a des allures de conte, avec des gentils, des moins gentils, des méchants, des très méchants... toute une palette de qualités humaines et de défauts humains. Le récit tourne parfois au roman noir quand il s’agit, pour l’instit devenu romancier, d’accepter de se souvenir d’une certaine réalité sociale que son métier lui a fait découvrir, celle de la vie dans ce qu’il appelle « une favela française ». Réalité qu’il a vue… refusé de voir…, qu’il a fuie pour se réfugier dans l’univers plus confortable de l’écriture…

Roman noir aussi que celui des débuts de la vie de Lhéa.

Une figure phare et flamboyante émerge du récit, alter ego du Petit Poucet, du Chaperon Rouge… C’est Lhéa.

Dans les premiers souvenirs de l’instit, elle a trois ans, une petite fille qui ne pleurait pas, ne riait pas, ne parlait pas, et semblait ne rien vouloir apprendre.

Quand l’instit retrouve l’enfant, ou plutôt, quand l’enfant retrouve son instit, quinze années se sont écoulées.

De Lhéa enfant, il ne reste plus que son visage.

Elle est à présent une élégante jeune fille, très grande et de carrure sportive. Elle se tient parfaitement droite. Rien à voir avec le petit moineau d’une extrême maigreur que j’avais eu dans ma classe, assis toujours sur une fesse en bout de banc, recroquevillé, les mains jointes entre les jambes, le regard fuyant. Où est le Giacometti que j’ai connu ?

[…]

Je sens que l’oiseau frêle est devenu un fougueux dragon. Par quel miracle ? Sa flamboyance rousse incendie la salle, attise les regards, alimente les rumeurs, contraste étonnant entre sa présence incontournable et la froideur de son regard.

Retour inattendu sur les débuts dans l’enseignement

L’instit a abandonné son métier, il est devenu écrivain.

Après plusieurs années de grande hésitation durant lesquelles le livre a erré de tablettes en iPhone, de liseuse en PDF téléchargeable, l’écrit est revenu à la maison et le bel ouvrage à la raison.

Le public retourne à ses premières amours papier, les ventes explosent, en jeunesse notamment. Les mots se vautrent à nouveau dans l’encre, et les feuilles crissent de bien-être entre les doigts impatients.

Lhéa qui resurgit de façon inattendue dans sa vie, le contraint à un retour sur ses débuts dans le métier d’enseignant et sur ses années passées dans l’Éducation nationale, lorsqu’il était instituteur, en classe de maternelle, dans un village dont on ne connaitra pas d’autre nom que celui de Le Village.

S’il est parfois critique – il serait malhonnête de nier que certains instits ne font que passer dans une école, et même dans leur métier. – l’ancien instit rappelle qu’on ne reste pas longtemps dans la profession si on n’aime pas les enfants, ni le partage, pas plus que la transmission, si l’on n’est pas profondément humain. Certes, l’Éducation nationale traînera certains collègues jusqu’à leur retraite sans savoir qu’en faire. Mais la grande majorité d’entre eux tient et croit encore à ce qu’elle fait, malgré une mer déchainée, à bord de rafiots prenant l’eau, sans capitaine la plupart du temps, sous les huées de la foule, bravant tempête et houle.

Un jour, alors qu’il se prépare à présenter ses romans à l’occasion d’un salon du livre, l’écrivain est rattrapé par son passé d’instit. Il reçoit un mail qu’il qualifie d’étrange.

Bonjour Claude,

Je me présente, je m’appelle Lhéa B. Je ne sais pas si vous vous souvenez de moi. Vous m’aviez en classe de petite section en 2002. Vous m’avez dédicacé plusieurs de vos livres avant de partir. Vous me répétiez souvent que je vous avais marqué, car je lançais les pièces de puzzle à travers la classe quand je n’y arrivais pas, et je gardais des escargots dans mes poches.

Aujourd’hui, j’ai 17 ans et je suis en terminale. J’ai relu vos ouvrages il y a peu de temps.

J’ai donc fait quelques recherches pour vous contacter, avec l’espoir que vous vous souviendrez de moi. Je passerai vous voir au salon du livre à Y., fin novembre. Cordialement. Lhéa B.

Chère Lhéa,

Bien sûr, je me souviens de toi ! Je me souviens aussi des escargots (encore qu’il me semble que c’était surtout une de tes sœurs qui a été dans ma classe quelques années après toi, Laura ou Xena, je ne sais plus laquelle des jumelles était fan d’escargots !) mais je ne me souviens pas que tu jetais des puzzles à travers la classe. Je te reverrai avec plaisir. À dimanche donc au salon du livre d’Y. Je t’embrasse. Claude.

La misère qui revient par vaguelettes lécher mon quotidien...

Ce simple échange de mails, et la rencontre entre l’enfant devenue une jeune fille et l’ex-instit, font sauter le couvercle de la boite aux souvenirs, autant pour l’un que pour l’autre. Lhéa cherche quelqu’un qui pourrait m’aider à raconter mon histoire. L’histoire de mon enfance et tout ce que j’ai vécu de terrible quand j’étais petite. L’exercice n’est pas sans risques.

