Le conflit Lip. Charles Piaget. Les moins de 50 ans sont rares à savoir de quoi, de qui, il est question. A Besançon, en 1973, démarra l'un des plus longs conflits sociaux de France. L'un des plus spectaculaires du fait de l'inventivité des salariés. L'un des plus emblématiques car, après trois décennies de conquêtes sociales, il inaugurait sans que les acteurs en aient bien conscience, une nouvelle époque : celle des luttes défensives, pour l'emploi et contre les démantèlements exigés par un nouveau venu, le capitalisme financier.
Un conflit spectaculaire ? Pensez donc : des messages de soutiens venus de 96 pays, des délégations du monde entier dont « des cheminots japonnais et des Indiens à plumes ! » Six mois d'occupation de l'usine de Besançon-Palente, puis, après que les ouvriers eurent discrètement déménagé des machines avant l'évacuation policière, le redémarrage d' « ateliers clandestins » illustrant l'adage répété en écho dans tout le pays : « on fabrique, on vend, on se paie ». Ils se payèrent ainsi sept mois durant, menèrent un combat de cinq ans qui débouchera sur la création de sept coopératives dont deux sont encore là...
Ne pas oublier un petit morceau d'histoire...
Un homme symbolisa et symbolise encore cet événement hors du commun, le synthétisa, Charles Piaget, 45 ans à l'époque, le double aujourd'hui. Inlassablement, il est depuis allé témoigner un peu partout dans le pays et au-delà, devant des assemblées nombreuses comme en petits comités, face à la caméra ou devant les micros des radios, dans des livres et des journaux. Cet homme qui cultive encore son potager est de toutes les manifestations de défense du monde du travail. On l'a vu défiler contre la loi travail et contre les ordonnances...
Samedi 22 septembre, il était à Montain, invité par l'association La Fruitière à idées qui lui avait demandé de parler de « la force du collectif », de raconter comment s'est construit ce collectif si particulier des salariés de Lip au point qu'ils tinrent tête des années durant. Sans savoir que c'est le titre d'un petit livre d'entretien qu'il avait accordé au Réseau citoyens résistants des Glières, paru en 2012... Mais en ayant clairement à l'esprit la nécessité de ne pas oublier un petit morceau d'histoire.
Devant une quarantaine de personnes, l'ancien mécanicien, qui fabriqua des outils de découpe des pièces d'horlogerie, se mit donc à raconter de menus épisodes qui marquèrent sa vie de militant. Il commence à poser le contexte de l'après-guerre où commença sa vie de jeune travailleur : « Le temps de travail était 25% plus important qu'avant guerre avec 25% de pouvoir d'achat en moins... En 1949, Fred Lip s'était débarrassé des délégués syndicaux issus de la Résistance... »
Un événement déclencheur de prise de conscience
Il est élu délégué du personnel en 1953, à l'insu de son plein gré, assure-t-il. Il avait accepté de figurer en dernière position sur la liste CFTC qui lui assurait de ne pas être élu. Mais les électeurs rayèrent suffisamment quelques noms pour qu'il le soit malgré tout. Charles Piaget ne connaissait que son atelier de mécanique car être pris ailleurs qu'à son poste de travail exposait à un licenciement. Son mandat lui fait découvrir l'usine et la relativité des situations : « on était privilégié à la mécanique parce que le métier nécessite l'échange. Ça a été pour moi un choc de découvrir le silence de l'atelier d'horlogerie, les OS, surtout des femmes, debout sous un brouillard d'huile 9 heures et demi par jour... »
Il décrit le « fatalisme » des ouvriers devant leur condition qu'il élargit au problème du mal logement, crucial à l'époque. Les 5% de syndiqués soulignent le sentiment d'incapacité d'agir qui plombe l'ambiance : « quand il y avait des grèves pour défendre les retraites, on n'était que 60 sur 1000... » Un événement est, pour Piaget, déclencheur d'une prise de conscience : « Fred Lip fait irruption dans une réunion de délégués et insulte une représentante CGT pendant plusieurs minutes pour un tract... Personne n'a rien dit. On avait un sentiment de honte, de lâcheté... »
C'est à partir de là, de l'analyse de cet épisode lamentable, que la décision est prise de « construire un collectif ». Cela durera vingt ans, de 1954 à 1973... « On décide d'avoir des correspondants dans chaque atelier, que chaque délégué aura un carnet où il notera tout ce que disent les salariés. On se forme à l'union locale. Les tracts, qui étaient jusque là rédigés par les unions locales, le sont par nous... »
Mai 68 : Fred Lip montrait qu'il était armé
L'étape suivante consiste à « vérifier si l'entreprise respecte la loi ». Les équipes syndicales enquêtent, découvrent que les heures supplémentaires ne sont pas, ou partiellement, rétribuées. Elles obtiennent un an de rattrapage : « ça a été un coup de tonnerre » et la démonstration qu'on « peut faire quelque chose ».
