Premier tome de Hasard et perception, une trilogie au titre suggérant l'essai ésotérique, Gabriel est le premier roman très réussi de Laure Subirana. Tenant en haleine le lecteur jusqu'à la dernière page, il raconte comment Sylvain Bourgeois, Jurassien parti faire des études de kiné à Lyon, découvre peu à peu qu'il est... un sorcier. Habitant la Petite montagne, entre Bresse et lac de Vouglans, c'est un homme des bois qui communique avec les arbres et les animaux sauvages. Télépathe, hypersensible aux ondes hertziennes et telluriques, il s'est vite orienté vers l'ostéopathie.
Sa condition lui fait vivre une existence impensable en ville. L'anecdote d'un séjour à la capitale montre son inadaptation à la vie urbaine : « Quand il trouva enfin l'indication, il lui fallut traverser le flot des passants, comme on traverse une rivière, en essayant de ne pas se faire emporter par le courant. S'il parvenait à prendre le RER sans se tromper de sens, il pourrait encore espérer être à l'heure pour son train. »
Il n'est pas non plus très doué pour la vie sociale ou familiale ordinaire. Mais il sauve la vie de sa fille à l'instinct, à revers des règles de base du secourisme car il a vu, su, senti que ce qu'il fallait faire ne relevait pas du savoir académique. « On est prêt à faire n'importe quoi pour sauver ses propres enfants », dit-il après coup dans une banale affirmation que Laure Subirana nous dit être la « phrase clé » du roman.
L'intime, le politique, le surnaturel...
L'initiation de Sylvain par une vieille guérisseuse, crainte et risée des villageois, lui avait donné les bases pour transformer ses prédispositions en acceptation de ses capacités : « – Et qu'est-ce que ça implique d'être... médium, ou sorcier, ou shaman... ? – Ça implique d'être très respectueux : de la Vie, du Monde, de soi et des autres. » Les épreuves et les circonstances de la vie font le reste. A son corps défendant, il devient auxiliaire d'une enquête de police judiciaire. Le roman, jusque là fantastique, devient polard.
Il prend une dimension plus profonde en articulant l'intime, le politique et même le surnaturel. Un projet – puisé au réel d'un permis existant – d'extraction d'hydrocarbures fournit l'ingrédient d'un thriller où la corruption fait bon ménage avec la volonté de puissance, voire la raison d'État. On sent la patte de la militante de la cause environnementale, mais on se laisse aisément embarquer dans l'univers d'une femme de lettres qui est assurément celui de la littérature.
Écrit dans une langue souple et fluide, fort en rebondissements et en émotions, Gabriel est une belle surprise. Les deux ouvrages qui doivent suivre, Michel et Lucifer, sont pour l'heure « en réflexion ». S'ils sont de la même veine que le premier, le tout mérite mieux que l'auto-édition !
« Regarde ces arbres. Chacun a son histoire, chacun a sa personnalité. »
Le chemin s'était fait sentier et descendait vers la combe. Il ralentit le pas, s'arrêta. Il ne savait pas pour quelle raison et cela n'avait guère d'importance, il partit à travers bois. Bientôt, des traces au sol lui laissèrent deviner la présence proche d'un site de blaireaux. Quelques dizaines de mètres plus loin, en effet, au pied d'une butte, il aperçut l'entrée caractéristique d'un terrier actif et relativement récent. Une belle découverte à garder secrète : il n'avait jamais vraiment compris pourquoi son père mettait les blaireaux dans la catégorie « nuisibles ».
Il repartit sans chercher à entrevoir un des locataires du lieu, pour qui il était l'heure de récupérer d'une nuit d'activité. Il ne retourna pas sur le chemin. Son rendez-vous n'était pas au village. De toute façon, c'était absurde de parler de rendez-vous. Il n'avait pris aucun rendez-vous avec qui que ce soit, si ce n'est avec lui-même (...) Il était bien. Il y avait longtemps que ce n'était pas arrivé.