Entendre ou refuser d’entendre. Voir ou ne pas voir…

L’instit, à l’issue de la première rencontre lors du salon du livre, panique.

une étrange angoisse étreint ma gorge. Un pressentiment, plutôt, de noyade imminente. Le passé remonte à la vitesse des grandes marées, me faisant suffoquer. […] Je viens de plonger dans le monde du silence. Les bruits de l’extérieur me parviennent comme feutrés par des dizaines de mètres cubes d’eau qui me recouvrent, envahissent mes tympans, pèsent sur ma poitrine. J’accuse mal tout d’abord ce saut brutal dans le temps.

[…]

Mais dans le cas de la famille de Lhéa s’ajoute une autre sensation : celle de la misère qui revient par vaguelettes lécher mon quotidien au moment où je m’y attendais le moins, ramenant des odeurs de vase, des cadavres de petits animaux morts, des visages d’enfants tristes échoués comme des jouets disloqués et délavés par les embruns. Une angoissante marine à la Turner nimbe soudain mon moral, couvrant l’horizon d’une brume opalescente.

[…]

La grippe a-t-elle fini par me rattraper ? Ou suis-je seulement atteint d’une vaste tristesse intérieure ? Une rechute fiévreuse dans l’enseignement.

Il imagine même qu’on lui tend un piège.

Un piège qui me renvoie au cœur de la partie la plus déprimante de mon ancien métier : le rapport complexe aux familles pauvres de plus en plus nombreuses dans notre société.

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Je sais que la misère pousse parfois aux pires extrémités. Au paroxysme de mes insomnies et de ma fatigue, je suspecte Lhéa et sa famille de reprendre contact avec moi pour me faire chanter… Pas moins. Mais me faire chanter pour quelle raison ? Qu’aurais-je commis dont je ne me souvienne pas ? Quelle serait la teneur de l’accusation qu’on envisagerait de me faire porter ?

[]

Et ce constat que l’instit fait, nouvelle façon de décliner au XXIe siècle le « Classes laborieuses, classes dangereuses » du XIXe siècle.

Je me ressaisis en me disant que, une fois de plus, je cède aux clichés « le pauvre est méchant », « le pauvre fait peur à la petite bourgeoisie dont je fais partie », « le pauvre est un prédateur qui en veut à mon honneur et à mon argent ». Je chasse tout cela de mon esprit et laisse l’évidence s’imposer. Lhéa m’appelle très clairement à l’aide.

Sur 24 élèves, 4 relèvent de ce que j’appelle la grande maltraitance...

Au fil du dialogue qui va s’installer entre l’instit et l’enfant, les souvenirs noirs vont affluer, souvenirs que l’instit avait relégués au fond de sa mémoire. Lhéa le contraint à un retour sur le passé. Il tente de réparer l’image qui s’était imposée à l’issue de cette première rencontre, celle d’une guerrière et d’un lâche.

Alors il accepte de laisser revenir à la surface tout ce qu’il a essayé d’oublier en quittant l’Éducation nationale.

[…]

Mais un jour, on me signale un enfant des trois ans « à problème ». Il était régulièrement « douché au sperme par son père ». Puis il y avait d’autre tortures aussi. Brûlures de cigarettes, traces de strangulation, touffes de cheveux arrachées. Tout cela m’est resté. Soyons clair, c’était déjà la misère d’un quart-monde français de souche, bien plus encore que celui de Français d’origine étrangère ou de celui de l’immigration simple.

[…]

Affecté dans une ZEP (Zone d’éducation prioritaire) en CE1, j’ai dans ma classe un enfant violé le week-end par ses deux grands frères placés en établissement spécialisé à la semaine ; une gamine douée en dessin (mais surtout en dessin de fillettes nues et écartelées), et se caressant toute la journée sous sa table ; un autre élève couvert de coups et quantité de mamans battues. Sur 24 élèves, 4 relèvent de ce que j’appelle la grande maltraitance.

[…]

Combien de fois ai-je été démuni, seul et sans autre soutien que celui de mes collègues, impuissant devant la détresse humaine ? Combien de fois ai-je ragé contre les psychologues, les services sociaux, les assistantes sociales souvent dépassés eux-mêmes, parfois même blasés, ne tenant pas les enseignants au courant des situations et des risques encourus sous couvert du secret professionnel. Sans parler de quelques-uns qui pratiquaient une trop grande indulgence vis-à-vis de parents négligents ou maltraitants. Et cette prudence souvent dévastatrice : ne pas accuser sans être sûr, et dans le doute s’abstenir. Sauf que la présomption d’innocence se marie mal avec l’urgence, car le corps et l’esprit d’un enfant ne peuvent pas endurer longtemps certaines souffrances.

Alors, que veut réparer Lhéa, qui l’appelle à son secours ? Et cette question, lancinante : Qu’est-ce qu’il n’a pas vu, ou qu’est-ce qu’il n’a pas voulu voir ?