Le coup d'après consistera à « lever le secret des salaires » : un tract reproduira des bulletins en les anonymisant, et chacun pourra réaliser que les belles promesses selon lesquelles chacun est privilégié par rapport au voisin n'étaient que du vent : « ça a été un tollé, on a obtenu une grille des salaires. Sans clarté, pas de justice... »
A l'époque, et pour longtemps encore, les cadres se mêlaient peu aux ouvriers. Et lorsque la CGC sollicita la CFTC pour refuser le renvoi d'un directeur technique apprécié, ce fut donnant-donnant : la CGC dut accepter de s'opposer aux licenciements ouvriers. Parallèlement, les délégués CFTC, puis CFDT après la transformation de 1964, se voyaient un soir par semaine chez l'un ou l'autre pour « éviter de prendre des délégations » qui pesaient sur les équipes de travail.
En mai 1968, Fred Lip, avait montré qu'il était armé. Une assemblée générale fut organisée, « mais les gens ne parlaient pas car il y avait des mouchards. On a alors suspendu la réunion et demandé la création de petits groupes où les gens ont pu parler. Quand le patron a demandé qu'on signe un accord, on n'était que 200 à débrayer, c'était trop peu, alors on a refait une AG pour trouver la solution. Un gars, ce n'était pas moi, a proposé le serpentin... On a défilé ainsi dans l'usine, nous arrêtant dans chaque atelier, jusqu'à ce qu'on soit majoritaires. Comme les vacances étaient trois semaines plus tard, on a décidé qu'il fallait bloquer les expéditions. Il y a eu un affrontement physique avec la direction et les cadres, sans aucune violence... » Car il y peut y avoir un affrontement non violent ! Les deux camps se sont fait face, corps contre corps, et la masse ouvrière a poussé... En narrant l'épisode, Charles Piaget laisse brièvement paraître une émotion intacte.
« J'étais réticent pour aller au Larzac, je voulais tout contrôler, je me suis planté... »
Au début des années 1970, « Fred Lip voulut restructurer l'usine en supprimant les ateliers où étaient les délégués les plus actifs, mais il était hors la loi vis à vis du comité d'entreprise qu'il n'avait pas consulté dans les formes... On avait quand même des sifflets pour prévenir de l'arrivée des déménageurs... » Un peu plus tard, Ebauches SA qui est devenu majoritaire après avoir racheté des actions, « vire Fred Lip, propose le démantèlement total de l'usine, et mandate un cabinet pour qu'il trouve comment vaincre les forces syndicales... » La grande bataille de 1973 vient de commencer.
Elle se tient aussi, et c'est moins connu, entre les délégués des Lip et les organisations syndicales CFDT et CGT : « on leur a expliqué que la lutte appartenait aux salariés... Ailleurs, les délégués font le travail, représentent la nouvelle hiérarchie, syndicale... Nous disions que tout le monde est manuel ET intellectuel... Le débat, c'est plus qu'une addition, c'est une multiplication... »
Dans la petite salle, les questions fusent. « Pourquoi il y avait 100.000 personnes dans les rues de Besançon le 29 septembre 1973 et presque plus aujourd'hui ? », dit une dame. « L'endettement tient les gens, la majorité est dans la survie », dit un jeune homme. « Le crédit a été inventé par le capitalisme », répond Charles Piaget qu'un de ses auditeurs dit être « un saint homme ».
L'intéressé fait non de la tête en souriant... et s'explique : « j'étais le porte-parole du conflit. Mais j'ai été suspendu de cette fonction par mes camarades pendant trois semaines parce que j'avais dérapé devant un journaliste... Un leader, c'est la preuve d'un déficit démocratique... Lors d'une des 200 AG, un groupe avait proposé d'aller au Larzac, j'étais réticent, je voulais tout contrôler, mais je me suis planté... C'est l'AG qui régule... »