Suzanne était immobile, debout, appuyé sur un long bâton. Elle scrutait le parterre de fleurs qui occupait le centre de la clairière où venait d'arriver Sylvain. Il eut un léger sourire, comme rassuré d'avoir suivi son pressentiment (...)
- Penses-tu que nos plantes sauvages puissent encore dévoiler des secrets sur leurs propriétés médicinales ?
- Quand on pose une question, c'est souvent qu'on en connaît déjà la réponse.
Suzanne le regarda, sourit, et se mit en marche. (...)
Sylvain avait l'impression de percevoir la présence de la chevrette et de son petit, là-bas, dans le taillis de charmes impénétrable, il sentait se poser sur lui le regard de la chouette chevêchette, blottie sous les épaisses branches d'un vieux conifère aux branches torturées, il comprenait la crainte du chat forestier qui les entendait passer à proximité de son gîte. (...)
Ils arrivèrent sur une parcelle oubliée des forestiers et des chasseurs depuis longtemps. Elle se trouvait sur un versant rocheux et très pentu, difficilement accessible. (...) Les arbres, tortueux et ébranchés, avaient dû lutter pour vivre.
Suzanne s'arrêta, sembla saluer les végétaux d'une attention pour chacun. Quand elle eut visuellement fait le tour de l'assemblée, elle parut se souvenir de la présence du jeune homme qui la suivait.
- Regarde ces arbres. Chacun a son histoire, chacun a sa personnalité. Ils n'ont pas choisi de naître là, mais sont bien obligés d'y vivre, ensemble. Parfois, ça se passe bien, parfois ils se disputent, ils boudent, puis se réconcilient.
Sylvain ne parvenait pas à comprendre si ce discours racontait une belle histoire surréaliste, s'il décrivait la situation qui était sous ses yeux de manière imagée ou si Suzanne pensait réellement ce qu'elle disait. Jusqu'à présent, sa guide n'avait pas parlé et c'était déjà difficile à comprendre, alors, avec des mots... le propos devenait inaudible. Elle poursuivit pourtant.
- Regarde-les, l'un après l'autre. Parle-leur. Demande-leur comment ils vont. Intéresse-toi à leurs sentiments.
- Dois-je leur serrer la main ?
Elle n'apprécia pas la plaisanterie.
(...) Il entama l'étude de l'arbre le plus proche d'eux. C'était un chêne, qui au cours de sa vie, avait dû perdre plus de branches qu'il n'en avait gardées. Un vieil édenté en somme, qui semblait l'observer d'un air goguenard et qui écrasait de son dernier bras valide, un pauvre érable maintes fois courbé par une neige trop lourde. Un peu plus loin, un charme prétentieux profitait de la faiblesse de ses voisins pour s'élancer vers le ciel, espérant donner à son espèce une revanche sur l'occupation des cimes. Sylvain se surpris à l'interpeller mentalement : « Tu fais le fier ici, mais quoi que tu fasses, tu ne seras jamais bon qu'à fournir du bois de chauffage ! » La réponse fut sans appel : la magie disparut. Les arbres n'étaient plus que des arbres, le vent du vent, les broussailles un amas inerte et hostile.
Suzanne brisa le silence :
- Tu as une curieuse façon de saluer les gens. Ce n'est pas comme ça qu'on se fait des amis ! Puis s'adressant aux arbres : Excusez-le, il est encore jeune. Ne lui en tenez pas rigueur, s'il passe à nouveau vous voir. En tout cas, merci de nous avoir supportés aujourd'hui.
Sur ce, l'air contrarié, elle se secoua comme pour se réveiller, réajusta son vieux gilet délavé et se remit en route. Il lui emboîta le pas, mécaniquement, un peu à distance.
Au fond de lui, Sylvain était en train de se dire qu'il avait suivi une mythomane et que lui-même était parfaitement ridicule d'accompagner cette vieille folle dans ses délires forestiers. Pour autant, il ne parvenait pas à comprendre les incroyables hasards qui jalonnaient les moments qu'ils passaient ensemble. Le simple fait qu'ils se soient retrouvés ainsi, par deux fois, tout naturellement, comme s'ils s'étaient donné rendez-vous. (...)