[…]

Fort heureusement, tout n’est pas si sombre dans notre métier. Ce sont néanmoins des cas plus fréquents qu’on ne croit, tellement durs à gérer que, oui, l’odeur de Lhéa petite, l’aspect triste de Lhéa ne me sont pas apparus relever du signalement. À force de marcher sur des braises, mon pied corné ne réagissait plus qu’aux blessures profondes. Et le danger se situait là. Cette habituation à la misère et à l’insupportable, comme ces chirurgiens de l’extrême opérant sous les balles, et qui ont dû endurcir leur cœur pour avoir encore le courage de continuer leur métier et de ne pas craquer face à l’abject, l’injustice et la peur.

Sortir de l'enfer quotidien, entre un père violent et une mère dépassée...

L’ex-instit et l’enfant, avec l’aval de l’éditeur, vont mettre une méthode en place, afin de restituer au plus près de la vérité de chacun, l’histoire racontée dans ce livre. Des échanges de mails et quelques rencontres dans un café permettent à l’un et à l’autre de cheminer du noir, vers un peu plus de lumière.

Lhéa, pour certains faits, montre une franchise brute et sans apitoiement sur elle-même. On sent à quel point c’est vital pour elle de mettre en mots un passé de maltraitance, mais aussi le chemin parcouru pour sortir de son enfer quotidien, entre un père violent, une mère dépassée, et deux petites sœurs jumelles.

Depuis toute petite j’ai vu mon père une canette de bière à la main. Pour moi, c’était juste normal, je ne me posais même pas la question de savoir si c’était pareil ailleurs ou pas.

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Comme j’ai toujours entendu dire que « les femmes devaient rester derrière les fourneaux, j’ai fini par le croire. Pourtant, quand j’ai eu sept ou huit ans, j’ai découvert une passion. Elle m’est tombée dessus par hasard, en me rendant à une journée porte ouverte à la caserne du village. Ce fut pour moi la plus belle des révélations : sapeur-pompier.

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Le pire de mes souvenirs, c’est lorsque mon père forçait la chienne à grimper sur le comptoir puis voulait lui faire boire de l’alcool.

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Lhéa fait une liste de moments « bien » à l’école et celle des moments « mauvais ». Par exemple :

La psychologue scolaire que ma mère a demandé que je voie et qui m’a dit : « Mais tu sais, il y a des choses beaucoup plus graves dans la vie, des personnes qui souffrent beaucoup plus. »

L’infirmière qui ne m’a pas demandé pendant une visite médicale comment je m’étais fait des bleus.

Encore cette question de savoir ce que les adultes censés protéger les enfants acceptent ou refusent de voir, acceptent ou refusent d’entendre.

Dans la liste des moments « mauvais », à l’extérieur de l’école :

Il y avait plein de rats partout, la nuit, on les entendait. Le lendemain plein de choses étaient mordues et croquées, comme le pain, etc. []

la maison était insalubre, une horreur, ma mère m’avait fait ma chambre dans le grenier mais je n’avais pas de fenêtre, juste une porte.

L’ex instit s’effraie.

Ce que je craignais le plus depuis le début de ses confidences arrive à petits pas pervers. Le loup sort du bois, la meute devrais-je dire. Je les sens qui tournent autour de mon ancienne élève, d’elle et de ses sœurs, prédateurs à l’haleine chargée, prêts à profiter des jeunes proies affaiblies et mal protégées.

Malgré le long déroulé de sévices, dont des sévices sexuels dont elle a été la victime et qu’elle raconte avec infiniment de pudeur, comme pour ne pas effaroucher l’ex instit, Lhéa résiste et se bat. Avec courage et intelligence.

Lhéa, admirable Lhéa ! est une guerrière.

Ecrire ce livre, c’est comme sauver des vies.

[] … je me mets à maudire, en plus de la Terre entière, l’Éducation nationale, la maternelle et les contes ancestraux, allégories que seul Bettelheim a osé décrypter dans sa Psychologie des contes de fées. Loup, quenouille, chèvre de M. Seguin, quand donc aurons-nous la formation et les outils, nous, enseignants, pour mettre en garde, avec des mots clairs et pertinents, nos élèves contre des agressions à caractère sexuel dont un sur dix sont victimes, selon les chiffres avancés par certains enquêteurs.

Des gestes déplacés, est-ce que tu peux m’en dire plus ?

Le Petit Chaperon rouge Lhéa n’a pas été mangée toute crue par le loup.

Le Petit Poucet Lhéa a suivi les cailloux qu’elle avait semés sur sa route du futur. Elle est devenue pompier.

Avoir écrit ce livre avec votre aide remue en moi des sentiments contradictoires. J’ai l’impression d’être un volcan qui tantôt retient sa lave, tantôt la crache au ciel entier. Je me suis vraiment vidée de toute cette rancœur qui me brûlait de l’intérieur, et j’ai l’impression que maintenant je peux enfin passer à autre chose. Cela m’a libérée, et ôté un poids formidable.

[]

Finalement, écrire ce livre, ce n’est pas tellement éloigné de ce que je fais chez les pompiers. Sauver des vies.

 

 

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